Eléonore était assise dans le hall et essayait de prendre un air occupé. Quand on est seule, on a tendance à penser que les autres ne remarquent que vous. Or, la plupart du temps, iels n’en ont absolument rien à faire. Seulement, ce qui est vrai pour les autres ne l’est pas pour Eléonore, qui ne passe pas inaperçue. Tout le monde la regardait effectivement, et personne n’osait venir lui parler. Les petits groupes qui venaient à peine de se former, par le hasard des groupes de TD ou des discussions autour des distributeurs automatiques, commençaient déjà à l’évoquer.
Ça avait commencé par des regards appuyés, des petits coups de coude entre mecs et des sourires de connivence. On peut même dire qu’Eléonore avait favorisé le rapprochement de certains d’entre eux. Rapidement, ils osèrent en parler : « T’as vu cette meuf ? » ; « Non mais vise moi ça mec… » ; « Oh putain comment j’aimerais la choper, elle ! ». Ils se passaient le mot, ils échangeaient leurs avis comme s’il s’agissait d’un film qu’ils auraient vu où d’une chanson du dernier rappeur à la mode. Bientôt, la discrétion ne fut plus de mise. Après tout, on était entre mecs, quasiment. Les filles, on les voyait peu, on ne les connaissait pas encore et elles restaient entre elles.
Alors commencèrent les silences évocateurs quand Eléonore passait devant certains groupes. Une fois, l’un d’entre eux émit un petit sifflement appréciateur et ses copains éclatèrent de rire, attirant l’attention de tous ceux qui étaient autour. Eléonore était familière de ces comportements. C’est comme s’ils glissaient sur elle, elle n’y prêtait plus attention. Elle ne s’énervait que lorsque ce type de comportement passait à la vitesse supérieure. Elle avait dans sa tête délimité une échelle, avec des degrés pour ce qui était supportable et ce qui ne l’était pas.
Les insultes venaient en général quand elle ne répondait pas à ce type de sollicitation ; mais ça c’était dans la rue, inenvisageable au sein de son école. Les cadres sociaux donnaient des limites aux comportements bestiaux de certains hommes, elle le savait. Ils se permettaient certaines choses à certains endroits et pas à d’autres. On ne siffle pas une jolie fille à la sortie de la messe, mais devant la boulangerie, ça passe. Dans son esprit, elle se représentait la rue comme une espèce de jungle qui échappait à tout contrôle. Par exemple, ce mec qui lui avait crié ce matin : « Tu devrais t’habiller encore plus court, salope ! » Et bien, elle l’avait imaginé comme un bonobo, se tenant d’une main à une branche et agitant de l’autre son pass de transport en commun. La semaine dernière, quand elle avait refusé une cigarette à cet autre devant le supermarché et qu’il l’avait gratifié d’un : « Sale pute ! » rageur, elle avait visualisé un chacal. Il en avait l'haleine. Elle l’avait tout de suite intégré dans le tableau luxuriant de cette jungle à travers laquelle les femmes doivent se frayer un chemin, avec pour seule machette leur sac à mains.
Elle estimait que les insultes restaient du domaine du supportable. Une seule fois, elle avait été choquée par ce garçon, qui ne devait pas avoir plus de treize ans, alors qu'elle en avait déjà dix-huit. Il lui avait décrit avec force détails à l’arrêt de bus, d’une voix calme et posée, comment il allait la sodomiser. Eléonore avait été « sauvée » par une vieille dame qui était intervenue pour clouer le bec à ce petit serpent venimeux. Alors qu’il s’éloignait le long de la rue en maugréant et en proférant des menaces, Eléonore, comme sidérée, n’avait même pas pensé à remercier sa sauveuse.
A l’heure actuelle, elle ne réagirait pas pareillement, car elle était plus âgée. Elle aurait peut-être dit quelque chose. Ou pas, car il aurait pu devenir violent. C’est extrêmement compliqué de savoir comment réagir, surtout que bien souvent, personne ne vient à votre secours dans l’espace public quand vous vous faites agresser. Eléonore avait intégré les situations et les comportements à éviter pour ne pas se mettre en danger. Elle avait longtemps pensé qu’elle était responsable de ce genre d’attitude, notamment à cause des vêtements ajustés qu’elle aimait porter. Elle voyait ces agressions comme un fardeau à supporter, une sorte de contrepartie pour le physique avantageux dont la nature l’avait dotée. Or, hier, alors qu’elle repartait vers la station de métro en quittant l’école, elle avait assisté à une scène qui l’avait fait réfléchir.
Une étudiante, qui marchait comme elle dans la même direction mais sur le trottoir opposé, fut accostée par une voiture qui s’arrêta à sa hauteur. Les occupants semblaient lui demander quelque chose, un renseignement sans doute. Celle-ci s’approcha de la voiture et Eléonore la vit hausser les épaules. Elle pivota pour s’éloigner sur le trottoir mais le passager passa son bras à travers la vitre ouverte du véhicule et saisit l’étudiante par la taille. Elle poussa un cri et se dégagea brusquement, puis se mit à insulter les occupants, qui riaient copieusement. Eléonore le vit clairement à travers l’habitacle, le véhicule était comme secoué de leurs rires à cette blague qu’eux seuls trouvaient amusante. Ils repartirent en trombe, comme s’ils sortaient de GTA.
Eléonore arriva à la station de métro en même temps que l’autre fille. Elle lui sourit et lui demanda : « Est-ce que ça va ? J’ai vu ce qui s’est passé. »
Celle-ci la regarda en levant les yeux au ciel et lui répondit : « Ils sont tarés ces mecs. Ils voulaient carrément que je monte avec eux. Non mais sérieux, quelle fille monterait avec des mecs qu’elle ne connaît pas ? A part une pute je vois pas qui…
- C’est sûr qu’on peut pas te prendre pour une pute, pourtant… »
Un silence gênant suivit ces mots. Eléonore avait dit cela sans réfléchir et sans mauvaise intention. L’autre la dévisagea, hésitant entre prendre la remarque pour une insulte ou pour un compliment. Elle trancha entre les deux : « Il n’y a aucune honte à se prostituer. J’ai du respect pour ces filles là moi. »
Eléonore hocha la tête. Elle était d’accord. Ce qu’elle avait voulu dire, c’est que cette fille était fringuée comme un mec : jean, baskets, sweat. Son sac à dos vert kaki était d’une propreté douteuse et elle n'avait rien de sexy. A priori, et dans l’esprit d’Eléonore, elle était en tenue de camouflage pour la jungle urbaine et ce genre de situation n’aurait pas dû se produire.
Elle comprit à ce moment là que pour aucune femme, peu importe sa tenue ou son physique, la jungle n'était un endroit sûr. Décidée à dissiper le malentendu qu’avait pu induire sa phrase malheureuse, elle lui sourit. « Je m’appelle Eléonore, et toi ?
- Daphnée.
- Tu étudies dans quelle école ?
- A GISI et toi ?
- Pareil ».
Elles l’ignoraient, mais c’était le commencement d’une histoire d’amitié qui allait changer bien des choses.
Sinon, j'ai un petit commentaire :
Pour "Elle se mit à insulter copieusement les occupants, qui riaient copieusement" que dirais-tu de changer l'un des deux "copieusement" par un synonyme du genre : "a gorge déployée" ou "narquoisement" (pour les mecs) ou encore "grandement", "longuement" (pour Daphnée)... Après, je te conseille juste de retirer cette répétition pour que la lecture de cette phrase soit plus agréable et je te propose deux ou trois idées, mais il en existe plein d'autres qui pourront te convenir.
Je ne sais pas si tu utilises un dictionnaire des synonymes, mais au cas où je te propose quand même celui dont je me sers tout le temps (je le trouve très complet) : c'est Crisco !
Je suis ravie que ça continue à te plaire pour le moment !
Je pense que les conseils d'autres lecteurs peuvent être très enrichissants (après ils sont à prendre ou à laisser, ce ne sont que des conseils et le texte d'une personne reste son texte) parce que, justement, ils ont du recul sur l'histoire et donc, quelque chose qui peut paraître évident pour l'auteur (qui connaît beaucoup plus de choses à propos de son livre) ne l'est pas forcément pour le lecteur !
Je trouve que ce nouveau chapitre est très intéressant. J’ai apprécié ce chapitre qui s’articule sur la place des femmes dans la société par le biais de la découverte de la promotion de l’école dans cette nouvelle vie. L’auteur ici s’intéresse particulièrement, aux les comportements envers les femmes et aux réactions qui en découlent. Les situations sont très réalistes. J'apprécie que les personnages ne veulent plus se laisser.
Je suis impatiente de lire la suite et de découvrir l'évolution des personnages.