Une portion de lasagne fumante emplissait chaque assiette. L’atmosphère semblait moins pesante à Jeanne Laval. C’était comme si quelque chose s’était dissipé. Elle se rendait enfin compte de la lueur chaude des lampes accrochées au dessus de la table à manger, de l’agréable crépitement du feu dans la cheminée et du parquet en bois roux qui donnait un aspect chaleureux à la pièce. Les escaliers du même bois et les fauteuils moelleux évoquaient la vie confortable d’un vieil homme.
_ Vous êtes donc médecin ? Demanda Jeanne Laval.
_ Oui, exacte, j’exerçais à Schuld, mais à cause des inondations, les rendez-vous se passent par visioconférence maintenant, répondit Thomas.
_ Ce doit être perturbant pour vous de ne pas avoir le contacte directe avec vos patients. Mais c’est temporel, je l’espère pour vous. Personnellement, je travaille chez moi en temps que journaliste indépendante, je ne suis donc pas souvent en contacte avec des clients, ou mes collègues, mais pour vous, c’est différent.
_ Il est toujours en contact avec sa collègue ! Remarqua Blanche.
_ Tu parles de Thomas ?
_ Oui, Irène est sa secrétaire !
Irène s’empressa d’engouffrer le fromage fondu qui pendait à sa fourchette.
_ Oui, il a de la chance de m’avoir avec lui car je suis plus qu’une secrétaire, je suis une motivation !
Thomas était certes conquis par la bonne humeur d’Irène, mais il se posait des questions. Irène avait-elle déjà fait son deuil ? Était-elle finalement plus affectée par son neveu que par son fils ? Blanche avait-elle remplacé Emilio à ses yeux ? Toutes ces hypothèses lui semblaient absurdes, mais il n’arrivait pas à s’expliquer le comportement de sa femme. Il savait la comprendre, d’habitude, et il avait peur que la catastrophe les ait séparés, qu’elle ait séparée leurs âmes.
_ Ça me rappelle des romans que je lisais, adolescente, raconta Jeanne Laval avec un sourire attendrit, où la secrétaire séduit son supérieur, mais malheureusement, de nos jours, on blâme ce genre de situation. C’est dommage… Enfin le féminisme extravagant est bien plus vieux que moi, je l'oublie, parfois...
_ Chez nous ça ne s’est pas vraiment déroulé de cette manière, fit Irène, faisant mine de ne pas considérer les propos dissonants de son invitée.
Elle chercha à croiser le regard de Thomas, mais il regardait son assiette dont il essayait d’extraire une pomme de terre. Enfin il leva les yeux et leurs regards se plongèrent dans l’âme de l’autre l’espace d’un instant.
_ Nous nous sommes rencontré pendant mes années d’internat. Irène n’était pas encore secrétaire à cette époque.
_ Vous avez fait votre internat dans un hôpital ?
_ Non, je l’ai fait avec la croix rouge. Depuis 2033, on peut faire ça. C’était ma première année, on était parti en Russie pour intervenir lors de catastrophes naturelles.
1 mai 2040
Le convoie arriva dans un village, près d’un immense hangar. C’est là qu’ils devaient accueillir les rescapés de l’inondation qui ravageait depuis quatre heures une ville à proximité. Les hôpitaux les plus proches étaient déjà saturés et les autorités avaient décidé d’utiliser ce hangar isolé pour accueillir les blessés. Il y avait quelques habitations non loin, un corps de ferme, et sinon des champs à perte de vue. Des camions arrivaient à toute allure et on en sortait des brancards pliables. Thomas ne distinguait pas les malheureux qui reposaient dessus. Il ne pouvait qu’apercevoir les formes indistinctes du drame à partir de sa fenêtre embuée. Tout ce qu’il savait, c’est qu’il entrerait rapidement en fonction. Le convoie arriva enfin et le chef d’équipe intima aux médecins de le suivre. Ils devaient appliquer les premiers secours aux blessés qui n’en avaient pas encore reçu. Il y avait très peu de personnel médical sur place, la main d’œuvre était principalement constituée de pompiers et de bénévoles. Du moins pour l’instant. Des équipes partiraient dans quelques minutes vers le lieu du désastre.
23 février 2040
_ Et vous, que faisiez vous en Russie ? Demanda Jeanne Laval en se tournant vers Irène.
_ Je…
_ Elle faisait un échange dans le cadre de ses études, intervint monsieur Tellier. Des études de droit.
_ Oui, nous étions deux de mon université à être partis, mais je suis la seule à être rentrée.
_ L’autre personne est morte ?
Blanche regardait Irène d’un air effaré. Elle se souvenait de ce qu’elles s’étaient dit, la première fois qu’elles s’étaient rencontré près du ruisseau. « C’est un avantage, comme ça tu peux avoir deux vies en une », avait-elle dit et Irène avait répondu, « C’est aussi ce que j’ai crus à une époque, mais dans ce cas, je viendrais déjà de finir ma deuxième vie. » Sa première vie s’était-elle terminée lors de cette catastrophe ? Blanche en était certaine.
_ Je ne sais pas, elle a disparu, souffla Irène.
Elle avait fait un effort pour être enjouée, de bonne humeur. Elle s’était dit que sa vie était une aventure et qu’elle devait avancer coûte que coûte et repousser la mort le plus possible. Mais elle entendais l’écho de sa voix qui racontait l’inondation à Schuld comme si ce n’était pas elle qui l’avait vécu, puis l’écho de sa voix qui parlait de son voyage en Russie, dont elle ne parlait avec quiconque d’autre que Thomas. Sa vie lui apparue cruellement pauvre, dénuée de sens. Ces catastrophes lui avait arraché un bout d’elle même.
Irène se leva et balbutia une excuse avant de se réfugier dans sa chambre. Elle s’assit sur le lit et se pris la tête entre les mains. Si une chose avait encore un sens, c’était Thomas, c’était son père, et le sauvetage de son neveu. Elle se le répétait inlassablement. Il y a toujours de la douceur au cœur d’un malheur, on est jamais totalement abandonné, se dit-elle. Thomas le lui avait prouvé.
1 mai 2040
Irène avait les yeux fermés. Sa tête lui faisait mal, la douleur lançait en rythme avec son cœur. Elle avait peur d’ouvrir les yeux, elle redoutait de savoir ce qui lui était arrivé. Elle préférait rester dans le doute, tout était alors possible. Elle avait été éveillée un peu plus tôt, mais elle ne se souvenait pas de ce qu’elle avait vu, entendu. Elle se dit qu’elle pourrait rester ainsi éternellement, cela serait plus agréable que de retourner là où elle avait été.
Elle sentit qu’on lui touchait la jambe. Elle aussi lui faisait mal, elle s’en rendait compte à présent.
_ Monsieur Edel, occupez vous de cette patiente, la jambe semble cassée, entendit-elle dire une voix masculine.
Surprise, elle ouvrit les yeux. Avait-on parlé français ? Cela faisait des semaines qu’elle n’avait plus entendu un mot prononcé dans sa langue maternelle.
_ Misses, do you understand me ? Demanda un jeune médecin qui s’était agenouillé à son chevet.
Irène se rendit compte qu’elle était à même le sol. Elle voyait un visage penché sur elle, mais n’arrivait pas à déterminer dans quel sens le médecin se tenait par rapport à elle.
_ Vous parlez français, chuchota t-elle.
Le timbre de sa voix était angoissé et enroué. On entendait qu’elle n’avait plus parlé depuis longtemps. Ses mains commencèrent à trembler.
_ Oui, vous aussi ? Parfait, dites moi, arrivez vous à bouger votre jambe ?
Irène n’arrivait pas à se concentrer sur les paroles du médecin, la peur lui nouait le ventre. Des questions se bousculaient dans sa tête,
_ Où sommes nous ? Demanda t-elle d’une voie étranglée.
_ Vous êtes en sécurité, ne vous inquiétez pas, nous sommes là pour vous aider, la rassura le médecin.
_ Nous sommes dans quelle ville, s’il vous plaît…
_ Nous sommes loin du lieu de l’inondation, l’inondation ne viendra pas jusqu’ici. Nous sommes dans un village, il y a des champs tout autour.
Irène fut secouée de sanglots. Ses mains tremblaient toujours, elle n’arrivait pas à les contrôler. Le médecin les prit dans les siennes pour tenter de calmer les tremblements. Il resta ainsi jusqu’à ce que la jeune femme cesse de pleurer.
23 février 2050
Irène sentit qu’on lui caressait les cheveux. Thomas s’était assis à côté d’elle et la regardait, soucieux. Elle releva la tête. Il lui passa la main sur la joue, pour sécher ses larmes.
_ Irène…
Il ne trouvait pas comment exprimer sa pensée. Il s’éclaircit la voie, mais cela ne l’aida pas davantage.
_ Je t’aime, dit-il finalement.
_ Moi aussi, souffla t-elle, c’est la seule chose qui ait encore un sens, j’ai l’impression. Je suis si bouleversée parce que parler de tout ça me rappelle ce que j’ai perdu. Mais après tout, il faut voir ce qu’on a encore.
Elle s’agrippa au bras de Thomas qui la serra contre lui.
_ Tu te sens prête pour cette action de sauvetage ? chuchota-t-il à son oreille.
_ Il est temps que moi aussi, j’aide un malheureux pour qu’il n’ait des regrets comme j’en ai, moi, répondit-elle.
Elle inspira profondément et se dégagea de l’étreinte de Thomas avant de se lever.
_ Viens, on rejoint nos invités.
Thomas savait que Irène était une femme indépendante. Il comprenait qu’elle veuille prendre les choses en main pour sauver son neveu. Il ne doutait pas de ses capacités à accomplir son devoir. Cependant, il avait peur de la voir revenir brisée. Elle partirait quelques jours plus tard, en train, pour Angers et lui, resterait avec son beau père. Économiquement c’était plus judicieux de partir seule, avait prétendu Irène, mais Thomas sentait qu’elle voulait se prouver à elle même qu’elle avait encore du courage.