Ermites

Été

Ils avaient trouvé un équilibre étrange, dans cette montagne oubliée. Les jours s’allongeaient, le soleil frappait les rochers jusqu’à les faire craquer et Miranda s’amusait à leur inventer des noms. Celui qui sonnait à midi était Crac-le-Bienheureux, celui du matin Pierre-la-Polie, et celui de l’après-midi Roc-l’Énervé, car il sonnait plus fort. Cléandre hochait la tête, l’air de tout comprendre, pendant qu’il affinait son art du farniente contemplatif.

Été d’or, montagne endormie,

Les heures s’étirent, pleines d’oubli.

Au loin, l’écho d’un monde en guerre —

Ici, l’herbe pousse sans colère.

Un jour, il se fit la réflexion qu’il aurait pu mourir là, sans que personne ne s’en aperçoive. Il aurait pu y avoir une révolution, une invasion, un changement de monnaie, ou pire : l’interdiction du vin rouge. Et lui, perché dans les hauteurs, n’en aurait rien su. Ce qui ne manqua pas de l’amuser.

C’est beau, l’ignorance volontaire. Encore un peu et je deviens un sage.

Miranda, la bouche pleine de framboises, lui répondit avec sérieux :

— Moi, j’veux être une chèvre.

Il ne trouva rien à redire.

Automne

Les feuilles tombèrent avant qu’ils ne pensent à redescendre. Les vents se firent plus rudes, les nuages plus paresseux et Cléandre ajouta une deuxième couche de chaussettes à son attirail. C’était sa seule préparation à l’hiver.

Feuilles rousses sur l’oubli,

Le froid s’avance, sans un cri.

Les jours déclinent, lents, amers —

L’éternuement rôde dans l’air.

Car oui, il avait tenté d’oublier le danger… mais Miranda éternuait. Moins qu’avant, mais toujours avec la même efficacité meurtrière. Trois bouquetins – peut-être quatre, difficile à dire avec les restes – s’étaient trouvés au mauvais endroit au mauvais moment.

Le saucisson, c’était bien. Un bouquetin, c’est plus nourrissant.

Il finit par leur construire un petit cairn, avec une étiquette : Aux contemplatifs tombés trop près du souffle infernal.

Hiver

Ils survécurent grâce à un stock impressionnant de racines, de réserves oubliées dans un refuge et à une découverte miraculeuse : un tonnelet de prune fermentée, jadis caché par un berger prudent. Cléandre le renomma l'élixir de sagesse.

Blanc silence, souffle gelé,

L’hiver referme ses secrets.

Sous les pierres, un feu s’endort —

Deux âmes veillent, rient encore.

Ils jouèrent au Jeu des Innocents des journées entières, à s’en user les nerfs. Miranda devenait redoutable au bluff. Cléandre perdit sa bille verte de la chance, furieux.

— Tu triches.

— Non. Tu psychotes.

Et elle souriait, sans savoir que ce mot-là n’existait pas.

Printemps

Et un matin, l’air changea. Le froid recula, les pierres suèrent un peu sous le soleil et les bourgeons revinrent. Cléandre se leva, les bras engourdis, les poches plus légères, le cœur bizarrement plein.

Bourgeon discret sur roche dure,

Le vent descend, emplit l’armure.

Un pas hésite, un rire fuit —

Il est temps. La vallée luit.

Il regarda Miranda. Elle faisait tourner une pâquerette entre ses doigts, sans la cueillir.

— On redescend ?

Elle hocha la tête.

— J’ai envie d’éternuer.

Il prit son sac, sa bille noire la plus ancienne, et descendit le premier.

 

 

 

 

 

 

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Cléooo
Posté le 28/08/2025
Ah, eh bien les bouquetins ont quand même pris, pauvres animaux sans défense !

Je me fais une remarque : est-ce que redescendre au printemps c'est vraiment la bonne idée ? Parce qu'avec le pollen (qui visiblement impacte Miranda) c'est peut-être risqué de l'emmener auprès d'autres êtres humains !
Mais bon en même temps, ça fait long quand même, un an dans les montagnes. Je me demande si tu ne pourrais pas développer un peu plus ce chapitre. Sont-ils restés complètement isolés pendant cette année écoulée ? Ils vivaient seulement de cueillette (et de bouquetins) ? Pas de bergers dans les parages ? Restait-il quelques pièces à Cléandre pour acheter le minimum, à l'occasion ? Un village pas si loin, même si en hiver ce n'était accessible ?

Remarques :

"ou pire : l’interdiction du vin rouge." -> ceci dit, il doit pas en boire beaucoup, perché dans ses hauteurs.
"— Non. Tu psychotes.
Et elle souriait, sans savoir que ce mot-là n’existait pas." -> ça m'a fait sourire parce que j'ai bugué sur le mot justement xD

À très vite ! ^^
ClementNobrad
Posté le 02/09/2025
Ah ! Je viens de voir que je n'avais pas répondu à ces chapitres alors que j'ai déjà répondu à tes commentaires de chapitres suivants...

Effectivement psychote n'existe pas vraiment ! Je trouvais ça sympa de prendre le contre-pied !
ClementNobrad
Posté le 02/09/2025
Mince mon message est parti sans que j'ai pu le finir !

Je ne pensais pas décrire plus que ça le périple dans la montagne et leur quotidien. Je voulais faire un petit poème assez rapide et laisser au lecteur les galères sous-entendues de ces petites lignes des 4 saisons. J'avais peur après que le chapitre soit trop longs. Je privilégie pour ce projet des chapitres courts, rythmés et enchaîner les arcs narratifs.
J'espère que la suite te plaira quand même !
Syanelys
Posté le 11/06/2025
Quel délicieux met des quatre saisons que voilà ! Plus de vin rouge, plus de racines ? Quoi manque de qui, là ?

Cléandre, tu tentes l'existence d'ermite ? Et la petite ? Son éducation ne peut se résumer à une maitrise de ton jeu. Ne fais pas l'innocent !

Au lieu de prévenir ou de guérir son rhume à défaut du rhum à partager, intéresse-toi à ses origines ! On veut savoir de quel ciel est tombé l'ange !
ClementNobrad
Posté le 11/06/2025
C’était une sorte de relecture des Quatre saisons de Vivaldi, version Cléandre, un mélange de poésie et de nostalgie, ou peut-être tout simplement éthylique, difficile à dire avec lui, la bouteille n’est jamais bien loin, et les grands airs de solitude lui vont plutôt bien. Sa vie d’ermite, au fond, il y a pris goût. C’est là, en pleine montagne, que se forge l’éducation de Miranda. À la dure, oui, mais c’est la seule école qui vaille. Et puis, avec tous ces bouquetins dans les parages, elle finira bien par tirer quelque chose de leur sagesse ancestrale. Il n’y a pas de meilleurs professeurs ! Quant au rhume, on verra plus tard. Il y a suffisamment de bouquetins à croquer pour tenir l’hiver. Après tout, les profs, c’est bien connu : ça se mange cru.
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