Ils quittèrent la crête avec l’enthousiasme des enfants bien nourris. L’air sentait le pin sec, la roche tiède et cette poussière dorée que soulèvent les bêtes quand elles passent. L’horizon s’ouvrait enfin devant eux, déployant la vallée et ses promesses anciennes.
En bas, il y avait les marchés, les voix, les bancs ensoleillés. Peut-être un verre, une fontaine, une chanson traînant dans les ruelles, l’espérance d’un monde revenu à lui-même.
Cléandre imaginait déjà une table bancale, deux chaises bancales, une bouteille pas bancale du tout. Un vieux qui ronfle dans un coin, un chien trop court sur pattes. Il souriait sans s’en rendre compte.
Miranda sautillait, le bâton en main, nommant les cailloux, saluant les lézards, discutant à mi-voix avec un scarabée distrait. Elle avait trouvé un brin d’herbe plus long que les autres, l’avait modelé pour en faire une couronne qu'elle posa sur un galet plat. Elle le déclara roi des fourrés. Il fut aussitôt détrôné par une pierre au profil plus noble.
Cléandre, lui, se laissait porter, le cœur lavé par les saisons d’en haut. Le silence de l’hiver avait poli ses pensées. L’attente avait vidé ses remords. Il marchait sans ruse, sans projet, les mains dans le dos.
Pente joyeuse, ciel en robe,
L’air pétille entre les doigts.
Chaque caillou chante un refrain,
Le monde est vaste, vite qu'on le dévore.
Le chemin serpentait avec nonchalance. Quelques arbres dressaient des bras minces pour accueillir leur retour. Des abeilles les frôlaient, bourdon flou, sans urgence. L’insouciance s’étalait sur la terre.
— Tu crois qu’on croisera des marchands ? demanda Miranda.
— Je crois qu’ils auront du fromage, répondit Cléandre.
— Et une femme avec un tablier bleu qui vend des sirops bizarres ?
— Obligatoire. Les sirops bizarres sont la base d’une civilisation florissante.
— Et des enfants ?
— Plein. Avec des nez crottés, qui crient des gros mots et mangent trop de mûres.
— J’aime bien les enfants qui mangent trop de mûres.
Ils descendirent encore, bercés par les rires qu’ils n’entendaient pas mais qu’ils savaient possibles.
Mi-descente, un oiseau mort les accueillit, couché sur le flanc, les ailes intactes. Pas de blessure visible. Miranda s’accroupit sans rien dire. Cléandre posa une main sur son épaule, puis ils reprirent la marche.
Un peu plus bas, la source claire qui gloussait d’ordinaire ne faisait plus de bruit. Le lit était sec. Sur une pierre, un bout de tissu, arraché net, flottait au vent. Tissu propre, sans la moindre poussière. Rien n’avait eu le temps de le salir.
Miranda ralentit. Son bâton traînait dans l’herbe, dessinant un sillon.
— Ils sont partis ? murmura-t-elle.
Cléandre scruta les bois, plus sombres soudain.
— Ou ils se cachent.
L'air pèse,
Les feuilles ne bruissent plus,
Et même les oiseaux se taisent
Avec des airs de conspirateurs.
Plus ils descendaient, plus la montagne changeait de visage.
Les herbes devenaient rêches, mêlées à une poussière rougeâtre et les cailloux, qu’on aurait crus éternels, étaient griffés, déplacés à la hâte.
Miranda ne parlait plus. Elle fixait un arbre fendu net. Un peu plus loin, un soulier d’enfant, retourné dans la boue sèche.
Ils avancèrent, plus lents. Le silence n’était plus celui de la nature : c’était celui de ce qui s’est arrêté trop vite.
Puis le village.
Maisons ouvertes, portes brisées. Des croix à la craie sur certains linteaux, le puits scellé, les fenêtres béantes, noires de suie ou d’abandon. Sur l’auberge, un parchemin cloué : des lettres raides dans une langue étrangère. Sur la devanture d'une échoppe, une bannière pâle, aux couleurs inconnues.
Ils s’arrêtèrent. Le vent souffla entre eux, sans chaleur.
Miranda serra la main de Cléandre.
Il dit, à mi-voix :
— Peu importe d’où ils viennent. Peu importe leur nom, leur langue, leur bannière. Le tranchant des lames est universel. Et les gorges saignent toutes de la même manière.
Poussière rouge, silence bas,
Un monde bouge sans qu’on le voie.
Le sang n’a pas de patrie.
Il coule droit, il coule froid.
Un an passé sur les sommets, loin du tumulte et la vallée semblait avoir vécu mille vies en un instant. Une armée venue de l’étranger avait balayé tout sur son passage, la guerre était là, silencieuse, sans gloire. Pour Cléandre, rien n’avait changé. Il avait toujours vécu pour survivre, peu importait le décor, les visages, ou les drapeaux. Il aurait survécu là-haut ou ici-bas, dans un monde dévasté ou un autre, car au fond, sa seule constance était celle du combat quotidien contre l’oubli, contre l’épuisement. La guerre n'était qu'un souffle supplémentaire. Pour lui, ce n'était jamais qu'un souffle de plus à affronter avec son ange à ses côtés.
Il était monté pour fuir les hommes. Pendant ce temps, les hommes s’étaient entre-déchirés. Il n’avait rien vu, rien su et il en avait réchappé. La solitude, parfois, protège mieux que les murailles.
Il n’allait pas pleurer sur leurs ruines, il n’avait ni mouchoir ni temps à perdre.
Et entre Miranda, son appétit imprévisible et les restes d’un saucisson trop sec, il avait déjà sa guerre à lui.
Très joli chapitre.
La descente puis l'arrivée au village... Très jolie rupture du paysage idyllique.
Je me demande, cette histoire se passe avant ton histoire dans laquelle Cléandre apparaît ? Est-ce que ce sont des éléments (la guerre passée par ce village) qui ont un lien avec l'autre histoire ?
À très vite.
Quand tu parles de "cette histoire" tu fais référence aux Pérégrinations ? Elles se passent en même temps en fait, et des événements que je raconte dans l'autre histoire (notamment la guerre) et plein d'autres événements se retrouvent aussi dans les aventures de Cléandre. Certaines réponses que nous n'avons pas dans les Pérégrinations trouvent solution ici. Mais tout peut se lire indépendamment !
A très vite !
Quand vous êtes enfin de retour, point de comité d'accueil ni de bouteille à sabrer pour souhaiter la bienvenue. Rien.
Miranda dévorait deux bouquetins entre deux baptêmes de gros cailloux tandis que la guerre savourait les offrandes humaines destinées aux hommes de pouvoir. À chacun son régime !
À présent, Cléandre, que faire de ce qui a été pillé avant ta venue ? Que faire si tu tombes dans une nouvelle intrigue croisée par des épées de fer ? Et surtout, quel goût a cette bouteille bancale mais intacte qui traîne dans cette vieille auberge ?
Que le Roi des Minéraux ait un long règne, Miranda !
Le goût de la bouteille, je dirais, mûres pas trop mûres...