Épisode 1 : Le grand départ - L'astroport

Épisode 1 : Le grand départ

L'astroport

L’astroport était bondé. Le gigantesque hall était certainement une œuvre d’art, mais son architecte avait négligé l’aspect acoustique. Les magnifiques structures de verre en forme de cristaux se renvoyaient sans fin le moindre son, si bien qu’il régnait un brouhaha assourdissant produit par les conversations, les annonces émises par les haut-parleurs, les publicités holographiques et le grondement des milliers de roulettes et de pieds. Des hordes de voyageurs zigzaguaient dans toutes les directions, chargées de monceaux de bagages. Il y en avait partout. Et aucune espèce de règles de circulation pour fluidifier le tout. Dans cette jungle, la progression d’un groupe de dix personnes relevait du défi.

La famille Sailor — représentée par trois générations — avait donc établi une stratégie : les cinq adultes, positionnés en V à la manière des oiseaux migrateurs dans les manuels d’histoire prégalactique, ouvraient la route. Il y avait là Granpa et Granma, leurs deux filles Maty et Carla, et Sly, le mari de cette dernière. Tous charriaient des valises de taille suffisante pour abriter deux personnes pour la nuit, elles-mêmes surmontées de sacs pleins à craquer qui ballottaient en équilibre instable. En outre, Sly maintenait la boîte du chat sur son épaule, affichant un visage serein malgré les allées et venues du félin terrorisé et ses miaulements de détresse.

À l’arrière de cette formation conçue pour une meilleure pénétration dans la foule, suivait la masse informe des enfants : Oxan et Calixt — ceux de Maty —, Tancred, Ulys et Teddy — les trois fils de Carla et Sly.

Les deux plus jeunes, Calixt et Teddy, trottinaient, ralentissaient, remontaient la colonne ou tournaient sur eux-mêmes pour observer les passants. Ils parvenaient, malgré ces déplacements aléatoires, à tenir une intense conversation sur leurs imaginas préférés, en hurlant de leurs voix haut-perchées. Il fallait bien cela pour s’entendre, mais ça n’arrangeait rien au volume sonore.

Ulys et Oxan, les « moyens », inventaient leur futur univers, chacun renchérissant sur les idées de l’autre :

– On aura peut-être un arbre ? Avec des choses qui poussent et qui se mangent ? Des frites, je crois. Ce serait génial que la maison soit entièrement faite en arbres !

– Ouais ! Avec un toboggan pour descendre. On atterrirait directement dans une piscine !

– Oh oui, avec des bulles !

– Ce qui pousse dans les arbres, c’est des fruits, pas des frites, marmonna Tancred, l’aîné, en relevant d’un mouvement de tête la mèche châtain qui lui tombait sur les yeux.

Les paupières plissées, la tête rentrée dans les épaules en réaction au vacarme ambiant, il s’efforçait de maintenir le lien entre les deux groupes. Il savait ses parents et sa tante très confiants dans la capacité de leur tribu à suivre coûte que coûte, mais lui-même avait plus de doutes. Il se retournait donc sans cesse, enjoignant à ses frères et à ses cousins d’accélérer ou aux adultes de les attendre, avec la sensation que personne ne l’écoutait. À force, il faillit percuter un androïde vêtu d’un uniforme de steward. Certains passants n’avaient pas dû réussir à l’éviter, car le robot répétait « Désirez-vous un renseign… Désirez-vous un renseign… » en fixant le vide avec un sourire stupide.

***

La famille parvint tant bien que mal à traverser le grand hall surpeuplé sans que l’on n’ait encore perdu personne. Sûrement un coup de bol, pensa Tancred.

Lorsqu’ils s’arrêtèrent devant une console d’orientation, Teddy appuya avec enthousiasme sur le bouton qui fit surgir un plan 3D de l’astroport. Pendant que Granma et Carla repéraient leur itinéraire, Granpa, qui soupirait et marmonnait depuis déjà un moment, mit à profit la pause pour râler à voix haute :

– Mais c’est dingue, tout ce monde ! Qu’est-ce qu’ils fabriquent tous ici ? Ils arrivent ou ils partent ? Jamais vu un bazar pareil !

– Ils partent, répondit Sly.

– Nous, nous avons anticipé et préparé notre déménagement, ajouta Carla, mais les mouvements d’exode se multiplient.

– Les billets s’arrachent à des prix exorbitants, si j’en crois ce que j’ai entendu, commenta Maty.

– Je pense que de nombreuses personnes n’en possèdent même pas, dit Sly. Ils ont dû venir à tout hasard et décider d’attendre ici que des places se libèrent.

D’un coup d’œil circulaire, Tancred distingua en effet des groupes entourés de bagages ouverts et installés par terre dans tous les coins du hall. L’expression hagarde et l’oreille dressée vers les annonces de l’astroport, ils semblaient camper là depuis plusieurs jours.

– Pourquoi ils font ça ? demanda Oxan en écarquillant ses immenses yeux verts, comme chaque fois qu’elle posait une question.

Elle avait tenu à marquer son douzième anniversaire par un passage chez le coiffeur. Avec ses cheveux raides coupés à hauteur de mâchoire, sa silhouette longue et fine de jeune adolescente et son visage expressif, elle ressemblait à une héroïne d’imagina.

– Parce qu’ils voudraient absolument partir le plus vite possible, expliqua sa mère Maty en lui caressant tendrement la joue. Comme nous, ils aimeraient savoir ce que ça fait de respirer de l’air qui ne sentirait pas le caoutchouc brûlé. Et peut-être qu’ils ont carrément perdu leur logement. J’ai entendu dire que de nombreux vieux buildings s’étaient effondrés suite aux dernières pluies acides.

– Il y a environ vingt mille personnes dans un immeuble d’habitation, récita Tancred qui avait récemment appris l’information en classe.

– Waouh ! s’écria Oxan. Pas étonnant qu’on ait eu du mal à passer, si tout ce monde veut quitter la Terre !

Ils suivirent les indications vers le terminal A. L’agence de voyages les avait avertis la veille que les pistes récentes de l’astroport étaient saturées. L’embarquement de leur vol intersystème était donc programmé dans le vieux terminal. Celui-ci, en fort mauvais état, n’accueillait en principe plus de navettes commerciales, mais des vaisseaux de fret dont certains atteignaient des tailles exceptionnelles.

À mesure qu’ils avançaient vers la partie la plus vétuste du complexe, le décor devenait terne et sale. Les dalles du sol étaient fendues, les revêtements muraux laissaient place au béton nu recouvert par endroits d’inscriptions revendicatrices pas toujours très polies. Quant aux néons, les rares qui fonctionnaient encore baignaient la galerie d’une pauvre lumière grise. Tancred frissonna et s’assura encore une fois que tout le monde suivait.

– L’état de cet endroit illustre bien la capacité des terriens à tout laisser à vau-l’eau ! ronchonna Granpa. On construit du neuf au lieu de réparer l’ancien ! Pffff…

Quelques sans-domiciles s’étaient réfugiés dans cette partie de l’astroport et dormaient à même le sol. Les enfants, même les plus jeunes, avaient l’habitude de croiser ces malchanceux dans la rue ou dans les rares bâtiments dont personne ne les délogeait.

– Beuh, ça sent le pipi, intervint la voix flûtée de Teddy, en traversant sans même le voir l’hologramme d’une femme très élégante qui vantait un parfum de luxe.

Deux voyageurs qui passaient à côté se retournèrent, hilares, en entendant sa remarque déclamée assez fort pour que la moitié de l’astroport en profite. Son visage encore poupin pour ses sept ans déclenchait souvent les sourires des inconnus, amusés par ses boucles brunes, ses deux incisives absentes et le naturel avec lequel il partageait toutes ses pensées. Tancred quant à lui, trouvait le manque de discrétion de son petit frère très embarrassant.

– Oui, un peu, mon chéri, répondit Carla à son benjamin. Mais parmi toutes les choses qui flottent dans l’air, ce n’est vraiment pas le plus dangereux…

– Le plus dangereux c’est la pollution, approuva doctement Calixt en remontant son pantalon trop large.

– Le truc vert qui pousse devant les maisons, là où on va, ça sent bon ? interrogea Teddy les yeux brillants, en découvrant sa gencive nue.

Il connaissait déjà la réponse pour l’avoir entendue cent fois, mais ne s’en lassait pas.

– De l’herbe. Ça s’appelle de l’herbe, précisa Tancred avec un soupir.

Il regarda autour de lui. Il avait passé ses treize années d’existence sur cette planète, mais il ne ressentait pourtant aucun regret. Malgré son jeune âge, il se rendait compte que les conditions de vie sur la Terre s’étaient dégradées à grande vitesse, ces dernières années. Il lui avait suffi de consulter quelques descriptifs illustrés de numshots pour être certain qu’il allait préférer leur nouvel habitat. Dianaël, dans le système de Gienah du Cygne, avait tout d’une planète des Contes du voyageur spatial.

L’odeur détectée précédemment par Teddy s’intensifia, accompagnée de fumets d’égouts non moins écœurants. Même la puanteur atmosphérique, absente dans le grand hall, parvenait jusqu’ici. Les atmofiltres devaient être hors service.

– Vous avez tous vos masques à portée de main ? demanda Maty à la cantonade. Mettez-les.

– OK ! répondirent les cinq enfants en attrapant leurs atmomasques d’un geste réflexe.

Depuis qu’ils pouvaient marcher, ils savaient qu’on ne sortait jamais de chez soi sans emporter cet accessoire. Finalement, après un bref dépaysement dans le hall principal où l’air était respirable, Tancred reconnaissait dans le terminal A l’ambiance polluée de la gigapole dans laquelle il avait grandi. Le seul avantage de cette zone, c’était d’être beaucoup moins fréquentée que le reste du complexe spatial. Les Sailors avançaient enfin sans encombre.

Juste avant la salle d’embarquement, une immense baie vitrée s’ouvrait dans l’un des murs de la galerie vers les pistes de l’astroport. Sur la plus proche, la silhouette blanche d’un Firebird se découpait sur la noirceur scintillante du fusioasphalte. Contrairement à ce que son nom laissait croire, la navette ressemblait plus à un dauphin qu’à un oiseau.

– Wouaaaah, qu’est-ce que c’est que ce vaisseau ? s’exclama Teddy, le nez collé sur la vitre.

– C’est celui qui va nous emmener vers Dianaël, répondit Tan. Regarde, c’est le nom de notre compagnie qui est peint dessus.

– Je sais, mais je parle de celui qui est derrière. Comme il est grand ! On peut même pas le voir en entier !

En effet, malgré ses trois cents mètres de long, le Firebird paraissait minuscule par rapport au gigantesque vaisseau couleur brique qui occupait la piste voisine.

– Il s’agit d’un cargo intersystème, intervint Granpa. Ils transportent des marchandises dans toute la galaxie. Drôle de vie, de travailler sur un engin pareil…

La perplexité dans la voix de son grand-père n’avait pas échappé à Tancred. Les voyages interstellaires prenaient des mois, voire des années. Les membres d’équipage de ce cargo ne devaient pas rentrer chez eux bien souvent. Peut-être même qu’ils n’avaient aucun chez eux. Cette idée causa un léger malaise à Tan, mais les exclamations de son petit frère qui venait d’atteindre la salle d’embarquement en forme d’œuf lui firent oublier le sujet.