Phénix
Symbole du cycle de mort et de résurrection, le phénix est un oiseau mythique doté d'une grande longévité et qui se caractérise par sa capacité à renaître de ses cendres après s'être consumé dans les flammes. Dans la Vallée du Vent, une légende évoque une femme, possédée par un djinn, ayant la faculté de se réincarner en cette créature fabuleuse.
Souffre considéra les dunes mouvantes et pleines de poussière qui s'étendaient devant elle à perte de vue. Une véritable mer de rides et d'ondulations où le soleil déclinant dessinait un canevas d'ombres grises. Plus que nulle part ailleurs et malgré son aspect inhospitalier, la jeune femme se sentait chez elle dans cette région aride qui dégageait un magnétisme presque palpable. Une légère brise l'enveloppait, agitant les pans restés ouverts de son uniforme. Au loin, un vaste campement de nomades dressait sa multitude de tentes colorées. Elle poussa son cheval dans cette direction.
La nuit tombait lorsqu'elle l'atteignit enfin. Elle s'arrêta un instant pour observer les pavillons et identifier l'emblème du clan installé là. Elle hocha la tête comme pour elle-même, satisfaite. C'était bien celui de la tribu de Zuni, celui de son grand-père Idir et de sa sœur Asia. Souffre mit pied à terre et s’aventura à pas lents entre les tentes, remontant une large allée qui longeait d'imposantes khaimas. Elle avait demandé à venir seule et ses compagnons avaient respecté ce souhait. Elle marchait la tête haute et le dos bien droit. Le temps où elle rasait les toiles, nez baissé, était désormais révolu.
Les gens murmuraient des mots indistincts sur son passage mais aucun n'essaya de s'interposer. Souffre parvint enfin à une vaste tente d'apparence récente, sans aucun doute celle de la doyenne. Elle attacha son cheval à un piquet et pénétra à l'intérieur. Une forte odeur d'encens l'accueillit. Elle cligna des yeux pour s'accoutumer à l'obscurité.
« Te voilà bien changée, ma fille, et si je ne me fie qu'à ta tenue, je ne suis pas sûre que le voyage t'ait été profitable... »
Souffre ne sursauta même pas. Elle se contenta de tourner les yeux dans la direction de la conteuse qui tissait un tapis dans les effluves de bâtons d'oliban. Elle avait beaucoup changé en quelques mois. Déjà frêle de constitution avant son départ, elle avait maintenant tout de la brindille desséchée. Elle l'observait d'un air un peu moqueur mais l'inquisitrice ne se laissa pas impressionner.
« Vous savez bien qu'un certain nombre d'évènements, certains récents, d'autres datant d'avant ma naissance et même celle de mon père, m'y ont conduite. Quoi qu'il en soit, le voyage a été instructif. Je vous ai ramené quelque chose, ou plutôt quelqu'un... »
La jeune femme abaissa d'autorité la toile d'entrée de la khaima, non sans décocher un regard menaçant aux rares nomades qui avaient osé s'approcher. Encore une fois, nul ne pipa mot et elle dut retenir un ricanement sarcastique en songeant à la manière dont ils auraient agi à son égard moins d'une année auparavant. Elle revint près d'Asia, s'agenouilla devant elle et sortit de sa besace un ballot mou enveloppé de tissu doré. Elle le déposa sur le sol et écarta les pans de l'étoffe, révélant le corps sans vie de Sîna, dont l'odeur douceâtre couvrit bientôt celle de l'encens.
La doyenne eut un mouvement de recul et une exclamation étouffée. Ses yeux s'écarquillèrent et elle chercha la réponse à la question qu'elle se posait dans le regard de Souffre.
« Ainsi donc, vous saviez...
— J'avais surpris une conversation entre Dasin et Feriel. Elles faisaient tant de messes basses, à l'époque, cela m'agaçait à un point ! Mon plus grand jeu était de percer à jour tous leurs secrets. Je n'avais pas prêté beaucoup d'attention à celui-ci, je dois dire. Que s'est-il passé ?
— C'est Feriel qui l'a tuée. Dasin avait été capturée par le Saint-Office, accusée de sorcellerie et condamnée à être exécutée. Votre belle-sœur lui en voulait, certes, mais pas au point de la voir brûler sur un bûcher. Alors elle lui a apporté de quoi déclencher la transformation... Les premiers temps, Dasin pouvait encore retrouver sa forme humaine durant quelques instants. C'est elle qui m'a tatoué l'emblème de la tribu de Drâa sur l'épaule chez les Masuna, alors que j'étais tout bébé... Comment va Ghanim, au fait ?
— Pas très bien, j'en ai peur. La dernière fois que je l'ai vu, il s'isolait beaucoup du reste de sa tribu. Il a fini par se révolter de leur attitude envers toi. Il a eu plus de courage que moi. »
Souffre plissa les lèvres en une moue méprisante, mais ne dit rien de plus. La vieille femme tendit les doigts vers les plumes noircies du phénix et haussa les sourcils à son attention. Sans trop entrer dans les détails, elle lui raconta la terrible fin de Sîna. Une infinie tristesse envahit les traits de la conteuse, puis elle demanda :
« Qu'es-tu venue chercher ici, Souffre ?
— Je veux en finir avec toute cette histoire commencée il y a près de cinquante ans. Les secrets, la trahison, la vengeance et la haine... Cela me hante alors qu'en définitive, je ne suis même pas directement concernée. Les gens s'en sont pris à moi, comme ils s'en étaient pris à Dasin puis à mon père, parce que vous n'avez pas eu le courage de dire la vérité. Je n'ai que mépris à votre égard, mais ma grand-mère est morte à présent et personne, dans la Vallée du Vent, ne mérite que je gâche le reste de ma vie. Je connais le fin mot de l'histoire et cela me suffit.
— Il y a peut-être un détail dont personne ne t'a jamais parlé. »
Souffre haussa un sourcil, plissant les lèvres d'exaspération. La vieille Asia se pencha en avant, s'empara d'une des coupelles dans lesquelles brûlaient les morceaux d'encens et souffla dans sa direction avec douceur. Les volutes de fumée bleutée l'assaillirent alors, âcres et suffocants. La jeune femme se mit à tousser.
« Ferme les yeux et respire à fond... »
* * *
Elle avait de longs cheveux bruns et bouclés. Elle remuait avec application le contenu d'un récipient. Elle était pâle, de grands cernes noirs soulignaient ses yeux gonflés et rougis par les larmes. Elle s'activait comme une marionnette, plongée dans des pensées qui n'avaient de toute évidence rien de réjouissant. Souffre reconnut en elle les traits de la vieille dame dont elle avait vu la dépouille au sanctuaire des Eaux Claires. L'inquisitrice se tenait juste devant elle mais Feriel n'avait pas l'air de remarquer sa présence. Souffre comprit qu'elle ne la discernait pas. Elle assistait à un souvenir au sein duquel elle ne pouvait intervenir.
Elle en eut la confirmation lorsqu'un individu de haute taille passa à travers elle pour se précipiter sur Feriel. Cette dernière eut un réflexe de recul, elle tenta de s'enfuir à l'intérieur de la tente mais il l'attrapa par le bras. Il avait la physionomie typique des hommes de la Vallée du Vent : teint mat, yeux noirs et nez busqué, cheveux bruns, courts et frisés. Feriel se débattait avec fougue et une vive discussion s'engagea. Souffre se détourna, le cœur battant à tout rompre. Après l'agression dont elle avait elle-même été victime, pareille scène lui était insupportable.
C'est alors que son regard croisa celui d'une autre fille. Il n'y avait pas à s'y tromper : tapie dans l'ombre d'une khaima voisine, l’inconnue l'observait, elle, Souffre, et elle n'avait pas l'air surprise de découvrir une étrangère dans les allées du camp. Leurs yeux s'aimantèrent durant de longues secondes.
Puis Feriel réussit à se dégager de l'emprise de la brute. Renversant le contenu de sa marmite, elle sauta par-dessus le foyer et s'enfuit entre les tentes. L'homme voulut se lancer à sa poursuite mais la deuxième jeune femme s’interposa.
« Laisse-moi passer, Asia ! Je dois la rattraper, lui faire comprendre que Dasin est une sorcière, rien de moins ! Elle m'a séduit, je n'ai pas pu lui résister. Et voilà qu'elle revient avec son marmot ! C'est une traînée. Si ça se trouve, il n'est même pas de moi ! Feriel ne veut rien entendre, elle a décidé de mettre fin à notre union. Je t'en prie, il faut que tu m'aides. Je ne m'en relèverai pas et notre famille non plus. Pense à père, à la honte qui pèsera sur lui... »
Souffre serra les poings de rage. Elle venait d'avoir la confirmation de ce qu'elle commençait à pressentir. Elle se trouvait face aux inséparables frère et sœur de la tribu de Zuni : Asia, la future doyenne du clan, et Idir, son propre grand-père, violeur de Dasin. Sous le choc, elle resta plantée là à assister, impuissante, à l'horrible discours d'Idir à sa sœur.
« Parle à Feriel, je suis sûr qu'elle t'écoutera, toi. Vous êtes devenues assez proches ces trois dernières années. Explique-lui que Dasin m'a piégé, qu'elle m'a drogué, raconte lui n'importe quoi mais fais en sorte qu'elle me pardonne. Je l'aime tant, je ne peux pas vivre sans elle... Tu imagines le scandale ? C'est déjà bien assez que cette putain ait osé se présenter ici avec son mouflet. Je t'en supplie, Asia, je me sens prêt à faire une bêtise... »
Asia resta tout d'abord coite, les bras ballants et le front barré d'un pli d'incrédulité. Elle semblait sidérée par l’attitude de son frère, elle n'arrivait pas à croire à ce qu'elle entendait. Elle ne reconnaissait ni le petit garçon espiègle avec lequel elle avait grandi, ni l'adolescent charmeur qu'il était devenu. C'était un étranger, un inconnu qui la révulsait.
« Mais enfin Idir, tu l'as violée ! Dasin ne t'avait rien demandé. Pas une seule fois, elle ne t'a provoqué, tu ne lui plaisais même pas ! Alors tu as pris de force ce qu'elle refusait de te donner et voilà qu'à présent, c'est toi qui la traites de putain ? Comment peux-tu faire ça ? Cet enfant est le tien et tu le sais bien. En plus, tu voudrais que je mente à Feriel pour sauver ta réputation, pour faire croire à un honneur que tu ne possèdes pas ? Et tu oses te servir de notre père pour arriver à tes fins ? Tu es méprisable ! Il n'en est pas question, tu entends ? Jamais ! »
Un silence pesant succéda à la tirade d'Asia qui s'efforçait de retrouver son souffle. Idir se redressa, la dominant de toute sa hauteur, et ses yeux noirs la glacèrent sur place. Sa main droite s'éleva pour la prendre au cou et la plaquer contre la toile tendue qui plia sous son poids. Il se mit à serrer, de plus en plus fort, et sa sœur sentit sa gorge s'obstruer peu à peu. Puis il se pencha vers elle jusqu'à ce que leurs nez soient près de se toucher.
« C'est ce qu'elle t'a raconté ? Et tu la crois plutôt que moi, c'est ça ? Très bien. Je ne peux pas t'obliger à intervenir auprès de Feriel, mais je te conseille de tenir ta langue, ma chère sœur. Pour notre père dont la santé est défaillante, pour l'honneur de la tribu de Zuni et même pour ta copine Dasin. Je te l'ai dit, je suis prêt à tout, y compris à la faire taire une fois pour toutes. Un accident est si vite arrivé et il serait malheureux que son mioche disparaisse avec elle...
— Tu n'oserais pas ! »
Mais l'expression démente qu'affichait le jeune homme l’assurait du contraire et il n'eut pas besoin d'en rajouter. Il lâcha sa gorge, marquée par l'empreinte de ses doigts, et elle se laissa glisser le long de la toile. Ebranlée, Asia ne put que le regarder tourner les talons et s'éloigner sans se retourner. Elle ne dirait rien, il le savait désormais. Elle fondit en larmes, des larmes d’amertume et de regret.
Souffre resta figée un instant, incapable d'esquisser le moindre geste, consternée par la scène qui venait de se jouer. Puis elle s'avança comme un automate et se laissa tomber à genoux sur le sable devant Asia. Elle tendit la main, mais elle n'eut pas le temps de l'atteindre. La future conteuse redressa la tête et plongea ses yeux hantés dans les siens.
« Je devine qui tu es et je suis navrée... Il me tient pieds et poings liés. Notre père souffre tant de ce qu'implique la naissance de cet enfant : la trahison, le déshonneur. Je ne peux pas me résoudre à en rajouter. En outre, je le crois vraiment capable de mettre sa menace à exécution en s'en prenant à Dasin et au petit. Et puis il y a Feriel. Elle est comme une sœur pour moi. Elle est anéantie, la pauvre. Son époux et sa meilleure amie, tu imagines ? Dasin est forte, elle l'a toujours été. Elle partira, elle recommencera sa vie ailleurs. »
Son regard était si plein d'attentes que Souffre sentit les larmes envahir ses yeux et sa gorge se serrer. Asia se justifiait, elle requérait son pardon, mais la jeune femme se demanda comment elle réagirait si elle lui racontait comment les choses allaient finir. Sa résolution à ne rien dire en serait-elle affectée ? Quant à elle, Souffre, était-il mal ou égoïste de souhaiter si fort changer le passé pour espérer une vie meilleure ? Quelles en seraient les conséquences ? Elle secoua la tête. Aucune, sans doute. Elle n'était que dans un souvenir, elle ne devait pas l'oublier même s'il paraissait extraordinaire que la jeune Asia puisse la voir et communiquer avec elle.
« Parle-moi. Que crains-tu de me dire ? »
Asia percevait ses hésitations et s'en inquiétait. Souffre s'arracha un pâle sourire à travers ses larmes et, d'un élan spontané, se jeta dans ses bras et l'étreignit.
« Rien, rien du tout. Tu as raison, Dasin recommencera sa vie ailleurs... »
* * *
Souffre revint à la réalité en clignant des yeux et s'aperçut que la doyenne la regardait fixement. La jeune femme sonda ses propres sentiments : bien que troublée et émue, elle était heureuse d'avoir assisté à cette scène qui l'avait en quelque sorte libérée. Elle ne se demandait même pas comment c'était possible. Asia avait certes manqué de courage, mais Souffre était bien placée pour comprendre quelle sorte de pression la tribu exerçait sur les gens. Elle savait aussi que la conteuse regretterait sa décision jusqu'à son dernier souffle et cela lui suffisait. C'était comme si toute la rancune qu'elle avait accumulée des mois durant s'était évanouie et transformée en mélancolie. Elle ne ressentait plus que de la fatigue et du chagrin.
« Le pardon n’efface pas les blessures du passé mais il ouvre de nouvelles perspectives, n'est-ce pas ? »
Souffre retint un petit ricanement. Pas folle, la guêpe ! Elle poussait son avantage. Asia lui sourit avec l'espièglerie des vieilles gens qui peuvent à peu près tout se permettre sans s'inquiéter des apparences. L'inquisitrice se demanda si l'absolution changerait quoi que ce soit pour l'ancienne. Elle n'avait aucun moyen de le savoir mais elle lui trouvait l'air apaisé et en était satisfaite. Pour elle, cet instant marquait, à tort ou à raison, la fin de la malédiction et le début d'une nouvelle vie.
Elle se redressa, un peu comme si un poids s'était ôté de ses épaules. Son regard se porta sur le petit corps noirci du phénix.
« Accepteriez-vous de vous occuper d'elle avec moi ? »
Les larmes envahirent les yeux de la vieille femme et elle hocha la tête.