Épisode 3 : La vie à bord - L’effet Sailor

Épisode 3 : La vie à bord

L’effet Sailor

Bien calé dans un vieux fauteuil, Tan observait la salle de repos bondée, son mediacom à la main. Cela faisait maintenant près d’un mois que le C.I.S.I.L.D.U.C. Worldless Optimal Walrus avait quitté la Terre, emportant les Sailor à son bord. Hormis quelques périodes de cafard inévitables dues à l’absence de leurs parents, ils se portaient bien. Tan y veillait, en tout cas.

C’était très facile d’en être sûr pour Oxan, car elle exprimait toujours librement les émotions qui l’animaient. Si elle était triste, il suffisait de l’écouter pour qu’elle aille déjà mieux. Teddy craquait parfois avant de s’endormir, mais comme Tan partageait sa chambre, il était aux premières loges pour l’aider à passer ces moments difficiles. Le reste du temps, il retrouvait sa personnalité exubérante et entraînait son copain Livingstone dans des concours de chant ou des aventures palpitantes à travers les couloirs du cargo. Pour Ulys et Calixt, en revanche, la tâche était plus ardue. Son cousin parlait peu et même si on creusait, il répondait invariablement : « Ça va ». Tan avait beau s’épuiser à essayer d’interpréter ses battements de paupières et la tension de son corps, Calixt restait une énigme pour lui. Il reconnaissait plus facilement les manifestations d’angoisse chez Ulys, mais comme celles-ci s’exprimaient sous forme de coups de gueule, parfois à son encontre, il fallait qu’il prenne sur lui pour éviter d’empirer les choses en répliquant. D’ailleurs il lui arrivait d’échouer ; dans ces cas-là, le ton montait de plusieurs crans et les deux frères pouvaient même en venir aux mains. Ensuite, Tan se reprochait invariablement son manque de patience. Les visages déçus de ses parents surgissaient dans son esprit et il sentait un poids sur ses épaules. Cependant, le fait de savoir qu’au bout du compte la famille serait réunie leur permettait à tous de passer cette étrange période sans trop de heurts. Jusqu’à maintenant, du moins.

Il abandonna l’idée de se concentrer sur sa lecture et attrapa au vol des bribes de conversation. À quelques pas de lui, Calixt et Ulys disputaient une partie d’échecs acharnée contre Victor Charque, le radio du bord.

– Échec et mat, annonça celui-ci par l’intermédiaire de la voix synthétique de son masque respirateur.

Ses poumons abîmés ne fonctionnaient qu’à l’aide de ce dispositif qui lui couvrait tout le bas du visage. D’abord impressionnés par les efforts qu’ils devaient produire pour parler, les enfants s’étaient vite habitués, d’autant qu’il semblait prendre plaisir à leur compagnie et réciproquement.

– Non ! s’écria Ulys dépité. Mais on n’arrivera jamais à te battre !

– Pourtant on s’y met à deux… ajouta Calixt.

Un sifflement hilare émergea du respirateur de Victor tandis qu’il rangeait les pièces.

– Je vous donnerai encore l’occasion de vous améliorer, promit-il avec un clin d’œil.

– Je crois que je ne t’avais jamais entendu rire, dit Bella qui avait assisté à la partie.

– C’est l’effet Sailor, répondit Victor avant de faire un geste vers le reste de la pièce. Et il ne fonctionne pas que sur moi ! 

Interpellé par l’expression, Tan suivit du regard la direction indiquée pour essayer de comprendre. À la table à côté, Esperanza Diaz — une femme longue et mince au corps entièrement orné de tatouages jusqu’à son crâne rasé — expliquait à Oxan la signification d’un des dessins qui couvraient son bras gauche. L’adolescente l’écoutait avec passion en poussant de temps en temps des soupirs admiratifs. Plus loin, Teddy racontait une histoire à Olga, quinquagénaire aux allures de matrone et à la voix gouailleuse, et à Boldum, un vieil homme à la longue barbe hirsute. Toutes les dix secondes, les éclats de rire tapageurs d’Olga attiraient les coups d’œil amusés des autres occupants de la salle.

Encore revêtu de sa combinaison de travail, Blacky se faufila jusqu’au fauteuil de Tan et se laissa tomber sur l’accoudoir avec un soupir de fatigue.

– Tu reviens juste de ta corvée ? demanda le garçon.

– Oui, il y avait une fuite de gel isotherme dans un des hangars. J’ai jamais eu aussi froid qu’en faisant la réparation !

– Moi j’ai pas eu froid, en cuisine, taquina l’adolescent.

– Qu’est-ce que tu veux, je suis mécanicien. Il faut bien que je fasse le job pour lequel on m’a embarqué !

Il se pencha vers Tan.

– Tu as du nouveau ? demanda-t-il très bas.

L’adolescent jeta un coup d’oeil autour d’eux. Leur conversation avait dû donner le change, car personne ne s’intéressait à eux.

– J’ai trouvé le hangar, répondit-il entre ses dents. Le 72.

Blacky leva discrètement le pouce, puis afficha de nouveau son sourire fatigué, signifiant à Tan que cette conversation-ci était terminée pour le moment. Il frotta ses mains encore rougies de froid en regardant à son tour l’assemblée en s’attardant sur les autres Sailor.

– Vous vous êtes plutôt bien intégrés, hein ? remarqua-t-il avec un coup de coude à Tan.

L’adolescent hocha la tête, une pointe de culpabilité au creux du ventre. Blacky lui répétait ses mises en garde suffisamment souvent pour qu’il ne les oublie pas. Tan avait bien tenté, au début, d’inciter les autres à la prudence, mais il devait admettre que l’équipage du WOW — certains de ses membres, en tout cas — savait inspirer la sympathie. Malgré sa vigilence, lui-même n’avait noté aucun comportement suspect de la part des hors-mondes. Il se surprenait même à apprécier de plus en plus les repas drôles et animés que les enfants partageaient avec Bella, Paddy, Livingstone, Diego et Karl. Petit à petit, Tan avait cessé ses appels à la prudence que, de toute façon, ses frères et ses cousins n’écoutaient pas. Il savait pourtant qu’il aurait dû insister davantage, quitte à faire valoir sa place d’aîné. Il avait baissé sa garde par facilité, mais quelque part dans sa tête, une petite voix lui soufflait qu’il aurait dû faire plus. Au moins, il continuait à chercher la zone de stockage de la cargaison volée dès qu’il le pouvait.

– Je sais qu’avec le temps, c’est de plus en plus difficile de croire qu’ils sont malhonnêtes, reprit Blacky à mi-voix. La plupart arrivent à être réellement sympas ! Peut-être même qu’à une époque, une partie d’entre eux à décider de se racheter une conduite ? Mais ne t’y fie pas. D’expérience, je sais que ceux qui adoptent une existence itinérante ne le font jamais par hasard. Ils le font parce qu’ils ont tout intérêt à se tenir le plus loin possible de leur planète d’origine, voire de n’importe quel monde affilié au système de justice universel. Or, si tu réunis cinquante criminels, même repentis, ils reviennent inévitablement à leurs anciennes habitudes. La plupart des gens qui se tiennent dans cette pièce ont un casier long comme le bras. Certains sont même recherchés. Bref, ce cargo est un vrai nid de vipères, n’en doute pas.

Il se leva et tapota l’épaule de Tan avec un regard significatif.

– Sur ce, je vais prendre une douche bien chaude.

Il s’éloigna en laissant Tancred perdu dans ses pensées. La voix de Karl relatant à Diego le passage à tabac qui lui avait valu une condamnation lui revint encore en mémoire. Voilà qui étayait les affirmations du terrien : au moins un des hors-mondes possédait un casier judiciaire et avait même purgé une ou plusieurs peines de travaux forcés.

Les exclamations de Teddy interrompirent sa réflexion. Debout devant son public, les mains sur les hanches, il déclarait d’une voix exagérément outrée :

– Je vous assure, on est des hikers, pour de vrai ! On a visité au moins deux cents planètes ! On a fait semblant d’être Terriens au début, parce qu’on fuit des méchants, mais on est des hikers !

Toute l’assemblée se mit à rire, ce qui fit bouder l’aventurier en herbe. Derrière le fauteuil de Tan s’éleva la voix grave de Paddy :

– Ils me bluffent ces mômes ! Ils perdent leurs parents, ils se retrouvent avec des sauvages comme nous, mais tout va bien… Vu l’existence bien protégée qu’ils ont connue avant, j’aurais juré qu’ils seraient plus abattus que ça.

– D’accord avec toi, approuva la voix de Bella. Ils respirent la bonne humeur la plupart du temps. Quand l’un d’eux est pris d’un coup de blues, les autres le consolent. Et ce sont eux qui mettent l’ambiance ! « L’effet Sailor », comme dit Victor…

– Voilà deux jours, murmura Paddy sur le ton de la confidence, j’ai trouvé Teddy sur les genoux de ce grincheux de Boldum. Tu sais ce qu’il faisait ? Il lui brossait la barbe en lui racontant une histoire… Le vieux était aux anges ! Il se laissait faire comme un gros chien qu’on gratte derrière les oreilles !

Le rire de Bella plongea Tan dans la perplexité. Est-ce que deux criminels pouvaient vraiment tenir ce genre de conversation ? Blacky savait de quoi il parlait, mais pour la première fois, l’adolescent se demanda s’il n’y avait pas une petite marge d’erreur.