Depuis le retour de leur grand-mère accompagnée de Maël, les jumeaux avaient appris combien leur naissance n’était pas ordinaire, ni leur famille d’ailleurs. Ils avaient des ascendances à la fois humaines et féeriques – Ely ne savait pas quel autre adjectif associer à cette partie inconnue de sa famille –, leur père avait lui une famille maternelle de sorciers et un père tout ce qu’il y a de plus humain. Quant à leur mère.... ils allaient la rencontrer très vite. Ils étaient moins humains que féeriques si l’on y regardait bien. Leurs ailes, celles qui leur causaient des démangeaisons entre les omoplates depuis des semaines, allaient éclore. Griselda leur avait dit que la présence de leur mère auprès d’eux parachèverait la transformation. Plus déroutant encore, leur peau allait bleuir légèrement, selon toute probabilité. Leur vie à Paimpont était définitivement derrière eux. Mais ils avaient gagné un père dont il leur restait tout à connaître.
La jeune fille regarda Zéphyr assis tout près d’elle au bord de la rivière où ils s’étaient arrêtés pour faire une pause. Il la regardait avec ce sourire si particulier qui faisait chavirer son cœur. Elle se rapprocha, lui pris la main en le regardant dans les yeux, les pommettes en feu, mais déterminée. Il continuait de lui sourire, telle une invitation muette et fébrile. Elle avança ses doigts vers la récente cicatrice du jeune Nergaléen, la caressa doucement. Celle-ci était déjà d’un joli bleu très clair, les soins d’Erin avaient bien fonctionné.
La jeune fille s’enhardit, approcha son visage tout près du sien et l’embrassa sur les lèvres, d’abord avec légèreté, puis elle n’y tint plus et glissa sa langue dans sa bouche. Il lui rendit son baiser avec douceur. Il la retourna sur le dos, la regarda un instant et fondit sur ses lèvres avec gourmandise. Ils reprirent leur souffle quelques minutes plus tard enlacés.
Ils en avaient envie depuis trop longtemps déjà. Au diable les convenances après tout. Ils s’embrassèrent de nouveau avec encore plus de fougue. Ils étaient déjà accros. Elysandre ne savait pas trop où allait la conduire ce flirt, elle n’était jusqu’à présent sortie qu’avec des garçons de son âge. Zéphyr était un homme, bleu certes, mais bien un homme adulte, pas un adolescent, avec sans doute des envies d’adulte…
Un craquement tout près, les interrompit, Erin se tenait droite, la bouche pincée, les poings blanchis par la rage. Elle prit son arc, tira toutes les flèches disposées dans son carquois, en direction d’une butée de terre, les traits défigurés et tordus, puis elle partit en hurlant de haine et de désespoir.
— Erin ! l’appela Zéphyr, qui ne comprenait pas le comportement de son amie de toujours.
Margot se dirigeait vers les tourtereaux, le visage fermé. Elle avait vu toute la scène. Elle repoussa les lianes de saules qui lui barraient le chemin et vint se planter devant Élysandre et Zéphyr.
— Tu as l’air surpris, s’adresse-t-elle avec dureté au Nergaléen. Tu ne sais pas qu’Érin est amoureuse de toi depuis des lustres ? s’insurgea-t-elle, véhémente. Enfin ! Zéphyr ? Tu es aveugle ? Ah… ces hommes, tous pareils !
— Margod ! la tança-t-il. Je pensais que c’était ma meilleure amie, rien de plus ! Jamais je n’ai pensé à une autre forme de relation avec Erin…, souffla-t-il, la mine défaite. Et puis, Ély…
— L’attraction de la nouveauté ! Toujours la même histoire…
— Euh…, tenta d’intervenir Elysandre de plus en plus interloquée et mal à l’aise.
— Nous savions que vous alliez finir par franchir le pas, la coupa Margod. Depuis que je vous avais surpris dans la tente quand on avait fait les essayages… Erin avait déjà très mal réagi, mais elle avait fini par se reprendre. Mais là, de vous voir de ses yeux, ça l’a achevée… Je ne sais pas si nous allons la revoir de sitôt… Elle va probablement finir le voyage de retour seule de son côté… Cela lui laissera le temps de respirer et de se calmer les nerfs.
Le jeune nergaléen se souvint de la dernière fois qu’Erin et lui s’étaient retrouvés seuls, ils avaient fait la course pour dévaler la pente en contre-haut du village. Il n’en retenait qu’une amitié joyeuse et rien d’autre. Non, vraiment, il ne comprenait pas.
— Bon, allons retrouver les autres, proposa Zéphyr en attrapant la main d’Elysandre. Ce qui est fait est fait, Erin et moi aurons une discussion quand on se reverra. Il est temps de repartir, Hywel nous attend.
Il laissa passer Margod devant et se tourna vers la jeune fille avec un sourire doux et l’embrassa encore avec avidité les yeux fermés de plaisirs. Baiser auquel Ely répondit avec ferveur. Il rouvrit les yeux en s’arrachant à l’étreinte à contrecœur, le regard fourmillant de douces promesses pour la suite.
*****
Baioun observait sa proie, allongée sur une table de pierre, veillée par deux grands papillons bleus. Elle avait la peau bleuie par le froid, du givre sur les lèvres. Mais le blanc laiteux mêlé de rose orangé regagnait du terrain sur ses joues. La triple dose du calmant que lui avait administré la sorcière lui faisait anormalement effet. C’était une nymphe de feu, une nymphe puissante, elle n’aurait pas dû être aussi affaiblie. Il guettait le meilleur moment pour attaquer et tenter de l’emporter pour la remettre aux Nergaléens, il savait que Baba souhaitait la présenter à la grande Hywel pour qu’elle soit jugée. Il connaissait bien cette partie du monde magique et ses raccourcis. Sa capacité à sauter en longueur et à plusieurs mètres au-dessus du sol lui permettrait de la transporter dans sa gueule tel un fétu de paille. Après plusieurs heures d’attente, la relève de la garde fut le moment qu’il attendait. Il avait peur que la nymphe ne retrouve ses esprits avant qu’il ait pu intervenir. Il rassembla son corps, les muscles tendus à l’extrême, prêt à sauter en avant, se retenant de feuler pour ne pas ébruiter sa présence. La mâchoire serrée, il retint son souffle…
— Elle se réveille ! Allez chercher la princesse ! Vite !
Le fauve grogna de mécontentement, il gratta le sol de sa patte, sa queue courte fouettant l’air. Il vit Marla se poser près de Kaëlig qui s’était retournée puis assise. La nymphe ébroua ses ailes qui avaient souffert de sa position allongée sans avoir pu les replier de façon correcte avant sa chute et sa capture par Baba.
— Elle va me le payer ! rugit-elle. Je vais récupérer le garçon, Marla ! Merci pour ton aide, mais je ne peux me permettre de rester une minute de plus ici ! s’enflamma-t-elle, sa peau reprenant ses couleurs ambrées de nymphe de feu.
— Comme tu voudras, Kaëlig, mais tu as une dette envers moi maintenant, je ne l’oublierai pas. Et Hywel, non plus… Je suis à découvert, tu me dois protection, à moi et mon peuple.
La nymphe de feu observa son alliée, esquissa un rictus et s’éleva dans les airs, totalement remise.
— Je ne suis pas aussi puissante que tu sembles le penser, mais je m’acquitterai de ma dette, affirma-t-elle du miel dans la voix. Maintenant, au revoir, j’ai quelqu’un à récupérer !
Baioun vit Kaëlig s’envoler à tire-d’aile en direction de sa maîtresse et ses amis. Il partit lui aussi au pas de course, il devait les prévenir et les protéger.
*****
Le silence tomba sur la forêt, Griselda tressaillit. Un rugissement suraigu perça les tympans de la petite troupe, suivi d’un rire empli de folie meurtrière. Chacun leva les yeux vers le ciel, le son infernal provenant d’au-dessus de leur tête. Kaëlig plus enragée que jamais les toisait, cherchant le meilleur angle d’attaque pour récupérer son amant. Morgan reconnaissant sa geôlière fronça les sourcils et serra la mâchoire. Non, elle ne l’aurait plus ! Elle ne l’aurait pas par surprise cette fois-ci, il savait qu’elle venait pour lui. Maël se prépara au combat, il ne saurait laisser cette folle récupérer son fils alors qu’il le retrouvait à peine. En outre, il ne comptait pas retourner dans sa prison diabolique. Les Nergaléens pointèrent leurs arcs de concert, la cible verrouillée dans leur esprit. Un feulement accompagna leur geste, Baioun, qui avait mis les bouchées doubles, à coup de sauts planés sur des distances inégalées pour un lynx même magique, atterri après un dernier saut au-devant du groupe, la gueule écartelée au maximum montrant ses longs crocs au ciel. Lui non plus ne laissait rien passer.
La nymphe de feu ne pouvait cette fois-ci compter sur ses phacochères rougeoyants, ils avaient été dispersés bien loin dans ses propres terres. La troupe avait bien avancé, au point qu’ils apercevaient au loin leur village et la forêt des saules grimpant la colline où le but de leur quête leur avait été dévoilé. Elle hurla et fonça dans le tas. Des flammèches sortirent de ses doigts, elle brûlerait tout s’il le fallait. Ses yeux injectés de sang étaient écarquillés, la bouche ouverte en un rictus de haine, elle paraissait avoir perdu le contrôle sur ses nerfs. Une volée de flèches la cueillit, elle éclata de rire en arrachant l’une d’elles de sa cuisse ensanglantée et la renvoya aussitôt avec fureur. Les flammèches s’allongèrent au bout de ses mains, elle incendia un cercle tout autour des Nergaléens et leurs amis. Elle les avait piégés ! Tewenn et Ergad faisaient équipe à coups de lancer de pierres de la taille d’un crâne, l’une d’elles l’atteignit en pleine tête ce qui la déséquilibra et la fit descendre à portée du lynx. Baioun bondit sur elle en plein vol, sa mâchoire se referma sur l’épaule de la furie et réussit à la plaquer au sol avec fermeté. La nymphe était défigurée par la haine et la douleur, le visage en sang, elle mit le feu à la fourrure du félin pour tenter de se libérer. Griselda intervint en lançant un sort pour stopper la propagation des flammes sur l’animal. Ça, elle le pouvait, car la zone était minuscule, au contraire de l’incendie prodigieux qui les entourait. Maël et Sliman foncèrent sur la forcenée maintenue à terre par Baioun. Le jeune Nergaléen décocha une flèche enduite d’élixir paralysant dans l’épaule de la nymphe enragée, espérant que cela suffirait à la neutraliser. Zéphyr fit de même.
— Allez, faites tous pareil ! lança-t-il à ses compagnons. Nous l’emmènerons à Hywel, et cette fois-ci elle ne pourra pas s’enfuir ! Et si Marla retente de la délivrer, nous ne nous laisserons pas surprendre !
La nymphe criblée de flèches enduites ne bougeait plus, elle entendait tout, mais ses pouvoirs l’avaient apparemment quittée pour de bon. Elle ne comprenait pas, Morgan la regardait avec haine, alors que son cœur à elle se consumait de passion pour lui. Elle essaya de lui parler, mais sa mâchoire et sa langue restaient de marbre. Elle serra les poings mentalement. Était-il possible ? Possible que…
Un éclair lui traversa le cerveau, la malédiction des K ! Elle avait succombé à l’amour, elle s’était elle-même tiré une flèche fatale dans le pied… La flèche de Cupidon interdite à toutes les nymphes de sa lignée… Et cela sans même le voir venir… Quelle inconsciente, elle se maudissait déjà pour cette erreur impardonnable ! Elle savait que Marla ne se repointerait plus, elle avait fait sa part et allait sûrement le payer dès qu’Hywel aurait vent de sa traîtrise. Tant pis pour elle, elle ne lui avait rien demandé à la base. C’est elle qui était venue lui parler, elle qui avait une dent contre Hywel pour une raison parfaitement puérile d’ailleurs. Cette pensée remit du baume au cœur de la nymphe de feu, elle ne serait pas seule à perdre dans cette affaire. Un rictus mental accompagna cette conviction. Un cri déchirant interrompit ses réflexions.
— Maman ! hurla Sliman
La sorcière blanche était à terre, une flèche fichée dans la poitrine, en plein cœur. Ses yeux révulsés, la bouche béante à la recherche de sa dernière bouffée d’air qui n’avait pu finir son chemin, la mort l’avait prise par surprise. Les mains encore agrippées au trait meurtrier figées dans un geste qu’elles n’accompliraient jamais jusqu’au bout.
Kaëlig comprit qu’elle avait au moins accompli une partie de sa vengeance, la flèche qu’elle avait renvoyée avait fait son funeste travail.
Sliman hurlait de douleur et de peine, il s’accrocha au corps de sa mère, l’étreignit, incapable de s’en détacher. Un rictus de supplice lui déformait le visage. Il se balançait d’avant en arrière Baba inerte dans ses bras. Griselda, le visage inondé de larmes s’accroupit derrière lui pour le contenir. Elle avait perdu sa sœur sans même s’en rendre compte, trop absorbée par la bataille, elle n’avait rien vu rien senti, mais maintenant que le combat était gagné, le grand vide de l’aura de sa sœur était incroyablement criant dans son cœur et dans sa tête. Une partie d’elle-même avait disparu dans le néant. Elle avait retrouvé son fils, mais en payait le prix exorbitant.
Le silence régnait toujours aux alentours, le feu avait disparu en même temps que la prise de conscience de Kaëlig. Tout était carbonisé alentour. Baioun émit une sorte de cri de rage mêlé de chagrin, il avait perdu sa maîtresse, celle qui l’avait élevé depuis qu’elle l’avait recueilli alors qu’il était égaré en forêt à peine âgé de deux mois. Il se lova tout contre le corps de la défunte, le ventre collé à son dos en une attitude protectrice.
Le reste de la troupe s’était assis plus loin les uns contre les autres. Exténués et abattus, ils assistaient impuissants à la tragédie qui venait de se jouer devant eux. Les yeux mouillés et la mine sombre, ils attendraient le temps qu’il faudrait. Ils surveillaient avec âpreté la nymphe qu’ils avaient ligotée de nouveau à l’aide des cordelettes magiques de la sorcière.