Deux jours auparavant.
- Monsieur Ambud, deuxième du nom ; Étalon de la Paix et Symbole Ultime de la Wolken ; Gagnant de la vingt-cinquième course Farouche ; du premier et du trente-quatrième Prix Plume de Diamant ; du cinquante-troisième et du soixantième Prix des Naseaux Brûlants ; du...
- Ça ira pour aujourd'hui, Loki. Désormais, expliques-moi la raison de ton impertinente présence.
Le dénommé Loki se tourna à l'endroit où tous les regards convergeaient à cet instant : une petite estrade ronde et marbrée qui dominait le quatorzième Nid d'or. Là-bas, Ambud, enserré dans un entrelacs complexe de tissus, de velours et de diamants, finissait son troisième bain quotidien. Il ne supportait ni une plume mal peigné, ni le plus dérisoire des maculés de boue. Dès que la moindre feuille vint trouver refuge dans son imposante crinière, tout de suite il réclamait qu'on vînt la lui retirer, après avoir moussé son crin dans les plus envoûtants parfums. Une fois ses soins achevés, il se faisait savonné et essoré dans les plus doux et rares nuages.
A cette heure, une énorme quantité de domestiques l'ensevelissait. L'une démêlait à larges coups de peigne sa crinière satinée ; une autre entreprenait de lui récurer les sabots ; une autre encore blottissait une bouillotte au creux de sa musculeuse poitrine. Toutes ces femmes, aussi charmantes les unes que les autres, rougissaient tellement elles désiraient à jamais parfaire leur tâche, tellement la rivalité se faisait vaste, et tellement leur concentration était grande. Elles n'avaient droit à aucun échec. Si jamais une perle de leur sueur effleurait le splendide pelage d'Ambud, elles signeraient immédiatement leur départ. Chaque jour, une demi-douzaine de domestiques étaient renvoyées. Ambud, impitoyable, n'excusait pas la moindre des erreurs.
Incommodé par la dentelle de son ombrelle, Loki n'eut l'impression de ne voir du pégase qu'une constellation de diamants alors qu'il poursuivait infatigablement courbettes et flatteries. Au fond de lui, il bouillonnait. Ambud semblait aussi indifférent au soin qu'on lui prodiguait qu'à son discours pompeux. La figure impassible, il retroussait ses gencives sur son impressionnante denture de cheval pour qu'une énième domestique les brossa.
Loki décida alors de passer directement aux faits :
- Quatre individus au sang Wolkenais souhaiteraient vous voir, monsieur. Ils disent vouloir vous transmettre un message urgent, et même si je les ais tenu de patienter en vue de la délicate terminaison de votre toilette, ils ne veulent rien entendre.
- Alors qu'ils n'entendent pas, mais qu'ils attendent, Loki, grommela Ambud, la langue ramollie par la mousse.
Loki s'inclina bien bas, ceci pour cacher son inspiration profonde et indiscrète.
- Bien, mons...
Un horrible fracas l'interrompit.
Solveig venait d'entrer.
Si sa présence n'était pas aussi malvenue, la mère s'harmoniserait parfaitement avec les extravagances des lieux. Les tentures pourpres qui voilaient le jour imprimaient même les mêmes motifs que sa resplendissante parure. En effet, à l'étroit entre la soie délicate de ses atours, elle évoquait une douce rose emperlée de rosée. La pipe coincée dans le sourire, le vernis de ses cils étincelant aux éclats des lustres et la coiffure plus somptueuse, plus ennuagée et plus admirable que jamais, elle s'était élancée dans la pièce d'un pas aussi doux qu'autoritaire.
Xia la suivait en faisant claquer ses bottes blanches sur le dallage, ombrelle repliée sous le bras ; venait ensuite un Ophel crispé dans son complet violet ; puis Varid fermait la marche, l’œil méfiant et la tignasse incendiaire.
Un long et lourd silence, long comme un serpent, lourd comme une lune, les accompagnèrent durant la totalité de leur trajet jusqu'à l'estrade d'Ambud. Ahuries par cette venue, les domestiques cessèrent un instant de s'atteler à leurs travaux pour les reluquer de haut en bas, puis inversement. La brûlure de ces regards si affûtés de curiosité aurait pu faire rougir la troupe si elle n'était pas aussi déterminée. Détermination. Tel était le mot que hurlait chacun de leurs mouvements souples, chacun de leurs coups d’œils circulaires.
S'il y aurait eu un raté, il n'aurait échappé à personne.
Ni à Loki dont le sourire tordu devenait peu à peu grimace ; ni à Ambud à qui cette intrusion semblait la plus outrageante des situations ; ni encore à cet intense silence, seulement rythmé par l'évanescente clameur des bottes et des jupons contre le sol.
Leur détermination n'avait toutefois rien à se reprocher.
Les quatre individus gravirent les quatre marches de l'estrade, les yeux rivés sur Ambud qui, d'un coup de dent, avait actionné un levier doré à sa droite. Ce levier appartenait à un mécanisme de chaufferie, qui projeta, par une série d'engrenages discrètement pendus au plafond, un rayon de soleil en plein sur le pégase. Ceci lui permettrait de sécher plus rapidement, il se sentait humilié d'être ainsi exhibé, le poil encore tout ébouriffé d'humidité.
- Qui êtes-vous ? Demanda-t-il férocement.
Ils lui répondirent avec une telle assurance et brusquerie qu'Ambud n'aurait pas paru plus choqué si ils lui auraient arraché le cœur de la poitrine :
- Varid, Solveig et Xia de Scintillam et Ophel de la Forêt de Jade, citoyens Wolkenais.
- Alors Vasolxia et Ophoade, je vous prierez, sans vouloir vous froisser, de quitter le plus vite possible le quatorzième Nid d'Or. J'ai d'autres formulaires plus urgents à remplir que des dédicaces pour le moment, alors si vous voulez bien m'excuser...
Xia réprima un hoquet de surprise. C'en était une façon de s'adresser à des hommes et des femmes du monde ! La jeune fille avait toujours éprouvé une certaine admiration, proche de l’idolâtrie, à l'égard du cheval ailé. Mais à présent qu'elle se trouvait à quelques mètres de lui, dans une salle dorée et au centre de l'attention, elle n'arrivait à ressentir pour lui qu'un infini dégoût. Comment une créature aussi resplendissante pouvait-t-elle se montrer si désagréable ? Comment ne pouvait-t-elle pas accorder un brin d'intérêt à leur laborieuse venue, ne se préoccupant plus que de l'éclat parfait de ses plumes ? Était-ce cela, ses formulaires plus urgents à remplir ?
Xia déglutit en se rendant compte que son dégoût incluait également le luxe de cette pièce toute en dorures, le dédain des domestiques dans leurs robes à la longueur précaire et le majordome et ses phrases sucrées.
Elle aurait vomi sur ce monde extravaguant, monde dans lequel elle avait baigné, nagé et mûri durant toute sa vie, réclamant bijoux toujours plus coûteux et toilettes toujours plus audacieuses. Elle en voulait même à ses parents, qui l'avaient si peu repris sur son tempérament capricieux.
Et maintenant, Annie n'était peut-être plus là. Morte. Ou s'accrochant désespéramment à la vie.
Xia ne put ravaler le regard satisfait qu'elle adressa à ses vêtements. Plus de breloques, pendeloques, perles ou fanfreluches ne venait les recouvrir. La robe qu'elle arborait actuellement semblait exactement sobre. Composée d'un dot en mousseline, rubans noirs tenant l'usage de corsage et coupée avec droiture au niveau du genou, elle était l'exemple même de la simplicité. Son tissu clair faisait pourtant ressortir aveuglément le teint orangé de la jeune fille, qui n'avait choisi d'alourdir son cou que par un collier en plumes de bergeronnette grise.
La jeune fille retourna finalement les yeux vers la splendide créature qui lui faisait face. Ses parents et Ophel l'observaient sans mot dire, et Ambud lui-même ne paraissait pas disposé à parler.
- Nous venons vous réclamer votre aide, déclara-t-elle alors, sans le moindre tremblement dans la voix.Vous vous souvenez d'Annie Blouney, n'est-ce pas ?
Le regard d'Ambud s'assombrit tout à fait. Il faisait un dangereux contraste avec le reste de son corps, d'une blancheur à couper le souffle. C'était des étoiles parmi les ténèbres d'une nuit.
- Naturellement que je me souviens d'elle. (Dans sa bouche, les mots prenaient une ampleur d'orage) Avec l'hippouranos Hauata, nous avons passé l'accord de protéger cette enfant prophétique. Alors si vous lui avez fait quoi que ce soit...
- Il ne s'agit pas de nous, assura aussitôt Ophel. Nous avons pour hypothèse que Schyama l'eût enlevé.
Et c'était en effet la seule hypothèse qui leur parut plausible, après maintes et maintes études de situation. Où Annie aurait-t-elle fui, dans un autre cas ? Et pourquoi ? Absorbée par ses réflexions, Xia se tripotait scrupuleusement le collier, les sourcils froncés à s'en rompre le front. Les événements échappaient à son contrôle. Elle ne savait même plus s'ils avaient bien fait d'entreprendre ce voyage à Aveklaire. Ils durent tant réfléchir, monnayé, planifié, sacrifié et apprendre avant d'enfin arrivé à destination... Et l'accueil glacé qu'Ambud leur eût réservé avait fini de l'effondrer tout à fait. Xia perdait espoir.
- Schyama.
Ambud avait articulé ces mots lentement, péniblement, comme au prix d'un énorme effort. Son regard d'obsidienne roula nonchalamment autour de lui, comme si le boudoir dans lequel il barbotait était d'un ennui désespérant. Xia nota cependant qu'il évitait avec soin de croiser leurs œillades. Ces airs monotones cachaient donc une faiblesse.
Puis soudain, il éclata de rire. Un rire lunaire et voyou, comme s'il ne venait d'essuyer qu'une simple rebuffade amoureuse. Comme si eux quatre, ils n'étaient que jouets, ordinaires distractions.
- Vous croyez vraiment que Schyama prendrait le temps de planifier un enlèvement, qui lui serait inutile par dessus le marché ? Si vous auriez plus profondément étudié la Prophétie, jamais vous n'auriez entendu parler d'un quelconque « enlèvement », signé Schyama, ou non. Avez-vous donc interrompus ma toilette pour causer idioties ? J'espère que non.
Solveig mordilla la corne de sa pipe avec hargne.
- Jamais nous n'avons prétendu cela. Nos arguments viennent à peine de commencer. D'un autre côté, nous ne demandons pas votre contentement dans cette quête ni votre accord avec nos suppositions, mais bien votre disposition. Vous êtes le pégase le plus rapide de tout le Monde des Nuages. C'est à la fois avec honneur, fascination et répulsion que je vous rencontre aujourd'hui, à croire que sous vos importantes couches de prétention, vous n'êtes plus rien. Plus même une pégase. Êtes-vous entièrement constitué d'orgueil, monsieur Ambud ? Où est-ce que sous tout votre joli vernis, vous cachez une sensibilité, une mécanique intarissable, comme nous tous ? Avez-vous un cœur ?
Ambud cilla.
Ce fut la seule chose que Xia discerna tout à fait avant qu'il ne se détourne soudain, répandant dans la pièce des jets et des jets de plumes blanches et magnifiques. Solveig écrasa l'embout de sa pipe avec ses dents, ravie de son impression. Varid, à qui ce comportement le laissait follement songeur, se rabiota la cime du nez. Ophel mit aussitôt sa moue sévère en suspension. Et Xia, elle, serra durement sa chaîne contre son cœur.
Or, par-dessus sa prière muette, en grimpant le long de sa gorge automnale, entre son menton frémissant et le nuage feuillu qui lui tenait usage de chevelure, ses yeux ne quittaient toujours pas Ambud.
Suite aux paroles de Solveig, le pégase s'en était fût de l'autre côté de l'estrade, alors que les domestiques s'écartaient respectueusement sur son passage. Son passage lourd. En effet, ses sabots ne coulaient pas, ni même claquaient, contre le dallage de marbre. Ils craquaient, s'essoufflaient au moindre geste, se multipliaient en échos contre les murs, les paravents, les tentures et le plafond en voûte. Ils dissipaient le silence assourdissant de la pièce sous une masse gluante, inconfortable, de crissements sépulcraux.
La montre à gousset de Varid claquait, pourtant. La pipe de Solveig fumait, aussi. Les souffles de Xia et Ophel s'avéraient saccadés, également.
Mais nul bruit ne pouvait couvrir celui des sabots d'Ambud contre le sol.
Il arrachait, harnachait, dépouillait toute la splendeur de la pièce. L'or fondait des parois. Les larmes jaillissaient des iris des servantes qui ne comprenaient rien à rien à tout cela. Ce furent cependant les quatre compagnons – Varid, Solveig, Xia et Ophel – qui ne comprirent rien à rien, quand soudainement, dans un bruit de velours qu'on déchirât, Ambud déclara :
- Loki ? Apporte-moi le suaphone. J'ai urgemment besoin de parler avec Hauata.
Alors, je reprends : chapitre très sympa avec de belles descriptions et un approfondissement du personnage d'Ambud qui est le bienvenu. J'avais quelques autres questions, mais c'est vraiment des questions tordues comme elles peuvent poper dans ma tête haha
Déjà, un pégase peut trouver des domestiques à forme humaine... bonnes ? Jsp haha, ça implique de drôles de relations interraciales quand même, mais pourquoi pas haha ou c'est moi qui me pose des questions cheloues
J'ai bien aimé le débarquage des Wolkenais sinon, ça faisait plaisir de les voir tous ensemble et aussi motivés
Jsuis aussi curieuse de savoir pourquoi Ambud s'est trouvé embarqué dans la prophétie ? À sa place, j'aurais été en mode : "débrouillez-vous, bye", je me demande ce qui le motive à s'impliquer au point de risquer sa peau là-dedans
Haha, je suis contente que tu aies eu le courage de recommencer ton commentaire : il m'apporte beaucoup ! Hum... Je n'ai plus vraiment de souvenirs de la manière dont j'avais mise en place ce chapitre. (notamment pour Ambud et son attirance pour les femmes d'apparence humaine. Je pense que s'il trouve ces domestiques fortement jolies, ce n'est guère pour les convoiter, mais simplement pour le plaisir de ses yeux. Je crois que c'était ce que je voulais dire. Après, je ne sais plus tellement comment j'ai formulé ça ; peut-être était-ce seulement une faute d'inattention... Merci de la précision !) Oui, Ambud a des raisons de se laisser ainsi embarqué par la prophétie, cette initiative est expliquée dans le deuxième tome ! (si je trouve le courage de l'écrire.)
A très vite, j'espère <3
Pluma.
Le caractère des personnages est bien marqué et respecté, on retrouve nos héros comme on les aime !
Tu as fait un remarquable travail ! Et j'ai passé de super moments à lire et à imaginer.
Je pense d'ailleurs que nous éclairer encore plus sur le fonctionnement du Monde nuageux serait très intéressant ! Jusque-là nous savons peu de choses sur comment sont dirigées les Cités (ou mea culpa, j'ai tout oublié - #la lecture sur écran XD) Qui sont leurs dirigeants, etc. La vie politique est peu développée, j'ai remarqué (ce n'est pas forcément un point négatif ^^). A part quelques explications sur Dame Nuage, nous n'avons pas d'indications sur les affaires qui régissent notre monde (Bourse, nouvelles lois, etc.)
D'ailleurs, je me posais une question : Quels sont les métiers de Solveig et son mari ? La formation magique oriente les élèves vers quels métiers en particulier ? Houlà, je digresse.
Breeeef.
Je reviens à ce qui se passe dans ce chapitre. J'ai beaucoup aimé les réactions de Solveig, sa fermeté qui finit par payer ! Et Ambud m'a bien fait rire avec son bain mousseux et ses exigences <3
La phrase de fin est géniale, on a juste envie de savoir la suite !
J'éclairerais le fonctionnement du Monde des Nuages avec grand plaisir, et pas seulement dès ce chapitre, dès l'arrivée d'Annie à mon avis. Je vais quand même essayer de rendre tout ça progressif ;)
Pour les lois, il n'y en a pas de nouvelles. Les politiciens qui siégeaient à la table de Dame Nuage ont pris la ferme décision de ne pas désigner de nouvelle reine. (en comptant qu'ils sont en monarchie, pour ne pas oublier. C'était donc à Schyama que revenait le pouvoir légitiment) Aurore était une reine trop "parfaite" pour pouvoir être remplacée pour eux et pour le peuple, c'est pourquoi ce sont toujours ses lois qui s'appliquent aujourd'hui. En revanche, comme défunte, ses lois ont beaucoup moins d'impact et deviennent de plus en plus transgressées : en gros, la politique vire au tortueux XD Il me semble avoir déjà expliquer cette forme des choses précédemment ? Mais si tu ne l'as pas saisi, c'est sans doute qu'il y a une épine quelque part... J'insisterai là-dessus de mon mieux ;)
D'ailleurs, pour la petite histoire, les régents s'amusent encore à passer des discours d'Aurore, un peu bancals toutefois car ils se contentent en fait de modifier et de mélanger ces anciennes prises de parole en public. De leur mieux, ils tentent de faire revivre la divine Dame Nuage, quelque qu'en soit le prix.
Varid, je l'ai déjà dit, est cartographe et calligraphe ; Solveig a perdu son travail en raison de son tempérament flamboyant x)
La formation magique oriente les élèves vers le métier de "magicien" tout simplement, ceux qui protègent les cités du regard humain. Il y a aussi d'autres métiers tels qu'enchanteur, dresseur d'animaux fantastiques, professeur dans les écoles de magie... etc. La plupart des familles suivent cependant des études magiques juste pour la culture générale, l'instruction. Voilà ;)
Merci infiniment pour ton com', Pru' <3
Ah, c'est bien que tu ais écrit ce chapitre, au moins, j'ai pas eu une impression de hasard par rapport au précédent :)
Ambud est vraiment détestable ^^
Je te suis encore, haha ! A bientôt !
Effectivement, si j'ai écrit ce chapitre, c'était pour atténuer cette impression de "hasard", pour clarifier la chose... Si cet entracte est un peu plus long que les précédents, j'espère quand même être parvenue à mon objectif !
A bientôt pour la suite <3
Pluma.