C’était la panique. Alors qu’elle courait à la poursuite de son oncle, le cœur de la princesse battait à tout rompre. Que venait-il de se passer ? Elle revoyait le regard sérieux de l’estrien l’implorant de prendre la fuite. Avait-il été victime d’un détrousseur de passage ? Au mauvais endroit au mauvais moment ? Elle en doutait fortement, d’après son ton et ses paroles, l’agresseur semblait connaître Kaelon. C’était la première fois de sa vie qu’elle se retrouvait en danger, et une angoisse froide lui empoignait les tripes. Elle qui avait toujours revendiquait un esprit frondeur et aventurier, aurait tout donné en cet instant pour se retrouver à l’abri au palais, en compagnie de sa sœur et de son frère. Pour couronner le tout, elle avait perdu la trace de son oncle et elle était totalement désorientée. Elle débarqua bientôt devant une bâtisse grise, d’où filtrait une lumière tamisée. Devant la porte se tenait, sèche comme une trique, une vieille femme aux yeux éteints et à la peau parcheminée. Quelques éclats de rire raisonnèrent à l’intérieur. Peut-être son oncle était-il ici ? Elle poussa la porte de ce qu’elle identifia comme une taverne de seconde zone. A peine fut-elle rentrée que les rires cessèrent et les regards se braquèrent sur elle. La salle était mal éclairée et une odeur de tabac froid mêlée à des effluves acres de transpiration lui agressa les narines. Des banquettes étaient disposées dans les recoins sombres de la pièce, et des couples s’étreignaient langoureusement contre les murs en torchis, que des tapisseries mornes recouvraient. Elle réalisa un peu tard qu’elle venait de mettre les pieds dans un de ces endroits où les hommes ne se réunissaient pas seulement pour boire un coup et pour discuter le bout de gras. Un homme entra après elle et lui passa devant en l’ignorant. Il avait une démarche hautaine et un masque de bois et de tissu recouvrait son visage. Il se dirigea vers l’une des tapisseries, et disparut derrière. Des pièces dissimulées, comprit-elle avec un haut-le-cœur. Pour que les gens fortunés puissent faire leurs affaires sans être dérangé. Un client fit un signe de main au tavernier en repoussant sèchement sa compagne, une plantureuse fille de joie visiblement pas si joyeuse que ça, qui fusilla Eyanna du regard. Le propriétaire se hâta vers lui et délaissa un instant le comptoir. C’était le moment où jamais, après tout, c’était un endroit comme un autre pour se dissimuler, et peut-être son oncle menait-il ses manigances ici, à l’abri des regards.
Brusquement, elle écarta le pan du second tapis et s’y faufila. Contrairement à ses attentes, elle n’y retrouva pas Althaer, mais un couple engagé dans des préliminaires avancées. La femme, une jolie brunette au visage arrondie, écarquilla de grands yeux en lâchant un petit cri étranglé. Elle ne devait pas avoir plus de seize ans. L’homme quant à lui, se saisit prestement de son masque et le porta à son visage en jurant. Eyanna balbutia un semblant d’excuses et s’éclipsa promptement. L’homme avait été rapide, mais elle avait malgré tout saisi ses traits, ne laissant que peu de doutes quant à son identité. Le vénérable Huvin n’était peut-être pas si droit que ça finalement. Elle avait parfaitement reconnu le religieux et espérait seulement qu’il n’ait pas eu le temps de la reconnaitre elle. Au moment où elle s’apprêtait à quitter le bouge, une main osseuse lui attrapa l’avant-bras. Le tavernier lui coula un regard lubrique.
— Une belle pièce d’argent pour toi si tu divertis un moment mon client, fit-il en désignant le compagnon de la putain éconduite quelques instants plus tôt.
Il sortit une pièce crasseuse de sa poche, et l’exhiba sous son nez en la faisant passer entre ses doigts. De l’autre main, il l’agrippait toujours en affermissant la pression. Elle agit alors comme lui avait conseillée Dame Eline. « On ne sait jamais ce que nous réserve la vie mon ptit bouton, et peut-être te retrouveras-tu un jour confronté à un individu discourtois. Sache ma fille, que si les hommes possèdent une musculature injustement plus développée que la nôtre, elle s’accompagne néanmoins d’une faiblesse facilement exploitable. » Elle dégagea vivement son bras tout en balançant son pied aussi fort qu’elle le put entre les jambes du tenancier. Elle ne rencontra qu’une résistance molle, suivie d’un hululement aigüe. L’homme s’écroula au sol en gémissant, les deux mains englobant sa virilité, tandis que la princesse déguerpissait.
*
— Tu m’remets salopard? ricana l’homme sans baisser son arc, les traits déformés par un rictus méprisant.
Kaelon détailla son agresseur. Difficile d’oublier le colosse du pont des Amants. Il avait embroché un soldat d’une main et l’avait soulevé comme un pantin avant de s’en prendre à lui. Il n’avait dû son salut qu’à la présence d’esprit du Roi qui, gardant la tête froide, les avait tous deux projetés dans les eaux gelées du Nyx, les soustrayant ainsi à l’embuscade des chimères. Son regard s’arrêta sur son oreille déchiquetée. L’homme le remarqua et reprit en passant une main sur sa blessure :
— Vilaine plaie hein ? Un ptit souvenir de ta part. L’a pas fallu deux jours avant qu’la gangrène me bouffe la feuille. C’était pas joli à voir, et j’te parle pas d’l’odeur ! Obligé de cautériser au tison, j’ai bien pensé à toi tu sais ?
L’homme restait à distance en pointant une flèche sur son visage. Impossible de faire un mouvement sans risquer de se faire trouer la couenne. Kaelon parcourut les alentours du regard à la recherche d’un quelconque soutien mais aucune solution ne lui apparut. Il décida de jouer la montre :
— Tu es venu jusqu’à Candala pour me saigner ? demanda-t-il. Tu as fait tout ce chemin juste pour me larder ? Pour une oreille ?
L’homme se fendit d’un sourire effrayant.
— Tu veux m’faire jacter ? Tu crois que ça m’empêchera de voir si t’as vraiment l’sang bleu ? J’aurais crapahuté jusque chez les basanés pour t’faire la peau. T’aurais pas dû t’mêler de c’qui te regardait pas c’soir-là !
— Vous ne m’avez pas vraiment laissé le choix.
— Qu’est-ce que tu foutais là d’abord ? Avec le vieillard?
Kaelon tenta le tout pour le tout :
— Si je te disais que toi et moi, on est dans le même camp ? Que j’étais là pour la même raison que vous, pour abattre le roi, et que sans votre intervention stupide, Elhyst n’aurait plus de dirigeant à l’heure qu’il est ?
L’homme se troubla un instant, en proie à un doute furtif, mais il reprit vite contenance. Bien trop vite.
— J’en dirais que tu cherches à me bourrer l’mou, et que tu penses que t’as une chance de t’en sortir ! Te méprend pas, si t’es encore en vie, c’est juste que j’hésite encore sur la façon dont je vais te crever. Quant au roi… son heure viendra. Quand notre Reine en aura fini avec lui, il n’y aura plus grand-chose à ramasser de lui.
Une Reine ? Qui d’autre que sa mère pouvait bien désirer se débarrasser du vieil Estelon ?
— Assez bavassé, j’ai pas qu’ça à faire, quand j’en aurai fini avec toi, j’irai retrouver ta ptite amie qui s’est carapatée.
D’un mouvement précis, il détendit sa corde, puis fracassa la branche de l’arc sur le crâne du pauvre garçon.
*
Eyanna s’était bien vite pressée de quitter le bordel et elle était heureuse de constater que personne ne s’était lancé à sa poursuite. Elle avait manqué de discernement en entrant dans la taverne. Ici, son rang ne la protégerait pas, au contraire même, certains malotrus mal intentionnés seraient bien trop heureux de pouvoir mettre le grappin sur une fille de sa condition. Elle s’insulta intérieurement, à quoi avait-elle pensé quand elle avait accepté de suivre cet idiot d’estrien dans ses fantasmes ? Pourquoi mettrait-elle en doute l’intégrité de son oncle ? Bien sûr, il était parfois étrange, et il pouvait s’emporter brusquement sans que personne n’y soit préparé. Il était bourru, et un peu sauvage, c’est tout. Mais de là à l’imaginer comploter sur la base de simples sorties nocturnes… foutu Kaelon. Cette pensée la ramena brutalement à la réalité. Le prince était-il seulement encore vivant ? Elle l’avait abandonné aux mains de son agresseur et il fallait absolument qu’elle retrouve Althaer pour qu’il lui vienne en aide. Elle inventerait une histoire sur leur présence dans le coin en temps voulu. Ou peut-être lui raconterait-elle simplement la vérité. Kaelon n’aurait qu’à assumer… s’il était toujours en vie. Les poumons en feu, elle s’autorisa une pause afin de reprendre son souffle. Elle était à présent revenue proche de l’endroit où elle l’avait perdu de vue. Et maintenant ? Elle observa attentivement les alentours, et perçût un petit décrochement entre deux murs qui lui avait échappé la première fois. Elle s’ en approcha prudemment. Un escalier étroit se faufilait entre deux maisons. Elle aborda les marches recouvertes de glace avec une certaine appréhension. Des voix étouffées lui parvinrent du bas, elle s’accroupit et termina la descente dans cette position. Elle déboucha sur une rue sans issue, dont l’extrémité était occupée par trois personnes. La première, son oncle, se tenait face aux deux autres, et semblait en grande discussion.
— … Vous allez me régler ça rapidement, je ne peux plus continuer à sortir en pleine nuit de la sorte. Je me suis retrouvé trempé jusqu’à l’os la dernière fois.
L’un des deux individus fit un léger mouvement et se retrouva dans la lumière laiteuse de la lune. Il était vêtu d’une cape brune et une large capuche lui recouvrait la tête.
— La volonté du Néant sera honorée, répondit obséquieusement celui-ci en s’inclinant.
Le Néant… n’était-ce pas là l’appellation qu’utilisaient les sombres pour définir l’Innommable? Eyanna recula d’un pas, en proie à une panique grandissante. Elle devait s’enfuir, maintenant. Il n’était plus question de prévenir son oncle. Son oncle était un traître, Kaelon avait raison, il avait vu clair. Elle devait retrouver Evin, voilà, c’était ça la solution, Evin saurait quoi faire lui ! Elle fit demi-tour… et se retrouva nez à nez avec un encapuchonné.
*
C’est l’esprit embrumé que Kaelon se sentit jeté sans ménagement sur l’épaule de son assaillant. Un coup de coude au niveau de la tempe acheva de l’embuer et un voile noir obscurcit sa vision. Son étourdissement dura cependant peu de temps et lorsqu’il rouvrit les yeux, ce fut pour voir, au dessus de lui, le visage narquois de la chimère. Un crissement, rappelant un peu le broyage des graines de blé par les meules d’un moulin, lui agaça les oreilles. L’homme était en train de tirer un couvercle, et avant que Kaelon ait pu comprendre ce qu’il se passait, il se retrouva enfermé, un seul petit filet de lumière filtrant encore de l’extérieur. Il constata avec effroi qu’il était dans une caisse étroite faisant atrocement penser à un cercueil. Une saveur, plus qu’une odeur, lui picota la langue. Un goût de sel. C’est alors que la réalité de la situation le percuta de plein fouet. Cet enfoiré l’avait enfermé vivant dans un baquet de sel, au fond des galeries salines, et s’apprêtait à en sceller le couvercle. Les yeux révulsés d’horreur, il tambourina vainement sur l’épaisse dalle, ce qui déclencha l’hilarité jubilatoire de son tortionnaire.
— J’trouve les frocards drôlement inventifs, pas toi ? Cette trouvaille d’faire d’la salaison humaine ! Fantastique ! T’en pense quoi l’estrien ? Allez fait un effort, j’suis sûr que t’as un avis intéressant sur la question !
— T’es complètement malade ! Puisque je te dis que je suis dans ton camp ! Fais-moi sortir de là !
— J’me rencarderai, répondit l’homme d’un air faussement contrit. Et si j’me suis planté, j’te promets que j’brûlerais un cierge pour toi. Bon, quand faut y aller…
La chimère fit mine de complètement fermer le couvercle quand il s’arrêta brusquement, comme si une pensée l’avait saisi. Puis, en farfouillant au fond d’une poche, il rajouta :
— Ah… j’oubliais… tiens, pour te tenir compagnie. J’ai gardé ça précieusement en attente de nos retrouvailles !
Il lâcha au dessus de lui un objet de petite taille qui lui chuta sur le visage. C’était mou. Kaelon comprit qu’il venait de lui jeter son oreille, celle qu’il lui avait arrangée au pont des Amants. D’une voix à présent emplie de terreur, il le supplia de le libérer, ce qui eut pour seul effet d’accentuer la gaieté de son agresseur. Soudain, la chimère stoppa pour la seconde fois son mouvement. Une deuxième personne venait de débarquer. L’espace d’un instant, Kaelon eut un regain d’espoir. Eyanna avait dû rejoindre son oncle, et celui-ci venait le sauver. Brave gamine ! Mais ses espérances furent douchées lorsque la chimère déclara d’une voix ravie :
— Ah ! C’est vous ! Regardez la belle prise que j’ai faite ! Vous aviez raison, j’ai bien fait d’vous suivre jusqu’ici !
*
Eyanna tenta de s’immiscer entre le mur et le sectateur, mais ce dernier était vif et l’intercepta sans mal. Il l’attrapa par la nuque et lui extirpa un cri de douleur qui attira l’attention de trois autres personnes. Lorsqu’Althaer reconnut sa nièce, il laissa filer un juron.
— Qu’est-ce qu’on va faire d’elle ? demanda son agresseur. C’est votre nièce n’est-ce-pas ?
Althaer ancra son regard dans celui de la princesse. Son visage était impassible, mais un brasier incandescent crépitait au fond de ses prunelles.
— Je réfléchis ! répondit-il d’une voix contrôlée, mais dans laquelle Eyanna devina une certaine rage. A ses côtés, les deux autres fanatiques commençaient à s’agiter.
— C’est grave ! On ne peut pas la laisser filer ! glapit l’un d’eux. On doit s’occuper d’elle, ou c’est tout notre projet qui risque de s’effondrer !
— Je le sais bien, gronda le noble sans détacher son attention de sa nièce. Laissez-moi une seconde !
Eyanna n’en croyait pas ses oreilles. Son oncle envisageait-il réellement de la tuer ? Lui qui l’avait accompagnée tout au long de sa vie, qui avait été présent pour ses premiers pas, qui avait bercé son enfance de ses aventures mystérieuses et rocambolesques ? C’était un cauchemar duquel elle ne tarderait pas à se réveiller, forcément ! Finalement, Althaer lâcha un profond soupir. Avant que ses compagnons n’aient le temps de réagir, il leur attrapa à chacun la tête, et d’un geste brutal, il les percuta l’une contre l’autre. Le choc fut terrible, les deux visages se rencontrèrent dans une série de craquements. Eyanna ferma les yeux devant la barbarie de l’acte. Les deux hommes tombèrent comme des masses aux pieds du colosse. Le troisième larron pâlit perceptiblement.
— Qu’est ce qu’il vous prend, vous perdez la tête ? balbutia-t-il en relâchant sa proie.
Sans prendre le temps de répondre, Althaer se jeta sur lui et le renversa de tout son poids. Ils s’écrasèrent lourdement sur les pavés. Eyanna perdit un instant le fil des évènements, durant lequel les deux hommes luttèrent tout en se fustigeant. Même si elle ne put saisir leurs paroles, elle en déduisit qu’ils s’insultaient copieusement. Finalement, son oncle prit rapidement le dessus sur son adversaire, et cette fois, c’est d’une voix parfaitement claire qu’il lui demanda :
— Qui vous commande ? Qui vous a aidé à venir jusqu’ici ?
L’homme secoua faiblement la tête.
— Nous sommes partout, il y a belle lurette que nous avons infesté la ville Sainte !
Althaer ricana avant de lui écraser la trachée de son avant-bras.
— Dernière sommation crapule, je sais que vous avait bénéficié de l’aide d’une personne bien placée pour infiltrer Candala, et c’est tout récent ! Répond-moi si tu ne veux pas rester sur le carreau !
Les yeux du sectateur paraissaient à présent prêts à sortir de leurs orbites. Il hocha la tête en signe d’assentiment et Althaer relâcha légèrement son emprise.
— Bronk ! cracha-t-il dans un râle, c’était Bronk !
*
Pour ce que pouvait en juger Kaelon, les évènements avaient pris un tournant inattendu dans la caverne. Le nouveau venu, que le prince avait d’abord identifié comme une connaissance de la chimère, s’était attaqué à cette dernière.
— Mais qu’est ce qu’il vous prend ? beugla son agresseur d’une voix haletante. Pourquoi m’avoir conduit ici si c’est pour m’trahir ensuite ? Y a pas d’sens !
— Les ordres viennent d’arriver, répondit une voix étouffée. Et ils ont changé.
Même si l’intonation de l’inconnu lui disait vaguement quelque chose, Kaelon ne put y associer un visage. Les parois de la caverne, combinée à l’épais couvercle de son cercueil, déformaient beaucoup trop les sons. Finalement, il discerna un bruit de pas qui s’éloignaient, et avec lui, la lumière diminua peu à peu. Le prince se retrouva seul dans le noir, transi de froid, le corps inconfortablement calé dans les grains de sel. Un silence insondable s’était abattu dans le tunnel. Il hurla, mais seul l’écho de sa complainte daigna lui répondre.
Il hurla encore.
Tiens, frère Bronk quelle surprise xD Ca ne m'étonne pas de le voir mêlé à ce genre d'affaires, mais alors pas du tout ahah
Althaer liquide ses compagnons seulement pour Eyanna ou il avait prévu de le faire dès le début ? En tout cas, je pense qu'il est en train de se mettre en fâcheuses posture avec tout ces complots et changements de camp.
Le passage où le colosse tente de se venger de Kaelon était très bien écrit. L'idée du salage humain est assez... sadique. Belle trouvaille ! On sentait bien l'inquiétude de Kaelon en voyant le couvercle peu à peu se fermer...
Mes remarques :
"puissent faire leurs affaires sans être dérangé." -> dérangés
"avec un encapuchonné." -> individu encapuchonné ?
Un plaisir,
A bientôt !