« Les danses s'établissent sur la poussière des morts et les tombeaux poussent sous les pas de la joie. »
François René de Chateaubriand
Souffre avait refusé à quiconque de la tribu de Zuni l'honneur d'assister aux funérailles de Sîna. Elle voulait bien pardonner à la vieille Asia son manque de courage, et balayer d'un revers de main des années de haine et de peur, mais il n'était pas question de laisser qui que ce soit d'autre que la doyenne partager cet adieu. Faute de bois pour bâtir un bûcher funéraire, cette dernière avait en revanche demandé à ce que chaque famille de son clan se déleste d'un objet qui lui était cher pour alimenter les flammes. À la grande surprise de Souffre, tous s'étaient exécutés sans discuter avant de regagner leur khaima.
À présent, le camp était désert et le petit corps noirci de Sîna reposait au sommet de cet assemblage hétéroclite. La conteuse avait consacré de longues minutes à l'oindre d'huile d'arbre à encens pour une meilleure prise du feu. Suivant la tradition, les deux femmes tournèrent trois fois autour du bûcher puis Souffre l'alluma d'une main tremblante avec une torche. Elle s'était promis de ne pas pleurer mais la tristesse lui nouait la gorge au point de l'étouffer. En dépit d'elle-même, les larmes débordèrent et dévalèrent ses joues pour la terrible destinée de cette grand-mère qu'elle n'avait pas connue en tant que telle.
Elles entonnèrent ensemble la complainte du désert destinée à rendre hommage à l'âme de la défunte. Grave et poignant, le chant s'éleva puis s'amplifia, et résonna sur les dunes alentour en un adieu tendre et douloureux. Lorsqu'il prit fin, la vieille Asia se leva et s'éloigna d'une démarche mal assurée. Souffre demeura où elle était jusqu'à ce qu'il ne reste plus qu'un petit tas insignifiant sur le sable. Qu'allait-elle faire à présent ? Bien que Ghanim lui manquât souvent, elle n'imaginait pas retourner auprès de la tribu de Drâa. Elle ne se voyait pas davantage, après tout ce qu'elle avait vécu, jouer les inquisitrices pour le compte du Saint-Office. Pourtant, si elle ne voulait pas laisser les légions de l'Intermède détruire les terres d'Obole sans rien tenter, il lui faudrait rejoindre Longsault et l'aider à les combattre, quitte à y perdre la vie.
Désemparée, elle tomba à genoux et plongea une main dans les cendres tièdes, comme si elle pouvait entrer en contact avec sa grand-mère une dernière fois. Elle en retira une poignée de résidus, l'éleva devant ses lèvres et souffla dessus avec douceur. La poussière monta dans les airs au-dessus de son visage, emportant avec elle la haine, la rancune et la peur. Enfin, les yeux secs et les joues enfiévrées, elle se redressa et elle s'apprêtait à recouvrir les cendres de sable lorsqu'une cavalcade attira son attention.
Un cavalier pénétra dans le camp à toute allure et s'arrêta devant elle. Son uniforme était celui du Saint-Office mais il lui fallut quelques secondes pour reconnaître le meilleur ami de Lucius, Amaury. À en juger par ses traits tirés et ses vêtements recouverts de poussière, il avait chevauché presque sans s'arrêter depuis le Mont Vertu. Il la salua d'un simple hochement de tête, elle lui répondit de la même façon. Si ses rapports avec Lucius avaient beaucoup changé, ceux qu'elle entretenait avec son ancien binôme restaient à peine cordiaux, et elle soupçonnait une bonne part de jalousie dans l'attitude d'Amaury.
Il descendit de son cheval, ouvrit la sacoche fixée à sa selle et en sortit un paquet enveloppé dans une toile de jute ainsi qu'un pli cacheté. Il lui tendit les deux et comme elle l'interrogeait en haussant les sourcils, il expliqua :
« C'est Longsault qui m'envoie te remettre ceci. Lucius voulait venir mais il paraît que tu le lui as interdit... »
Il tordit les lèvres en une expression qui laissait deviner ce qu'il en pensait, et ce qu'il aurait lui-même fait de son injonction. Souffre ne réagit pas, se contentant de prendre ce qu'on lui remettait. Elle avait appris de haute lutte à ne pas lui donner de grain à moudre, cela n'arrangeait jamais ses affaires. Le ballot faisait une quarantaine de centimètres de long sur dix de large. Elle le déposa par terre à ses pieds et indiqua à Amaury la khaima de la doyenne où l'on s'occuperait de lui. Le visage du jeune homme s'assombrit. Il n'appréciait pas de se faire congédier mais elle n'avait aucune envie d'assouvir sa curiosité.
Lorsqu'il eut disparu sous la tente, elle s'assit en tailleur dans le sable et décacheta la missive de Longsault. Elle ne comportait que quelques mots.
Quoi que soit ce en quoi tu crois, l'important, c'est d'avoir la foi... Nous avons besoin de toi contre les légions de l'Intermède, nous t'attendrons le temps qu'il faudra.
La lettre n'était pas signée mais elle reconnaissait sans peine l'écriture soignée de l’inquisiteur. Elle la relut trois fois, dont la dernière à voix haute. Les mots sonnaient de manière étrange à ses oreilles, elle n'imaginait pas Louis en train de les prononcer. Pourtant, les récents événements l'avaient changé, comme ils l'avaient transformée, elle. Cela signifiait-il qu'il était prêt à accepter sa nouvelle croyance en la magie ? Elle eut une moue désabusée, elle avait du mal à l'envisager.
Son regard tomba sur le ballot de tissu à ses pieds. L'explication de ces mots sibyllins se trouvait peut-être à l'intérieur. Elle le ramassa et révéla un coffret de bois de cèdre vermeil. Sculpté d'animaux dans des médaillons circulaires, il était doté d'armatures de protection en cuivre. C'était un bel objet datant de plusieurs siècles, et elle se demanda ce que Longsault pouvait bien lui envoyer qui nécessita pareil écrin. Non sans une certaine anxiété, elle se mordit la lèvre inférieure et souleva le couvercle.
Elle faillit tout lâcher, la boîte et ce qu'elle contenait. C'était une paire de longs ciseaux, travaillée avec art en filigrane d'argent et aux fermaux incrustés de pierres précieuses. Le cœur battant à tout rompre, Souffre déglutit avec difficulté. C'étaient les lames de Kal'adra, et elle savait ce que Longsault avait eu en tête en les lui confiant. Si l'une d'elles conduisait sans doute possible à la mort, l'autre était censée donner la vie. Ou la rendre, pourquoi pas ? Un sanglot amer la secoua : c'était un puissant artéfact mais il arrivait bien trop tard. La dépouille de Sîna avait brûlé, il n'en restait plus rien !
Une intense envie de hurler s'empara d'elle, qui avait éclos dans son cœur et se propageait à tout son corps. Elle n'imaginait que trop bien ce qu'il en avait coûté à Longsault de se séparer de cet objet et, maintenant qu'elle l'avait entre les mains, il ne lui était plus d'aucune utilité. La frustration menaçait de la faire exploser. Bien sûr, elle n'avait aucune certitude de ce qu'auraient pu être ses chances de réussite, mais elle aurait au moins voulu essayer.
D'un coup de poing rageur, elle envoya valser les cendres assemblées en monticule à ses pieds. Le vent chaud s'en empara et les fit tournoyer autour d'elle. Un éclat doré attira soudain son attention et elle tendit la main pour récupérer un morceau de plume. Le cœur cognant contre ses côtes, elle observa la rémige dont la majeure partie avait disparu dans les flammes. Il n'en restait que quelques centimètres et encore, la moitié avait été corrompue par le poison de l'Intermède.
Elle prit une inspiration hachée et son regard se posa sur l'artéfact magique à l'abri dans son précieux coffret. Oserait-elle ? Elle jeta un furtif coup d'œil alentour. Par crainte des lames de Kal'adra, tous les ciseaux étaient proscrits du quotidien des nomades de la Vallée du Vent. Si quelqu'un la voyait les utiliser... Puis elle se souvint qu'elle s'en fichait. Le pouvoir était de son côté désormais, elle n'avait plus à s'inquiéter de ce qu'ils pensaient, tous autant qu'ils étaient. S'il restait une chance, aussi infime soit-elle, de sauver Dasin, elle refusait de la laisser passer.
Redressant le menton, elle carra les épaules en arrière et s'empara de la paire de ciseaux sans plus réfléchir. Elle était lourde entre ses doigts tremblants, comme si la magie qui l'imprégnait avait eu un poids. De la main gauche, elle éleva la plume miraculée devant elle, glissant l'étroite section encore dorée entre les lames, puis elle cessa de respirer et les referma d'un coup sec.