La sagesse du bouquetin

Le paysage s’étendait à perte de vue, une mer de roches et de prairies d’un vert tendre, bercée par un vent léger qui portait les souvenirs de la montagne. Tout ici se figeait dans un temps parallèle, où le monde des hommes n’avait jamais mis un pied. Les cimes escarpées, couvertes de mousse et de lichen se dressaient telles des sentinelles surveillant ce coin isolé, loin de tout bruit, de toute agitation. Un petit ruisseau serpentait entre les pierres, murmure timide dans ce silence trop parfait, à peine troublé par le cri d’un rapace solitaire. Un coin de montagne où même les oiseaux avaient peur de s’éterniser. Cléandre, assis sur un rocher, observait ce refuge, où les montagnes lui disaient : Ici, tout est oublié, tout est effacé.

À côté de lui, alignées avec une précision militaire, reposaient ses quatre billes noires, toutes polies par ses soins, brillantes sous le soleil qui déclinait derrières les sommets rocailleux. Il les regardait, les doigts encore noirs de la dernière. Depuis le jour où il avait croisé Miranda dans ces bois maudits, ces billes s’étaient multipliées. Quatre, maintenant, quatre. Il n’arrivait toujours pas à comprendre comment une si petite chose, une petite fille au sourire angélique, avait réussi à ajouter à sa collection ces petites sphères funestes.

Il s’était dit qu’il avait accumulé tout un assortiment de billes au cours de ses trente années d’existence : des rouges, des bleues, des vertes… des jaunes même, quand il se laissait aller à des moments de générosité. Aucune noire, jamais, elles ne faisaient pas partie du lot. Puis Miranda était arrivée, innocente, sans savoir qu’elle portait avec elle une véritable machine à créer des malheurs. La première bille noire ? Le vieillard, tombé dans l’oubli sous ses propres pas maladroits. La deuxième ? Un autre, emporté par sa propre folie. La troisième et la quatrième ? Elles s’étaient accrochées à lui, ombres persistantes, plus persistantes que la poussière sous ses bottes. Il aurait voulu les effacer, idée aussi absurde que de croire qu'une montagne pouvait se déplacer par elle-même.

Cléandre soupira, les yeux se posant sur Miranda qui gambadait gaiement dans un champ de pâquerettes. Elle semblait tellement… inoffensive, avec ses mains qui saisissaient les fleurs, les rassemblaient puis les laissaient tomber dans un geste distrait, son visage marqué par une innocence éclatante.

Pour l’instant, il ne pouvait que la regarder jouer avec cette désinvolture enfantine qui le mettait mal à l’aise.

Pas ma faute, ni la sienne. Ce n’est pas elle qui tue, c’est la transformation.

Il s'étira, jetant un dernier regard à ses quatre billes noires avant de les glisser dans sa sacoche. Ce paysage, ce coin de montagne, cet endroit où tout s'arrêtait pour lui offrir un peu de paix allait devoir suffire.

Alors, un bouquetin bêla, tirant Cléandre de ses sombres réflexions. L'animal, les yeux écarquillés, scrutait l'escroc avec une intensité hypnotique.

Est-ce que cet œil perçant cherche à sonder mon âme ?

Il se redressa, retrouvant cette posture de bravade, cette arrogance d’escroc qui, même seul dans une vallée isolée se sentait toujours prêt à manipuler l’univers à son avantage. En croisant à nouveau le regard du bouquetin, un doute s’installa.

Ou alors, ces yeux sont ceux d’un expert en contemplation de rochers.

Le regard de la bête était si égaré qu’il traversait tout et rien à la fois, perdu dans un monde qui échappait à Cléandre. Et l’herbe qu’elle mâchouillait ne faisait qu’ajouter à cette image.

Franchement, est-ce que l’herbe aide vraiment à entretenir l’aura de sagesse des créatures de montagne ?

Cléandre observa l'animal, amusé par l’incongruité de l'instant.

Le bouquetin, sans la moindre gêne, émit un autre bêlement étrange, comme si ses pensées étaient aussi confuses que celles de Cléandre. Ce dernier éclata de rire.

Finalement, on n’est pas si différents, toi et moi. On est tous les deux en train de ruminer des pensées que personne ne comprend...

Le vent souffla un peu plus fort et Cléandre se laissa aller à la rigolade, observant l'animal, totalement inconscient de l’effet qu’il avait sur lui. Ce monde de montagnes et de solitude était décidément plein de surprises.

Qu'importaient les malheurs, à ce stade, il était inenvisageable de se séparer du petit monstre : elle avait fait tellement de dégâts qu’elle lui appartenait presque, pareille à une vieille chaussette trouée qu’on garde par habitude.

La sagesse du bouquetin, voilà une leçon de vie. Rien ne sert de ruminer, il suffit de mâcher l'herbe et de laisser passer le temps.

 

 

 

 

 

 

 

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Cléooo
Posté le 28/08/2025
Coucou Clément !

Encore un chapitre très visuel. On revient doucement à l'innoncence des prairies.

Pendant un moment, j'ai eu dans l'idée que Miranda allait sauter sur le bouquetin et le dévorer alors même que Cléandre l'observait. Je sais pas pourquoi, je le sentais venir gros comme une maison, et pourtant pas du tout. Je crois que j'ai juste un esprit trop ironique.
En plus ça m'aurait fait peine, pauvre bouquetin.

Quelques remarques :
"sous le soleil qui déclinait derrières" -> derrière
"ces billes s’étaient multipliées. Quatre, maintenant, quatre." -> multipliées ? On ne multiplie pas par zéro. Il me semble plutôt qu'il additionne. Quelque chose me chiffonne dans ce passage.
"Pas ma faute, ni la sienne. Ce n’est pas elle qui tue, c’est la transformation." -> le passage au "je" est un peu abrupte. Idem avec "Est-ce que cet œil perçant cherche à sonder mon âme ?" etc. Peut-être juste de guillemets qui manquent ?
ClementNobrad
Posté le 02/09/2025
Coucou !

Ahhh le bouquetin n'est pas bouloté? Ça ne devrait pas tarder ahaha (tu l'as déjà lu, donc je le dis ici, ça sera pour le chapitre suivant !)
J'aime bien ce chapitre aussi, ce côté contemplatif. D'ailleurs me suis fait un séjour cet été dans la haute montagne avec des bouquetins. C'était bieeeeeeeen. Je te le conseille si jamais tu ne le fais pas encore ! Rien de tel pour se ressourcer.

Merci pour tes remarques annexes, je prends note !

A très vite
Syanelys
Posté le 11/06/2025
J'ai beaucoup aimé ce dialogue avec le bouquetin. Les joutes verbales échangées, les débats métaphysiques ou leur philosophie de vie m'ont beaucoup touché. Rien à redire ! Il fut très délicat de se concentrer sur l'innocence de la petite offerte aux fleurs à côté !

4 billes noires. Sûrement autant de collier de charcutier.

Le déni, Cléandre, le déni ! Elle dévore ton avenir car tu ne cesses d'avaler tes crimes du passé ! Non, l'herbe de ce bouquetin ne sera pas plus belle ailleurs.

Elle sera rouge écarlate ! Je propose que tu échanges tes deux noires contre deux de ses rouges. Un peu d'égalité chapardeur/monstre dans ce bas monde, que diable !
ClementNobrad
Posté le 11/06/2025
J’ai longtemps tourné autour de l’idée de faire du bouquetin un compagnon de route. Il avait la prestance, la carrure, l’air un peu las des créatures trop lucides,mais je n'ai pas trouvé un prétexte valable pour l’embarquer sur les grands chemins. Après tout, les bouquetins n’ont pas besoin de voyager : ils portent la montagne en eux. Ce sont, à leur manière, de redoutables philosophes. Leur barbichette n’est pas là pour faire joli, elle signale une sagesse sèche et insondable. Ils nous regardent de haut, posés sur leurs rochers, avec ce calme d’ancien qui en a vu d’autres. Le bouquetin sait. Il sait, mais il ne dit rien. Et dans cette histoire, qui passe vraiment pour le fou ? Celui qui croit savoir ou celui qui sait et se tait ? Je te laisse méditer là-dessus car rien n'est plus sage, que le bouquetin.
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