Les couloirs de l'Antre de Schyama ressemblaient plus à un infernal carrousel qu'à autre chose. Des passerelles mécaniques se ployaient et se déployaient de tout côtés, engloutissant le moindre espoir d'orientation dans le cœur des six aventuriers. Ils marchaient, leurs semblaient-t-ils, sur des interminables et gigantesques gouttières, et cela depuis près d'une heure. Bien que garnis de couleurs vives, aveuglantes, les allées d'acier étaient d'une étroitesse abominable. Ambud et Hauata peinaient même à déplier leurs ailes, tellement ils étaient assaillis de mosaïques de toutes parts. Il n'y avait que Kadambini pour se déplacer aisément entre les avenues, ce fût pourquoi on la plaça en tête du groupe.
Cette décision fut en revanche bien vite regrettée, car si Kadambini semblait aussi frêle que minuscule, elle était également boiteuse et incroyablement bavarde.
Alors que la réussite de leur trajet dépendait sûrement de leurs vies, la gremline causait de son neveu, être auquel elle tenait le plus au monde. Elle racontait intarissablement chacun de ses exploits, venant parfois à les compter sur ses doigts, et l'admiration au creux du regard. Il avait réussi à s'enfuir du domaine de ses maîtres, et rien que pour cette raison, elle l'idolâtrait.
Pendant que ses propos devenaient tumultueux de passion, les autres poussaient des gémissements de girouette quand le vent a trop dormi. La taille de l'Antre était écrasante, non seulement en hauteur, mais aussi en largueur. Tout les ponts et balcons qu'ils durent maladroitement enjamber leur paraissait aussi humides qu'un cauchemar au goût salé.
Le pire, c'était qu’innombrables les fois où ils durent rebrousser chemin. Dès qu'ils empruntaient une impasse, un escalier trop raide, un couloir trop fin ou une passerelle trop escarpée, ils devaient impérativement faire demi-tour.
Quand l'écho d'un pas étranger parvenait également à leurs oreilles, ils se débrouillaient aussitôt pour se fondre, s'absorber le mieux possible dans la pénombre d'un angle de mur. La sueur dégoulinait avec abondance de leurs fronts alors qu'un chariot déambulait au détour d'un corridor. Inutile donc de préciser à quel point la lenteur de leur progression était méprisable.
Même si près du but, ils ne voyaient pas de bout à leur quête.
- Jamais nous aurions dû entreprendre ce désastreux périple, se plaignait perpétuellement Ambud. Il me semble à chaque instant être un peu plus proche du précipice...
… Et ses interventions superflues se faisaient toujours interrompre par un « chut ! » sonore et désespéré. Annie se demandait bien comment elle avait réussi, des semaines auparavant, à ressentir l'ébauche d'une affection à l'égard de ce pégase. Ambud était plus épuisant à satisfaire encore que Solveig, et c'était pour dire combien, à l'époque, Annie avait souffert de ses caprices. Des larmes de rage et d'impuissance baignaient ses yeux, chaque pulsations de son cœur se disait plus chaotique que la précédente.
Proche du but ? Vraiment ?
Annie n'y croyait plus.
La jeune fille cligna de ses yeux tout bouffis de fatigue et de larmes, interdite, puis reprit douloureusement sa route, le dos voûté, les épaules écrasées sous le poids d'un individu invisible. Elle avait le terrible pressentiment que tout cela allait mal se terminer. Elle avait passé tant de semaines à fouiller et retourner vainement les livres de la bibliothèque de l’École, sans jamais trouvé le moindre indice sur la nouvelle ressource... Le papier corné des manuscrits s'en souvenait. La seule chose dont elle était certaine, c'était que cette ressource avait un lien avec le sang. Chose aussi primordiale qu'inutile.
La jeune fille poussa un soupir tel que ses lourdes mèches s'envolèrent, que sa gorge frémit. Solveig avait déclaré que l'unique moyen de vaincre Schyama, c'était de l'effrayer : l'effrayer en lui divulguant toute sa connaissance sur cette nouvelle ressource qui lui fut si bénéfique. Or Annie n'en connaissait rien.
Elle espérait donc, bien qu'elle fut presque certaine que ses prières désespérées demeureront sans réponse, qu'ils ne croiseront pas Schyama dans leur progression jusqu'au Miroir.
Annie grinça des dents. Comment échapper à la Princesse dans son propre domaine ? Ce devait être elle qui maîtrisait la mobilité des escaliers et des ascenseurs, à moins que l'Antre possédât elle-aussi une âme singulière à elle-même. Plongée dans ses réflexions, nageant de suppositions à suppositions, Annie oublia progressivement de goûter aux éloges de Kadambini à son neveu. L'air se remplit soudain d'un calme surhumain, agréable et pourtant particulièrement horripilant. Le silence des pensées. Des pensées si fortes, si intenses, qu'elles s'imprimaient au-delà encore des paupières de Annie.
L'humaine grignota une boucle qui eut le malheur de rouler sur son front. Des bobines de questions, d'émotions, déroulaient leurs effroyables fils dans son esprit.
Et si tout cela demeurait sans issue, finalement ? Et si Schyama détenait le Miroir des Univers dans un autre lieu, plus sécurisé encore que celui-ci ? Et si le Miroir n'existait pas, tout simplement ? La jeune fille se sentait accablée. D'un accablement tel qu'elle n'eût jamais ressenti auparavant. Son goût à la fois lourd et laiteux, si dur qu'on en viendrait à s'en casser les dents si on essayait de le croquer, vint fleurir sur sa langue. Amer, calleux, acide et draconien. Terriblement défraîchi.
De ses yeux humides, Annie cherchait obstinément un dégorgeoir à leur délicate situation. Pourquoi ne trouvaient-t-ils plus aucune porte, alors qu'ils bondissaient de passerelles en passerelles depuis tout à l'heure ? Seraient-t-ils tombés dans un piège ?
Les questions se multipliaient et se densifiaient de minutes en minutes, sans jamais dégoter de réponses auxquelles s'allier.
- Cette demeure est-t-elle entièrement constituée d'ascenseurs, que diantre ? Moi qui croyait que cette fois-ci, nous nous situions dans une véritable antichambre...
Ambud avait effectivement raison : cet ascenseur semblait si vaste et si meublé que jamais nous aurons pu douter de sa mobilité. Il semblait même extraordinaire qu'il puisse encore se déplacer. D'énormes fauteuils tout de dentelles recouverts enlaçaient une petite table aux napperons brodés, de vastes tapis ensevelissaient le sol sous leurs cotons rebondis, et aux quatre recoins de la pièce, frappées de tentures des plus délicates, de luxueuses fenêtres débouchaient sur les divers jardins de la Cité Noire. Pendu au plafond, un reposoir de gâteaux leur ouvrait même les bras, mais tout les « convives » s'étaient au plus éloignés des sucreries.
Ce fut pourquoi, lorsque l'ascenseur démarra dans un formidable tintinnabulement de porcelaine, toute la troupe sursauta. Même Annie à qui la bulle de pensées éclata.
Elle ne demandait pas mieux.
Rien qu'à imaginer Schyama planifier la venue de ses sauveurs lui perforait les pires frissons dans le dos. Ses iris, son sourire, ses fossettes, sa pâleur, sa beauté... Les différentes images de la Princesse des Ténèbres tournaient, pirouettaient dans son esprit, touillaient une soupe infect de souvenirs monstrueux et de gouttelettes de sueur.
Tandis que l'ascenseur baillait indiscrètement, Annie rebondit un œil distrait sur le paysage changeant, dehors. Aucune étoile n’imprimait le velours noir de la nuit. Elle se détourna.
Un parfum.
Annie ne s'y trompa pas une seconde. Le lacet de sa respiration se coupa instantanément. Ses yeux s'emperlèrent. Le nuage de sa chevelure lui revint dans le visage comme un obscur présage. Annie aurait bien voulu hurler de rage, la bouche pleine de cheveux.
Ils avaient dû sacrifier tant de temps et user tellement de stratégies... Pour néant. Son cœur lui gravit la gorge, ses battements tonitruants lui fendirent le crâne. Elle pleura. Elle suffoqua. On se précipita autour d'elle. On la rétablit sur ses jambes. Ce geste lui dénoua la langue toute engluée d'émotion :
- C'est un... c'est un piège !
Schyama les attendait au terminus. Son parfum... Annie le reconnaîtrait entre mille.
*
- Salutations, la compagnie ! Ce que vous êtes venus nombreux, c'est fou de se sentir si aimé !
Son sourire lui enluminait tout le visage, plissait, sucrait, fleurissait chacun de ses traits. Il découvrait également ses dents, ses si belles dents, superbement éclatantes de blancheur. Il n'y avait nul doute : c'était une magnifique femme.
Avec sa robe en taffetas pourpre et rubans sombres, le nuage orageux qui nimbait l'extrême lactescence de son teint et le regard plein de douce flamboyance qu'elle posait autour d'elle, Schyama resplendissait.
En vérité, jamais Annie n'avait le souvenir de l'avoir vu si heureuse. C'était la toute première fois qu'un sourire lui grimpait aussi sincèrement jusqu'aux oreilles, sans que le relief de ses lèvres ne tressautât. Elle avait également coiffé son interminable crinière, chose rare, y fixant tresses, rubis et autres enjolivures de ce style.
Par ailleurs, c'était ses yeux qui suscitaient particulièrement le raisonnement.
Ils semblaient doux. Sans énergie, sans brillance, sans vivacité, comme à l'accoutumée.
Mais leur douceur, elle, restait redoutable.
- C'est fou, c'est sûr... reprit la Princesse des Ténèbres en élançant ses doigts tièdes devant elle. En revanche, je suis chagrinée de vous voir aussi mal en point, de ne vous entendre formuler nul mot. Mes chers amis, après tant de temps, n'avez-vous donc rien à me dire ?
Le silence avait jailli comme de l'eau. Annie sentait la main de Xia lui broyer le bras. Elle n'eut pourtant cure de grimacer, et scruta Schyama de toute sa concentration, espérant déceler dans son regard rouge une particule de faiblesse au moins. Elle revint bredouille.
Et Schyama continuait de sourire.
- Votre calme souverain me met sacrément dans l'embarras. Qu'ai-je donc fait pour mériter un accueil aussi hivernal ?
Elle parlait avec de larges mouvements de bras, souples et calculés. Avec une telle animation que la troupe s'était mise à avancer à reculons, jusqu'à sentir, contre leurs dos frissonnants, la fraîcheur des parois de l'ascenseur.
Les yeux carminés de la princesse poursuivaient leur recul sans un mot, sans la moindre émotion pour transparaître à travers ses iris flamboyantes. Derrière son sourire, la troupe entendait son rire muet et cristallin leur fendre les oreilles.
Après réflexion, Annie aurait peut-être préféré que sa pire adversaire eut une voix grave et rocailleuse, comme trop longtemps laissée dans le froid, que ce timbre riche, profond et mélodieux de femme ayant déjà goûté aux meilleures saveurs de la vie.
- J'en rougirais, mes amis, rembucha la concernée de son accent angélique. Qu'impriment donc mes mains immaculées de si cruel ? Mon visage, de si renversant ?
- Oh, beaucoup de choses.
Annie souffla dans ses mains. Les langues se déliaient enfin, mais elle n'était pas sûre que se fût-ce pour la bonne cause.
- Vous êtes une meurtrière qui a versé du sang innocent, énuméra Ophel sur ses doigts. Une diffamatrice qui manipule l'opinion publique ; une hypnotiseuse qui use de ses capacités pour acquérir de nouveaux sujets ; une assoiffée de pouvoir qui ne demande qu'à grimper sur le trône Nuageux et avec ça, non contente d'avoir perverti une multitude de créatures en les induisant à la mutation, vous avez également organiser des enlèvements tout proprement scandaleux. Celui d'Annie, par exemple.
Le nez de Schyama saillit à la fin de ces paroles, comme s'il était lui-même victime d'un préjudice. Le sourire de la Princesse, de son côté, se froissa imperceptiblement avant de se déplier à nouveau, dans un papier lisse et parfaitement soigné. Sans faute gestuelle.
Mais Annie n'avait pas perdu une miette du voile qui passât devant les yeux de Schyama. Elle imprima instantanément cette image dans sa tête.
- Rien ne vous dit que j'ai « tué » qui que ce soit. En réalité, aucun sang ne souille mes mains, contrairement aux propos que tenaient vos grands-mères pour vous effrayer.
Cette contestation fut accueillie d'un ricanement général, mais vite refoulé. Schyama, le sourire maintenant sévère, s'approcha davantage d'eux, sa traîne de dentelle pourpre roulant derrière elle, jusqu'à ce que sa main atteint l'épaule d'Ophel. Ce dernier se mordit férocement les lèvres, comme pour retenir un cri de rage... ou de terreur.
- Le fils du célèbre Orion de Ungu. C'est fâcheux d'avoir devant soi quelqu'un pensant sans doute que j'ai tué ses parents. Très fâcheux, même. Tu veux ma mort, n'est-ce pas, Ophelik ?
- Plus que tout.
Annie ne suivait plus rien au fil de cette conversation. En revanche, il lui semblait que, dans les cheveux de Schyama, le sertissage de rubis s'était lentement écarquillé, comme une multitude de yeux ensanglantés. Ceux de Schyama exprimaient un profond regret.
- La confusion mène à la haine, plus encore que la lucidité, soupira-t-elle. Je n'ai pas la moindre mort sur la conscience, je le répète car cette vérité me tient tout particulièrement à cœur. Je ne manipule pas l'opinion publique, je calcule seulement mon coup pour qu'elle coïncide avec mes desseins. Hypnotiseuse ? Allons ! Cessez d'extrapoler, s'il vous plaît ! C'est parfois en quelques flatteries bien tournées que je parviens à soustraire de nouveaux être à ma monarchie. Ce monde est tellement amoureux de l'apparence, de l'artificiel et de l'hypocrisie... Est-ce vraiment de ma faute, si cette population se couvre d'un manque démesuré de mésintelligence ? Qu'obtiendrez-vous en rejetant l'idiotie et les méfaits du monde sur mes épaules, je ne suis pas responsable de toutes les erreurs, non plus ! Quant à votre idée d' « assoiffée de pouvoir »...
Schyama secoua son gracieux visage d'un air profondément désolé.
- Je veux le trône Nuageux, c'est vrai, mais cela car cet acte coïnciderait avec la justice. Au temps d'Aurore, nous vivions en monarchie. J'aimais ma mère comme personne d’autre, me mettant secrètement le défi de tenir lieu d'une reine meilleure qu'elle encore, l'heure venue. Puis un jour, elle mourut. Cependant, pour une raison qui m'a longtemps échappé, personne ne se souciait de mon prochain couronnement. J'étais pourtant l'héritière légitime, descendant directement de Dame Nuage, comme nous l'aimions l'appeler. C'est alors que je compris qu'on m'accuser de meurtre...
Annie sourcilla, absolument récalcitrante à l'idée que Schyama s'ouvrait ainsi à eux. Cela leur permettrait toutefois de dénouer de nombreuses énigmes. Mais elle doutait que la Princesse Déchue racontât la vérité, où qu'elle se servît de celle-ci pour les amadouer.
Elle frissonnait d'horreur à la seule perspective d'imaginer ce qu'elle pourrait faire subir à Ambud, Ophel, Xia, Hauata et Kadambini après ses petits discours émouvants. Quant à elle... Elle retournerait se morfondre dans sa chambre-ascenseur jusqu'à ce que la Wolken en soit complètement détruite. L'unique satisfaction qu'elle tirait, actuellement, était que Solveig et Varid n'avaient pas été attiré dans cette aventure, tout comme Poséidon ou même Pollux.
Pollux...
Quel était donc ce lien qui le liait à Schyama ? Annie ouvrit la bouche, puis se ravisa. Elle n'était pas sûre de pouvoir déclamer cette question sans que sa voix ne fléchît, ni de supporter la réponse de Schyama alors que son regard étincellerait de malice. Elle se tut donc.
- Quand des soldats vinrent m'arracher de mon propre royaume, formula la princesse avec un sourire pour rien au monde ironique, présentement. Je me débattais avec rage, griffant mordant, la moindre parcelle de peau qu'entrevoyaient mes yeux. Je ne voulais pas non plus faire trop de mal à ces deux gardiens, Iravat et Paylod, car c'était avec eux que, petite, j'entreprenais les plus folles Chasses à Cumulus du monde. Mais eux voulaient vraiment ma mort. Je fus donc obligée d'user de mes pouvoirs pour m'arracher de leur emprise, jusqu'à ce qu'ils plongent dans un long sommeil sans rêve et sans trêve jusqu'à mon contentement.
- Et de toutes ses bêtises, quel est donc le rapport avec mes parents ? Rugit soudain Ophel.
Depuis que Schyama eût prise la parole, il fixait sa main, éternellement posée sur son épaule, avec l'envie transparente de la mordre à travers son œillade venimeuse.
- J'y viens, j'y viens... Ce que je voulais entendre par là, Ophelik de Ungu, c'est que tout les meurtres auxquels je suis soi-disant « responsable », ont en fait été réalisé par une autre main. Ou deux autres mains, je devrais dire. Hélas, c'est deux personnes-ci sont bien trop puissantes pour moi. Et avec mon extravagante réputation...
Schyama eut un geste de la main qui en disait long sur son impuissance. Mais Annie, elle, à moitié cachée dans le plumage de Hauata, était sidérée. Finalement, ce monologue prenait un tournant inattendu. Schyama, victimisée ? C'était de la pure plaisanterie. Combien de fois l'avait-t-elle vu attiser son immense magie sur elle, jouant avec sa maladresse, riant dessus, à son bon commandement ? Et l'assurance qu'avalait ses lèvres, qu'exprimait ces gestes, qu'accentuait son sourire et piétinait les cœurs...
Schyama mentait. Impérativement.
Et Ophel, dont le regard luisait de répulsion, dont les épaules tressautaient d'émotion, et dont les dents se heurtaient de rage devait lui aussi penser la même chose. Derrière ses irrégulières mèches violettes, il bouillonnait. A cet instant, il était comme du lait laissé sur le feu, sans surveillance. Bientôt, il déborderait.
- Qui sont ces personnes, alors ? Dites-le nous, si leur malveillance vous assaille depuis si longtemps ? Nous nous ferons un plaisir de les massacrer... juste après vous. Et si leur vengeance s'avère si aigre, c'est que vous avez forcément fait quelque chose de terrible en retour... (Il ricana :) D'ailleurs, je vous trouve bien imprudente à vous confier ainsi à nous. Quel est donc votre motif, pour cracher tout vos secrets sur les premiers écoutants venus ? Vous qui êtes si méfiante, à l'accoutumée... Cette nuance de votre comportement me titille assez.
Schyama blêmit, si cela était encore possible. Un sourcil se haussa, une narine frémit, une commissure se tordit, puis plus rien.
Annie scruta, atterrée, ce qu'il restait de cette sorcière si redoutée.
Elle qui autrefois se disait magnifique et majestueuse, pourvue de toutes les grâces et délicatesses, secrètement enviée de toutes les femmes au profit de cette raison... ressemblait désormais à une petite fille qui eut grandie trop vite, derrière ses épaisseurs de soie et de dentelle, épaisseurs qui pendaient, trop larges, trop filandreuses, autour de son corps spectral. Schyama, penaude, évoquait maintenant une adolescente mal déguisée, et prise la main dans le sac. Annie se sentait même plus avantageuse qu'elle avec sa chemisette rapiécée, et c'était pour dire combien il était compliqué d'être plus fêlé.
- Je n'aime guère mentir.
Annie sursauta, ainsi que tout ses compagnons, et même l'ascenseur. Un tasse de porcelaine se brisa au sol.
Si Schyama avait dorénavant tout perdu de sa splendeur, elle n'avait toutefois rien oublié de ces accents puissants et mélodieux. Amers, ils juraient follement avec le reste de son corps, piteuse carcasse de chair et de tissus pourpres.
- Mentir, c'est cacher une vérité, récita Schyama, en repoussant enfin ses doigts de l'épaule d'Ophel (il en parut plutôt soulagé). Je ne mens donc qu'en extrême nécessité. Depuis tout à l'heure, je ne vous aies déclaré que vérité. Et si j'ai porté chacune de ces informations sans aucun filtre, c'est car j'aime malmener les gens dans leurs réflexions. Au fond, tu as raison, Ophelik de Ungu, je suis une manipulatrice. Mais seulement cela.
De là où elle était, Annie avait une vue imprenable sur le nez de Schyama, penché sur Ophel comme en attente d'une réponse. Qui ne vint pas. Le nez soupira alors et reprit :
- Comme l'ai-je dit tout à l'heure, j'aime m'amuser avec la bêtise des gens. Aujourd'hui, la Wolken n'est peuplée que par des malotrus, des pompeux, des extravagants, qui ne songent qu'à leurs poudrages à nez, qu'à leur cirage à moustaches. L'apparence est hélas devenue plus primordiale que tout au monde. Leurs esprits est donc tellement englué d'idioties que je m'amuse à jouer avec leurs maigres connaissances, allant parfois jusqu'à agiter les réponses sous leurs nez flétris. Et même ainsi, ils ne voient pas. Ils sont aveugles.
Éternellement ligotées dans son sourire flasque, les lèvres de Schyama se tortillaient comme une anguille, aggravant le trou entre elles, débouchant largement sur une bouche aux contours rougeâtres et sertis de dents de perles.
Annie comprit alors.
Si la Princesse Déchue semblait aussi faible soudain, c'était parce que les dires d'Ophel avaient réussi à la déstabiliser. En l'espace de quelques instants, elle avait perdu plus d'un tiers de son assurance.
Annie décida alors qu'il était tant d'agir.
Elle fit un pas dans le boudoir, qui bondit en écho jusqu'au plafond scabreux. Elle inspira profondément, assez pour que son ventre prit la forme d'un baudruche en vérité, et débita :
- Schyama.
Ce seul mot, ces trois syllabes lui avaient déjà coûté une bonne partie de son souffle. La jeune fille n'aimait décidément pas prendre la parole en public, sentir tous ces regards brûlants de curiosité se retourner au son de sa voix avait l'affreux don de la rendre nerveuse. Pour faire diversion, elle rangea soigneusement une mèche derrière son oreille et continua :
- Je vous crois, Schyama, car cette vérité se lit dans vos yeux. En revanche, j'ai mon grain de sel à ajouter à celui de mes compagnons. Vous dites vous être fait victimisé, avoir été le fruit d'une injustice. Vous reniez tout acte criminel.Vous assumez tout acte manipulateur. Vous dites vous amuser avec la bêtise des gens. Mais alors, pourquoi endosser le rôle de « méchant » qu'on vous a été collé sur la peau ? Pourquoi jouer ce personnage avec autant de fidélité ?
Tandis qu'elle parlait, ses joues bouillonnaient, son front ruisselait d'une sueur cuisante. Annie sentait autour d'elle, les bouches et les yeux s'arrondir de surprise, comme ceux des enfants s'arrondissent d'émerveillement à l'entente d'une histoire.
- Si vous n'aviez pas suivi docilement les desseins de cette manipulation, vous ne seriez pas là, vous prélassant dans une Antre grandiose de luxes et autres mécanismes inoubliables. Vous auriez fui loin de tout cela. Si votre placidité aurait eu moins d'importance, vous ne vous saurez pas mise à manipuler vos inférieurs comme deux de vos supérieurs vous ont manipulés, vous. C'était une sorte de vengeance, cette cruauté gratuite, n'est-ce pas, Schyama ? Alors maintenant, au lieu de cracher votre désespoir sur des innocents, liquéfiez-le sur les responsables de tout cela.
« N'en avez-vous pas marre de martyriser tout le pays ? Petite, vous rêviez, avez-vous dit, d'être la meilleure reine au monde. Croyez-vous que c'est ainsi que votre rêve deviendra réalité ? »
Ce dernier mot fut noyé dans une clameur aussi assourdissante qu'aveuglante. Une soudaine douleur, plus puissante encore que toutes celles qu'elle avait déjà traversé, explosait en Annie. Elle se jeta à terre, ayant l'horrible impression qu'on lui crevait un à un les poumons. Elle manquait d'air. Son cœur battait comme deux. Ses cheveux sombres s'étant déversés sur son visage, Annie ne voyait presque rien de la scène qui se jouait devant elle. Elle entendait de nouveaux cris, toutefois. De véritables geignements, aussi fracassants qu'une tombée de bibelots en pleine nuit. Et une lumière rouge.
- Imbéciles !
Un énième cri s'évada de sa gorge en feu. Schyama l'avait empoigné par les cheveux, sans se soucier de la douleur insupportable qu'elle lui occasionnait. Annie se déroba d'une nouvelle goulée d'oxygène. Son sifflement épouvanté resta par conséquent coincé dans son gosier.
- Imbéciles ! Reprit Schyama, les pupilles plus sanglantes que jamais. J'aurai dû me douter que vous étiez le genre de marmot à vouloir à tout prix triompher le bien du mal. Si telle est votre devise, ne vous ai-je pas déjà dit que vous vous trompiez d'adversaires ? Disparaissez hors de ma vie, ignobles combattants, et je disparaîtrais de la vôtre !
Annie éprouva alors une sensation terrible au niveau de la nuque. Les doigts glacés de Schyama lui grimpaient lentement sur l'échine, jusqu'à ce que, d'une prise à la force écrasante, elle coupa court à toute respiration.
- Toujours est-il que, en raison de la violence de vos paroles, vous avez une dette envers moi. Car oui, dans mon aimable générosité, je vais vous offrir un cadeau.
Derrière le voile qui embuait lourdement ses yeux, derrière l'agitation et les bruits de sabots qui lui démolissaient les tympans, Annie vit une moue désobligeante imbriquer les lèvres de Schyama. Elle ignorait ce qu'il pouvait lui traverser l'esprit, en cet instant même : ses doigts lui pénétraient la chair du cou.
- Il n'est jamais très intelligent de s'endetter auprès de la Princesse la plus redoutée du Monde des Nuages, chers amis. Votre bêtise aussi fait peine à voir, vous savez. En revanche, je vais tenir ma promesse.
- Et en quoi consiste-t-elle ? Entendit Annie en sourdine.
- Vous mener au Miroir des Univers.
Par contre, très cool ce que tu proposes pour Schyama, vraiment. Tout prend une très belle dimension, c'est un beau rebondissement final que tu nous proposes là. J'ai juste pas très bien saisi le revirement à la fin haha, quand elle semble s'énerver ni pourquoi elle accepte de les mener au Miroir, mais bon
Bravo en tout cas !
Ravie que ce chapitre t'ai plu ! <3
L'étrange réaction de Schyama est expliquée dans le deuxième tome, tu n'es pas la première à en être étonnée... J'espère au moins qu'elle ne sonne pas incohérente ?
Je file répondre à ton prochain (et dernier, hélas) commentaire !
Merci à toi <3
Je ne sais pas si je suis suffisamment explicite.
A très vite !
Pluma.
Schyama n'est pas aussi noire qu'on l'aurait cru, mais... pourquoi offre -telle le miroir? Mystère !
Merci !
Pluma.
Enfin, la seconde partie ! Une pépite ! Quelle approfondissement de Schyama ! C'est décidé, j'adooore ce personnage. J'avais des doutes quant à ses motivations dans les précédents chapitres, et je ne suis pas déçue. J'ai bu la moindre de ses paroles et ressentis sa douleur. Quel mystère... J'ai hâte de savoir ce qu'il va se passer avec elle dans le tome 2.
Dans cette partie, j'ai aimé Annie et Ophel, également, très présents. <3
Voilà, après je pense que nous donner quelques précisions sur les enjeux/motivations serait bien, car je n'ai pas bien compris pourquoi Schyama leur donne le Miroir des Univers et pourquoi seulement maintenant alors qu'elle enfermait Annie... je n'ai pas compris exactement pourquoi, d'ailleurs... Oo Ajouter quelques explications par-ci par-là et le tour est joué !
Je commente l'épilogue maintenant !!
C'est plutôt normal que tu ne comprennes pas les dernières motivations de Schyama et c'est pourquoi...
En route pour le tome 2 ! ;)
Déjà le dernier chapitre ! Bon, concernant les critiques, je ne vais pas me répéter, donc il vaut mieux que tu relises celles que j'ai laissées sur tes chapitres.
Schyama est plus profonde qu'elle n'y paraît, c'est bien ça. Elle ne fait pas seulement "méchante des Ténèbres", mais possède un passé plus complexe. Je ne sais pas comment je dois comprendre le fait qu'elle laisse partir Annie, finalement.
Dans l'ensemble, ton roman a été une bonne lecture ;)
A bientôt !
Je suis contente que tu es parvenue au bout de cette histoire <3 (et attends un peu de voir l'épilogue ;)) Que Schyama te laisse aussi cette impression de "complexité" est aussi très encourageant, j'avoue ne pas l'avoir beaucoup travaillé, me contentant de mes brouillons de fillette ^^
Si Schyama laisse partir Annie, c'est une autre histoire et j'essayerais que cette question ne demeure pas sans réponse pour le deuxième tome (et dernier. Eh oui...!) En revanche, je ne pense pas écrire la suite avant un bon bout de temps donc il te faudra un chouia de patience... ;)
A très vite !
Pluma.