Baba la blanche buvait la potion à petites gorgées, l’amertume la faisait grimacer. Erin lui tendit un peu de pain pour faire passer le goût affreux.
— Je suis désolée, je sais bien que ce n’est pas très bon, mais c’est efficace et c’est le plus important… Mais j’imagine qu’en tant que sorcière vous-même, ce n’est pas une surprise. Margod, s’adressa-t-elle à son amie, passe-moi la deuxième coupelle s’il te plaît.
Elle attrapa le petit bol et le plaça dans les mains de Baba après que celle-ci eut déposé le premier devant elle.
La sorcière esquissa un timide sourire pour montrer qu’elle se sentait déjà mieux. Elle avala d’une traite la deuxième mixture à la couleur ambrée qui dégageait une légère odeur de menthe douce.
— Ne t’inquiète pas, ma jolie Erin, j’ai l’habitude des boissons franchement amères. Je ressens déjà les bienfaits de cet élixir, merci à toi. Il faudra que tu me montres comment tu le prépares, je ne le connaissais pas.
Zéphyr, n’y tenant plus, les interrompit.
— Pardon de couper la conversation, mais j’aimerais éclaircir les dernières informations que Griselda nous a révélées.
Tous se tournèrent vers lui, les yeux arrondis, les sourcils en accent circonflexe. Seul Sliman qui savait déjà continua de fixer à tour de rôle sa mère et sa tante. Il avait déjà échafaudé plusieurs hypothèses sur la suite, mais attendait avec impatience la confirmation de ses intuitions.
Elysandre, les yeux fixés sur sa grand-mère, arquait un sourcil, tout en se grattant entre les omoplates, encore… Elle avait remarqué que Morgan souffrait de la même gène, elle l’avait surpris, se frottant le dos contre un arbre à la manière des ours bruns qu’elle avait vus dans un reportage TV. Elle ne savait qu’en penser, mais n’avait pas encore pris la peine de lui en toucher un mot. Il y avait plus urgent : rentrer chez eux sains et saufs avec leur grand-mère, mais laisser Zéphyr derrière eux la faisait douter. Souhait-elle réellement l’abandonner ?
Zéphyr poursuivit sur sa lancée.
— Griselda nous a révélé quelles étaient les fameuses fleurs de Maël de la requête d’Hywel, il s’agirait des althéas rosae ou roses trémières dans le monde humain. Elle nous a également annoncé que son fils se prénommait Maël, lâcha-t-il en ouvrant grand les yeux.
Un écho de stupeur traversa l’assemblée.
— Je vais laisser Griselda nous parler du reste, elle aurait une idée sur qui sont les porteurs du signe !
Tous les regards convergèrent en un instant sur la vieille sorcière dans un brouhaha de commentaires, sauf celui de Baba qui jeta un œil sur le côté, un air entendu s’affichant sur son visage.
— Tout d’abord, pouvez-vous me redire les mots exacts de votre nymphe protectrice ? commença-t-elle. Je vous dirais ensuite ce que j’en sais ou ce que j’en déduis.
— Hywel a formulé ce souhait en échange de sa protection pour la nouvelle génération, fit Erin en sortant un petit carnet de son sac. Je vais vous lire ce que j’ai noté : « J’exige donc que les porteurs du signe du cycle infini viennent à moi et qu’ils m’offrent le chant de leur naissance accompagné d’un bouquet des fleurs de Maël. » lut la Nergaléenne. Qu’en déduisez-vous, Griselda ? Connaissez-vous les réponses à ces questions ?
Baba jeta un regard d’encouragement à sa sœur. Celle-ci se massa le menton quelques secondes, elle cherchait comment amener ces révélations sans brusquer les concernés. Il y avait tant à dire… Le choix des mots avait son importance, elle devait expliquer l’inexplicable, être concise, car le temps filait, mais ne pas oublier de détails essentiels. Justifier pourquoi tout ce temps d’omission du passé et du futur. Plus rien ne serait comme avant, reculer lui était impossible. Elle prit une grande inspiration et débuta un long monologue.
— Il y a bien longtemps, un peu plus d’une cinquantaine d’années humaines, je vivais ici aux pays des saules bleus, des Nergaléens et des nymphes, non loin de ma sœur ici présente, Baba. Puis un jour, j’ai souhaité découvrir le monde humain. Je connaissais les points telluriques zones de passage entre nos deux mondes, comme toutes les sorcières de notre monde.
Elle marqua une pause, pensive.
— Je suis donc allée à la cascade de Mikaduki, la cascade des brumes et…
— Mais c’est par là que nous sommes arrivés ! s’exclama Elysandre incrédule.
— Oui, je m’en doutais, mon Ely, mais laisse-moi poursuivre s’il te plaît.
— Pardon, grand-mère.
— … Et j’ai atterri en France, un pays humain. Dans une région qui s’appelle la Bretagne, dans la forêt de Paimpont. Je vais passer les détails inutiles pour notre affaire. Au bout de quelques mois à me balader dans la région, où j’avais pris le temps de visiter la côte qui borde un océan, j’ai visité de nombreux ports. C’est dans l’un d’eux que j’ai rencontré mon futur mari, un marin qui s’appelait Ian. Ian Plouhagen, un jeune breton de vingt-cinq ans.
Morgan leva les yeux sur sa grand-mère, il avait déjà vu ou lu ce prénom quelque part, sans parvenir à se souvenir où.
— Nous nous sommes mariés quelques mois plus tard, nous avons bâti la maison où vous avez grandi, s’expliqua-t-elle en s’adressant aux jumeaux. Plus tard, nous avons eu un fils, Maël, mais le bonheur fut de courte durée, Ian ayant disparu corps et âme lors d’une mission en mer du Nord…
Griselda essuya avec discrétion une larme sourdant de l’un de ses yeux humides, puis reprit.
— Maël était encore tout petit, j’ai dû me débrouiller seule quelque temps, puis je me suis résolue à rentrer auprès de ma sœur qui était restée dans ce monde, notre monde. J’ai fermé la maison par un sort pour qu’elle ne soit pas pillée ou squattée pendant notre absence que j’imaginais durer plusieurs années, le temps de me reconstruire et d’élever Maël. Baba m’a soutenue pendant toute cette période. Puis vint le moment où mon fils voulut en savoir plus sur son père… Nous sommes retournés dans notre maison de Paimpont. J’ai inscrit Maël à l’école, il a donc appris à vivre en humain à part entière. Nous retournions en pays nergaléen pour les vacances d’été. Il s’est fait des amis des deux côtés. Il est tombé amoureux, plusieurs fois côté humain. Puis un jour…, s’arrêta-t-elle, le visage empourpré.
La sorcière cherchait ses mots. Comment allait-elle annoncer une vérité si énorme de conséquences ? Mais avait-elle seulement le choix ? Hywel avait lancé la quête, c’est donc qu’elle était prête, supposait-elle. Il ne restait que quelques jours aux jeunes nergaléens pour accomplir leur mission, l’avenir de toute une génération était en jeu. Et puis de toute manière, les dés étaient jetés, elle ne portait que la responsabilité d’éclairer leur chemin, d’ôter le voile qui les empêchait de comprendre et de résoudre cette énigme. Elle se tordait les doigts tout à sa réflexion quand Elysandre prit la parole à son tour.
— Tu ne nous as jamais raconté tout cela, grand-mère. Tu as connu notre mère ? Tu nous as toujours dit que papa nous avait amenés chez toi et qu’ensuite il avait disparu. Que tu ne savais pas comment s’appelait notre mère ni qui elle était !
— Laisse grand-mère s’expliquer, Elysandre. Elle avait certainement de bonnes raisons, tu la connais comme moi. Elle ne fait jamais rien sans une bonne raison, l’arrêta Morgan qui a avait fini par reprendre totalement ses esprits depuis sa libération.
— Oui, ton frère a raison, ma petite fille, enchaîna la sorcière.
— Désolée…
— Puis un jour, donc, il rencontra votre future mère ici, elle se baignait dans l’anse de la cascade Mikaduki. Il ne savait rien d’elle, car il ne l’avait jamais rencontrée auparavant et il engagea la conversation avec simplicité. La belle s’en amusa et ils se retrouvèrent régulièrement jusqu’à ce qu’elle tombe amoureuse de lui. De cet amour, vous êtes nés, mes chéris. Votre mère est une nymphe.
La sorcière marqua un temps d’arrêt, elle hésitait encore à révéler le nom de cette nymphe, cela remuait tellement de souvenirs enfouis et allait engendrer une avalanche de questions, elle n’en doutait pas.
— UNE NYMPHE ? s’écrièrent en chœur les jumeaux abasourdis.
— Oui…, il s’agit d’Hywel.
Un « OOOH » général s’éleva de l’assemblée.
— Mais le plus important et la cause de tous ces secrets sur votre naissance, je ne vous l’ai pas encore révélée, ajouta-t-elle tout en tendant le bras pour attraper de quoi boire, toutes ces explications lui asséchaient la gorge et la langue, elle qui parlait peu au quotidien.
— Donc si je résume, intervint Zéphyr, Maël est le père d’Elysandre et Morgan et notre nymphe la grande Hywel est leur mère. Et les fameuses fleurs que nous devons rapporter sont les fleurs préférées de Maël, les althéas rosae. Je crois comprendre la suite sans difficulté, ajouta-t-il en scrutant le visage rougeaud de Griselda. Mais je préfère vous laisser la primeur des révélations suivantes, Ô Hilda la grise, car, oui, j’ai fini par faire le lien avec ce que j’ai lu dans les grimoires de la bibliothèque d’Hector, précisa encore le Nergaléen.
— Tu as tout à fait raison, Zéphyr, j’allais y venir à un moment ou à un autre. Mais tout d’abord Maël et sa disparition, si tu me le permets, insista-t-elle en souriant.
Zéphyr hocha le menton, en signe d’assentiment.
— Vous connaissez tous l’histoire d’Hywel et Koliana, sauf mes petits-enfants bien évidemment, reprit-elle. Pour résumer, Koliana s’enticha de l’amoureux d’Hywel ce qui déclencha l’ire de celle-ci et le châtiment qui s’en suivit, et la malédiction qu’elle jeta sur la lignée des K. Malheureusement, dans les jours qui suivirent, Maël a disparu et est toujours introuvable à ce jour. Nous supposons qu’il est mort, mais en vérité, personne ne sait…, soupira-t-elle un sanglot dans la voix. Hywel s’est ensuite aperçue de sa grossesse et vous a confiés à moi dès votre naissance afin de vous protéger et de vous élever du côté humain pour qu’aucune nymphe aigrie et jalouse ne vous fasse de mal. Elle m’avait dit qu’elle se révélerait à vous quand vous atteindriez l’âge adulte. C’est d’ailleurs parce que vous avez atteint cet âge que vous avez pu passer par la cascade…, soupira-t-elle. Je pensais avoir encore un peu de temps… jusqu’à votre anniversaire… mais le temps ne défilant pas exactement de la même manière des deux côtés, j’ai été négligente sur ce point. Et vous voilà bientôt réunis avec votre mère…, souffla-t-elle.
Un grand silence accueillit ces paroles, chacun pesait le poids de tout ce qu’ils venaient d’apprendre. Zéphyr se massait les tempes en grande réflexion. Les jumeaux côte à côte se tenaient par la main, écrasés par la masse d’informations, mais souriant aussi de savoir que leur mère était vivante et qu’ils allaient la rencontrer dans les jours à venir.
— Encore, une chose, mes amis, mais je pense que vous aurez peut-être compris la suite par vous-mêmes. Elysandre et Morgan sont les porteurs du signe infini dont parle Hywel. Ils possèdent tous deux un tatouage sur l’aine, un huit couché et stylisé en arabesques florales très fines.
Les jumeaux posèrent par réflexe leur main libre à l’endroit indiqué. Ils s’étaient toujours demandé d’où leur venait cette marque, visible seulement d’eux-mêmes vu l’emplacement.
Sliman se leva tel un ressort et effectua force cabrioles en riant.
— Cela veut dire que nous avons réussi notre quête ! s’exclama-t-il au comble de la joie. Je sais où poussent les fleurs dont vous parlez, il faut retourner chez Kaëlig, j’en ai aperçu quand nous sommes allés délivrer Morgan ! Je n’en ai jamais vu ailleurs depuis très longtemps, c’est pour ça que ça m’a surpris et que je l’ai noté dans un coin de ma tête.
*****
L’arbre compagnon de Kaëlig se tenait devant eux. Griselda scrutait les environs, elle ressentait la magie des lieux, mais quelque chose d’infime la titillait sans qu’elle arrive à trouver d’où cela venait. Comme un lointain souvenir, une sensation étrange, mais familière pourtant. Ils avaient laissé les jumeaux avec Zéphyr et Tewenn pour veiller sur Baba toujours très faible.
— Par ici ! s’exclama Sliman. Les fleurs sont là-bas, regardez, elles poussent autour d’une petite cabane ou caverne ? Je ne vois pas très bien ! Allons-y !
Ergad, Erin et Margod coururent derrière lui, laissant la sorcière en arrière plongée dans ses sensations, elle avançait à petits pas incertains.
*****
Il les entendait approcher, il allait enfin être délivré. Il se mit à frapper fort sur la grille à l’aide d’une pierre. Il fallait qu’ils l’entendent.
*****
Margod et Erin commencèrent à cueillir les roses trémières. Margod les enfouissait directement dans sa besace magique. Hors de question qu’elles s’embarrassent de ces grandes tiges pendant tout le retour dans la forêt.
Tac tac tac… tac… tac… tac… Tac tac tac
— Vous entendez ces bruits ? les interpella Sliman.
— Oui, j’entends moi aussi, intervint Griselda qui avait fini par les rejoindre. Et je ressens également une empreinte mi-humaine, mi-magique, je n’arrive pas à la reconnaître, mais je suis sûre de l’avoir déjà croisée.
Les Nergaléennes hochèrent le menton pour signifier qu’elles aussi entendaient les sons par intermittence.
— Par-là, regardez ! Il y a une porte ici ! les informa Sliman en sautillant sur place comme à son habitude.
Il se précipita, suivit de près par Griselda, qui avait aussi découvert d’où venait ce qui ressemblait à un appel en morse qui codait un SOS, si elle se souvenait bien du morse.
— Je vais enfoncer la porte ! se proposa le colosse qui s’avançait vers la porte
— Attention, Ergad, ne t’approche pas, il y a une protection via un enchantement. Je vais d’abord essayer de le briser.
La sorcière s’activa, dessina des arabesques invisibles tout en marmonnant des incantations en langue ancienne. Après quelques minutes, elle s’approcha de la poignée pour l’actionner, elle ne rencontra aucune résistance. Elle ouvrit la porte puis se figea, la bouche béante, les yeux exorbités.
Le prisonnier de Kaëlig se figea lui aussi, mais avec un large sourire lui barrant le bas du visage. Il reprit vite ses esprits et se jeta sur la sorcière toujours raidie par l’émotion et la surprise.
— Mmmmm ! essaya de prononcer le prisonnier en montrant sa bouche fermée pour indiquer qu’il ne pouvait parler.
Cela eut pour effet de sortir la sorcière de sa stupeur.
— Oh, elle t’a mis un bâillon magique ! La garce ! Et tu es attaché ! je n’avais pas vu.... Attends, je vais régler tout cela !
— Je peux aider à briser la chaîne avec cette grosse pierre, proposa Ergad qui s’était avancé, comprenant que l’homme retenu était un ami de la sorcière.
Il joignit le geste à la parole et libéra l’homme presque aussi costaud et grand que lui. Celui-ci le remercia d’un signe de tête amical. Ergad nota que la physionomie du détenu lui rappelait fortement quelqu’un sans retrouver qui.
Griselda entama une série d’incantations tout en massant la bouche du prisonnier. De longues minutes défilèrent sous le regard curieux des Nergaléens l’accompagnant.
— Maman ! s’exclama le prisonnier dès que le sort fut tombé.
— Ô, mon fils chéri...., je te croyais mort…, fit Griselda entre deux sanglots de joie mêlés de tristesse.
La mère et le fils se serrèrent fort dans les bras l’un de l’autre, personne n’osant interrompre ces retrouvailles pour le moins inattendues. Griselda caressa les cheveux de Maël, le regard empreint de joie et de fierté. Il avait pris de l’âge, des tempes qui grisonnaient, un cheveu blanc par-ci par-là, mais son charme était intact.
— Tu es magnifique mon fils !
— Je te retourne le compliment chère mère !
— Pfft pfft pfft, ne dis pas de bêtise, je suis une très vieille femme maintenant, s’amusa-t-elle. Ton fils te ressemble énormément ! s’exclama-t-elle, et d’ailleurs, nous allons retrouver tes enfants de ce pas. Ils ont franchi par hasard le passage de Mikaduki… Ils te raconteront toutes les péripéties qu’ils ont vécues ces dernières semaines.
Elle marque une pause pour se diriger vers la sortie et enchaîna sous le regard interrogatif de Maël.
— Quand je pense que cette garce de Kaëlig vous a eu tous les deux prisonniers, en même temps !
— Pardon ?
— Oui… cette furie a enlevé et ensorcelé de ses charmes, ton propre fils....
— Mon… fils ?
— Oui, tu m’as faite grand-mère ! Tu es le père de jumeaux. Un garçon et une fille ! Morgan et Elysandre que tu vas pouvoir rencontrer dès que nous serons de retour au bivouac.
Maël serra les poings à en faire blanchir les jointures.
— Mais rassure-toi, nous l’avons libéré…
— C’était donc toi et tes amis que j’ai entendus l’autre jour… Je savais que Kaëlig avait un autre prisonnier depuis quelque temps, mais je ne pouvais pas savoir qui…, elle me droguait en permanence ! Je n’avais plus aucune volonté…
Il marqua un arrêt, pensif.
— Quel âge ont les jumeaux ?
— Dix-huit ans dans quelques jours…
— Oh ! … Ça fait si longtemps…
Cette révélation plongea Maël dans le silence, trop d’émotions contradictoires à gérer d’un seul coup. Il aurait besoin de temps pour digérer.