Epilogue (1ère partie : Conseil exceptionnel)

A la demande de la Guilde des Sens, un conseil extraordinaire des Grandes Guildes avait été organisé. 

Le lieu choisi par les senseurs était symbolique : la ville d’Isitechnon dans le petit pays du même nom. Cette nation en bordure de la mer sucrière avait décrété que tous les arts devaient être traités de manière égale en son sein. Les quatre Grandes Guildes y avaient donc leurs entrées et leurs arts intégrés à la fonction publique, mais leurs activités étaient strictement contrôlées afin qu’aucune ne prenne le pas sur une autre.

C’est ici qu’avait eu lieu la toute première séance du conseil. C’est dans ce lieu lourd de symboles que la Guilde des Sens tenait à accuser ses pairs. 

— Bien je pense que personne n’ignorait ce que moi, Visna Y Rohirrim, viens de vous expliquer à propos des évènements de Mirova, des questions ?

Même si sa voix tremblait légèrement et qu’elle évitait de fixer trop longtemps le regard des autres personnes autour de la table, la conseillère de la Guilde des Sens avait un ton clairement accusateur. Les conseillers avaient eu le bon goût de l’écouter et de la laisser relater les faits sans l’interrompre. 

L’académicienne Rose des Cendres avait refermé les deux livres qu’elle lisait en parallèle, son collègue maître Pompo s’était redressé, la tête droite, la mine grave. Tout comme le danseur étoile, qui, pour une fois, était totalement éveillé. Et même la cantatrice Nériva avait réussi à ne pas râler depuis son arrivée.

Mais puisqu’on lui laissait enfin la parole, la chanteuse décida d’en profiter et éclata d’un seul coup : 

— Et alors quoi !?

L’intervention brutale, hurlée d’une voix puissante, fit tiquer plus d’un conseiller.

— Cette histoire est invraisemblable ! D’où vient cette calamité ? D’abord qu’est-ce que ce truc « La gardienne des chimères » !? Je m’y connais en chimères et je peux vous dire que celui qui les mettra au pas n’est pas né ! Tout ça est grotesque !

— Celui qui les maitrisera n’est pas né, mais « celle » qui les maîtrise l’est visiblement… répliqua l’érudite Rose des Cendres, quant à la Valfreyja, la Gardienne des Chimères, c’est une légende de l’Est des Grandes Plaines. 

La jeune conseillère s’éclaircit la voix et se redressa.

— On parle parfois d’une caverne, d’un puits, d’une vallée, d’un lac… Ou d’une Muse dévoyée, piégée au cœur des glaces… Mais la légende raconte à chaque fois la même chose, ce « lieu » absorbe tous les sons. Hurlez, criez, chantez, tout sera absorbé. Peu importe la puissance, le type de musique, le rythme, la Valfreyja écoute et absorbe tout ce qu’elle entend. On dit qu’il y a très longtemps, les plus grands musiciens sont venus jouer face à cette singularité, pour que la grande gardienne conserve toutes les musiques connues, qu’elle se souvienne. Certains disent également que le jour où la Gardienne des Chimères se réveillera, elle répandra sur le Monde toutes les musiques qu’elle aura entendues. Et qu’alors l’ère des humains sera achevée… C’est flou, les versions se contredisent, mais en substance, voilà ce que l’on peut en dire.

— Comment savez-vous ça vous ! répliqua la cantatrice, jalouse de ne pas avoir eu vent d’une telle légende alors qu’elle concernait la musique.

L’Académicienne, avec un regard blasé attrapa un livre sur la table et le montra à la cantatrice : 

— Voyez-vous cantatrice, chez nous ce genre d’objet ne sert pas qu’à caler les tables… 

Elle ouvrit le livre et fit défiler les pages : 

— Il y a plein de mots dedans qui expliquent des tas de choses sur le Monde.

La cantatrice n’était plus rouge de colère, mais violette.

— Mais je suis mauvaise langue, poursuivit la jeune femme, par chez vous le savoir est oral. Peut-être qu’à la longue, les puissantes sonates des cuivres gâchent l’audition. Si c’est le cas, votre guilde, si forte, si glorieuse, risque d’en perdre la mémoire…

— Un jour mademoiselle Rose des Cendres, vous m’entendrez chanter… menaça d’une voix terriblement calme la cantatrice, et ce jour-là, tous vos livres et vos mots ne pourront pas vous protéger. Et croyez-moi, bien vite on vous oubliera. 

Le danseur Antarès se racla la gorge : 

— Les Grandes Plaines sont aussi terres de danse, dit-il d’une voix fatiguée, Et j’ai moi vaguement entendu parler de cette légende… Mais une légende reste une légende, rien d’autre.

— Évidemment, lui répondit le Bateleur d’une voix douce, mais cette… Gardienne des Chimères qui enflamme toutes les passions… Est un être tellement entouré de mystères, capable de créer le chaos si facilement… Ça laisse rêveur…

— Rêveur n’est pas le terme qui inspire les mirovans Bateleur… le reprit la druide d’un ton cassant.

— De toutes façons cette histoire ne nous concerne pas ! s’emporta à nouveau la cantatrice,  Nous vous avions proposé notre aide à Mirova. Et vous l’avez rejeté ! Vous n’avez pas pris la mesure du danger et voilà ce qui arrive !

La druide n’osa pas foudroyer du regard la chanteuse. A vrai dire, la tension était si forte dans la pièce, qu’elle craignait de ne pas pouvoir se retenir si elle tentait seulement de la fixer dans les yeux. A la place, elle se leva de son siège et posa ses grandes mains à plat sur la table. Par son imposante charpente, elle dominait complètement la table et ses conseillers.

— Justement… Si j’ai demandé à ce qu’ait lieu cette réunion exceptionnelle, ce n’est pas pour regarder ensemble pousser les oliviers… Ni pour se chamailler. Je compte avoir des réponses cantatrice, des réponses sur le rôle que chaque guilde pourrait avoir pris dans cette affaire…

Avant que des protestations puissent être exprimées, la druide les brisa d’un geste de la main : 

— La traîtresse qui a causé du tort à Mirova, pratique un art étrange, inconnu jusque-là. Il n’est pas difficile de remonter sa piste, et elle mène à la recherche féérique. Bateleur Aleph c’est peut-être à ça que vous faisiez référence en parlant de « rêver »…

Tous les regards se tournèrent vers le conseiller de la Guilde des Jeux, confortablement installé dans son fauteuil, les mains croisées sur son ventre.

— Il me semble percevoir comme un reproche dans votre discours ma chère.

— Je veux surtout des explications Bateleur, énonça la druide en insistant fortement sur chaque mot, quelle relation votre guilde entretient-elle avec cette personne ? 

Le Bateleur soupira et se redressa : 

— A vrai dire aucune. Gaelyn Hastin, puisque c’est son nom, a bien travaillé en tant que chercheuse en féérie. Pas tout à fait sous notre direction je dois dire… Enfin pas directement. Mais alors qu’elle commençait à jouer à un jeu dangereux, nous avons voulu la rappeler à l’ordre. C’est à ce moment-là qu’elle nous a échappé…

Le joueur laissa le silence emplir la salle un instant.

— Mais avant de disparaître, elle a clairement commencé à se rapprocher des musiciens. Et si les informations dont je dispose me laissent à penser que cette jeune femme était plus dangereuse que prévu, il est très peu probable qu’elle nous ait faussé compagnie toute seule…

— C’est une accusation Bateleur ? répliqua d’un ton cassant la cantatrice Nériva.

— Tout à fait. Notre jeune pouliche, prometteuse mais instable, a clairement été influencée par des chercheurs musiciens. Et dois-je vous parler de ses relations avec un danseur juste avant sa disparition ?

Le danseur du conseil se redressa en maugréant : 

— Comment ça, un danseur ? s’indigna-t-il, Vous croyez vraiment qu’on a besoin de corrompre vos troupes ? Ne confondez pas vos méthodes avec les nôtres s’il vous plaît.

— Je ne crois pas, je ne fais que constater… Un danseur au pied aussi léger qu’un cotillon, un homme aux activités troubles… Marco est son nom.

Le danseur se figea un instant, puis d’un geste rageur abandonna la discussion. S’enfonçant d’un seul coup dans son fauteuil, l’esprit ailleurs.

— Tout ceci c’est du chantage ! hurla la cantatrice, pour le plus grand malheur des autres conseillers, Si nous voulions vous causer du tort, nous n’avons certainement pas besoin de recourir à de telles méthodes ! N’oubliez pas qui a la meilleure technologie militaire parmi nous !

— Cette affaire reste troublante malgré tout… répondit le Bateleur d’un ton calme, visiblement vos cuivres ne vous suffisent pas, il faut en sus que vous cherchiez à déstabiliser l’honnête commerce des senseurs, vos plus proches alliés… C’est moche…

La cantatrice repoussa son siège et se leva brutalement : 

— Mesurez vos paroles Bateleur ! Voilà trop longtemps que votre guilde joue en eaux troubles ! Au Moyen-Orient la musique progresse et un jour prochain nos trompettes pourraient bien faire tomber les murs de Jéricho !

L’homme des Jeux ne prit pas la peine de tourner la tête vers la chanteuse qui, comme à son habitude, était redevenue écarlate. Il sourit de toutes ses dents.

— Jéricho vous attend avec la plus grande impatience cantatrice… 

Un grand bruit retentit lorsque les deux larges mains du maître sculpteur s’abattirent à plat sur la table.

— Je rappelle que le but de ce conseil est d’éviter les conflits, pas de les forger. Je crois que vous manquez tous trois de respect à notre consœur de la Guilde des Sens.

Le maître tourna la tête en direction de sa collègue de la Guilde des Arts et des Lettres et ses sourcils se froncèrent : 

— Et toi aussi Rose ! Pose ce livre !

La jeune femme soupira bruyamment, leva les mains au ciel, dont une tenait un livre ouvert et les reposa sur la table.

— Merci maître, reprit la druide, la traîtresse était effectivement accompagnée d’un danseur, mais aussi de bandits pratiquant des arts de chacune de nos maisons… Je n’accuse personne d’avoir fomenté une telle attaque. 

— Moi j’accuse carrément la Guilde des Musiciens, intervint Aleph le joueur.

Cette fois-ci, c'est le danseur qui réagit. Il était déjà debout sur le dossier de sa chaise lorsque la cantatrice lui agrippa la cheville.

— Pas d’esclandre, pas ici.

Le danseur hésita. La chaise, elle, choisit de se dérober sous lui. Le danseur tomba à plat sur la table dans un grand fracas, et se redressa dans l’instant. Époussetant légèrement sa veste, l’air de rien. Il ramassa sa chaise et se rassit en silence.

— Je n’accuse personne directement, reprit la druide, mais je préfère le rappeler : Notre guilde est certainement la moins belliqueuse, pourtant ce serait une très grave erreur de la sous-estimer… Si jamais l’envie vous prend de vous attaquer à nos intérêts, vous le regretterez amèrement… 

Elle se redressa, laissant son ombre gigantesque se répandre sur la table du conseil.

— J’espère que cette mise au point est claire pour tous, reprit-elle, quelles que soient vos responsabilités dans cette affaire, un fléau est apparu, un fléau dangereux. Les rumeurs courent à son sujet et sapent notre autorité. Pas seulement celle des Senseurs, mais celle des Grandes Guildes en général. L’apparition de cette « légende » est la conséquence d’une négligence de notre part, à tous. Ça me coûte de l’admettre, mais c’est vrai, nous avons sous-estimé le danger. Voyez les conséquences… Une telle force contraire ne devrait pas exister. Ce n’est pas le moment de se battre entre nous. Que ceci nous serve de leçon, il faut plus de rigueur dans le contrôle de nos arts et que nous soyons plus soudés pour que ça ne se reproduise pas.

— Si cette joueuse d’opérette vient chercher notre guilde, rassurez-vous, nous saurons lui faire comprendre ce qu’il en coûte de trafiquer la musique… Alors nous verrons ce que vaut une légende, récita d’un ton calme la cantatrice, car voyez-vous académicienne, chez nous ce n’est pas le passé et ses historiettes qui compte, mais l’avenir. Et notre monde connaîtra un avenir qui chante croyez-moi…