Lorsque je lus la réponse de Sebastian, je ne me rendis pas compte tout de suite que je pleurais. Une larme coula sur ma joue, que j’essuyai distraitement. Ce fut à ce moment là que je réalisai à quel point j’étais touchée en plein coeur. Joie qu’il m’ait répondu. Choc de la fin de non recevoir qu’il m’envoyait. Tout se télescopait dans ma tête et dans mon coeur. Je n’étais pas en colère contre lui. Comment l’aurais-je pu? J’étais juste profondément triste d’avoir tout fait foirer. D’autant plus alors qu’il évoquait « l’autre chemin » que nous aurions pu prendre. Mais comment aurais-je pu me sentir autorisée à l’envisager après tout ça?
Je reniflai un peu fort. Jared passa la tête par la porte du salon.
« Ça va?
— Il a répondu.
— Merde. C’est pas bon? »
Je tournai l’écran de l’ordinateur vers lui. Il s’assit à côté de moi sur le canapé pour lire. Et faire la moue.
« Mouais. C’est pas la pire version de ce qu’il aurait pu te dire mais pas la meilleure non plus. Qu’est-ce que tu vas faire?
— Respecter son choix. Je vois pas quoi faire d’autre. »
Je récupérai le portable et tapai quelques lignes avant de changer d’avis.
« Qu’est-ce que tu en penses?
— C’est pourri. Tu devrais essayer de le voir.
— Arrête! Il n’en a aucune envie.
— Non mais là, Esmé, tu t’écrases, sans plus. Pourquoi tu ne rebondis pas sur son histoire d’autre chemin? Tu ne penses pas que c’est une perche?
— Non. Il me dit juste que j’ai loupé mon créneau. »
Je cliquai sur « Envoyer ». Jared leva les bras au ciel mais ne fit rien de plus pour m’en empêcher. La question était réglée. Pour le moment. Nous restâmes un moment assis sans rien dire. Jared passa son bras autour de mes épaules, je me serrai contre lui, l’ordinateur toujours sur les genoux.
« Tu vas être en retard, finit-il par dire.
— Je veux pas y aller.
— T’as pas le choix. Dans le cadre de l’opération « Esmé devient adulte », tu ne peux pas te défiler. En plus, Ashton a menacé de venir te chercher par la peau des fesses si tu essayais d’y couper. »
Je me redressai d’un coup.
« Je devais être complètement bourrée pour accepter ce rendez-vous!
— Même pas. Je crois que c’est la maturité.
— Erk.
— Va t’habiller! »
Je m’exécutai. Jared avait raison : j’avançais. Même si je ne savais pas trop dans quelle direction. J’aurais préféré sauter dans une piscine vide qu’aller à ce putain de rendez-vous. Pourtant, en même temps, il me semblait que c’était un pas important à franchir. Un pas qui m’aiderait à arrêter de mettre systématiquement ma vie en pièces pour un oui ou pour un non. Du moins, je l’espérais. Parce que, si ce déjeuner tournait mal, je ne pensais pas qu’il serait possible de recoller les morceaux.
***
Une heure plus tard, j’étais assise dans un des restaurant les plus côtés de Los Angeles. Sans surprise, j’étais la première alors que je n’étais pas particulièrement en avance. Malgré la tentation d’un apéritif corsé, je m’étais rabattue sagement sur une eau minérale pétillante. Jared devait avoir raison : je m’essayais décidément à la maturité. Je n’étais pas sûre d’aimer ça. Arrivée à la moitié de la bouteille, je commençai à avoir envie d’aller au toilettes.
C’est alors que Naomi fit son entrée.
Vêtue d’une jupe crayon et d’un chemiser d’un rose délicat, elle portait une capeline et des lunettes noires qui attiraient plus l’attention qu’elles ne masquaient son visage. D’ailleurs, tous les clients du restaurant la suivaient des yeux. J’espérais que le standing de l’établissement nous préserverait des demandes d’autographes. Elle s’assit en face de moi, retira son manteau, son chapeau et ses lunettes qu’elle posa avec soin sur la table. Une fois tout cela fait, seulement, elle s’adressa à moi :
« Bonjour, ma chérie.
— Bonjour, Maman. »
La scène ne respirait pas tout à fait la franche camaraderie, je devais le reconnaitre. Ashton avait déployé ses plus grands talents d’avocat pour arranger cette entrevue entre ma mère et moi. Terrain neutre, sujets de conversation autorisés, tout avait été passé au crible pour éviter tout débordements. J’avais l’impression de participer à une réunion au sommet dont l’avenir du monde dépendait. Ou, du moins, de la famille Bellarosa.
Le serveur se matérialisa à côté de notre table sans même que nous ayons eu besoin de lui faire signe. L’examen des cartes nous fournit une excellente excuse pour de pas décoincer un mot pendant plusieurs minutes. Malheureusement, une fois notre commande passée, nous ne pouvions plus y couper. Naomi se lança la première.
« Ashton m’a dit que tu avais de nouveaux projets professionnels? »
Je pris mentalement une grande respiration.
« En effet. J’ai présenté un projet de série aux pontes de NetStream. Ils ont bien aimé. Il reste à déterminer le budget qu’ils voudront bien mettre dedans mais ils sont de toute façon prêts à m’engager au moins pour les deux prochaines années.
— C’est magnifique. »
J’avoue : je cherchai l’ironie, la faille, une raison de m’emporter. Pourtant, Naomi se contentait de me regarder bien en face ; ses yeux clairs si différents des miens posés sur moi n’exprimaient rien d’autre que de la… fierté?
« Merci, » marmonnai-je.
A ce stade, j’étais censée faire un effort moi aussi. Je cherchais frénétiquement un sujet de discussion qui montrerait ma bonne volonté mais ma mère me coupa l’herbe sous le pied.
« Esméra… Esmé, dit-elle, je voulais profiter de cette occasion pour t’assurer du soutien de toute la famille face à l’exposition de ta vie privée. Je sais combien tu détestes ça. Nous sommes avec toi, quoi que tu décides de faire. »
Naomi croisa les mains devant elle. Son attitude si calme et si coopérative commençait à me rendre très nerveuse. Tout cela était trop beau, cependant, je ne voulais pas tout gâcher avec ma paranoïa galopante.
« Ashton m’a dit que tu t’étais décarcassée pour essayer de rattraper le coup.
— J’ai beaucoup discuté avec lui ces derniers temps. Il… m’a ouvert les yeux sur un certain nombre de points.
— Oh. Lesquels? »
Les ongles laqués de Naomi tapotèrent la table, me rappelant combien je détestais ce bruit. J’étais toutefois suspendue à ses lèvres.
« Ashton pense que mes propos sont mal… interprétés. Que mon attitude laisse entendre que je fais preuve d’ironie alors que ce n’est pas le cas. »
Elle replaça une mèche de cheveux derrière son oreille. Pour la première fois de ma vie, je notai un défaut dans son visage si parfait. Au coin de son oeil, je voyais de délicates petites rides déployer leur toile d’araignée.
« Tu es en train de me dire que j’ai mal interprété toutes les vacheries que tu m’as envoyée? »
C’était parti tout seul. Je vis Naomi se raidir. Le serveur qui revenait avec les entrées l’empêcha de répondre du tac au tac. Lorsqu’il disparut, ma mère avait repris contenance.
« Je suppose que je n’ai pas volé cette réflexion, dit-elle sur un ton acide. As-tu d’autres comptes à régler, qu’on en finisse? »
J’eus soudain l’impression d’être dans un grand huit, tout en haut du rail, à cet instant fragile où la voiture est en équilibre, où on ne sait pas trop si elle va rester coincée ou foncer dans le précipice. Je décidai d’armer les freins.
« Je me suis mal exprimée. Je voulais dire qu’effectivement, j’avais mal pris certaines de tes réflexions. Je serais ravie de savoir que je les ai mal comprises. »
Je déglutis avec difficulté. Si j’avais fait capoter mes retrouvailles avec Naomi, Ashton me tuerait. En face de moi, ma mère semblait peser sa réponse avec soin, tout aussi tendue à l’idée d’aggraver la situation.
« Si j’ai pu… dire des choses qui t’ont blessée, je m’en excuse, dit-elle avec lenteur. Je n’ai jamais eu l’intention de te faire de la peine. Enfin, si… peut-être après que nos rapports ont… dégénéré. Là, j’ai sciemment voulu être cruelle, je ne te le cache pas. »
Elle poussa un long soupir.
« A ma décharge, je souffrais de voir à quel point tu me détestais. »
Elle pressa l’arrête de son nez du bout de ses index.
« J’ai été une horrible garce, » lâchai-je.
Puis, je me tus alors que Naomi relevait les yeux vers moi. Je ne savais pas comment faire sortir le reste. J’ouvris la bouche mais aucun son ne sortit dans un premier temps.
« Je m’excuse aussi, » soufflai-je finalement.
Un silence fragile comme du verre s’installa entre nous. Les paupières de Naomi papillotèrent. De mon côté, je voyais mon assiette à travers un voile flou.
« Ton entrée va être froide. Mange. »
Ma mère qui m’incitait à manger. Tout cela devenait beaucoup trop surréaliste. La première bouchée eut du mal à passer mais la nourriture succulente m’aida à aller jusqu’au bout de mon assiette. La conversation peina à redémarrer mais je devais reconnaitre que Naomi y mettait du sien.
« Je crois que je devine pourquoi ton frère tenait autant à nous voir en meilleurs termes.
— Pour qu’on arrête de lui casser les pieds? »
Le mince sourire de ma mère me récompensa de ma tentative d’humour.
« Je pense que Laney et lui sont décidés à franchir un cap dans leur relation. Il voudrait qu’on organise un repas tous ensembles pour annoncer la nouvelle. Je suppose qu’il espérait pouvoir le faire sans que nous nous jetions des assiettes à la tête.
— Mariage ou polichinelle dans le tiroir? »
Naomi leva les yeux au ciel.
« Esméralda, ta façon de t’exprimer est…
— Tatata! Si tu me reprends sur ma façon de parler, je râle parce que tu recommences à m’appeler Esméralda.
— Je ne comprends vraiment pas ce que tu peux avoir contre ce prénom. Nous l’avons choisi parce que nous le trouvions ravissant!
— L’originale a crevé comme une conne parce qu’un pauvre type ne pouvait pas la sauter.
— Esmé! Baisse d’un ton, je te prie!»
Entre nous, l’air crépita d’électricité. Cette fois, je lâchai du lest la première.
« Note que je n’ai pas touché à l’assiette. »
A ma grande surprise, Naomi pouffa. Elle s’essuya le coin des lèvres avec sa serviette pour se donner une contenance mais je voyais bien l’amusement dans ses yeux.
« Seigneur… Tu te rends compte que, le cas échéant, nous allons devoir affronter un mariage entier sans nous étriper?
— Le seul moyen que je vois, c’est de ne pas nous adresser la parole.
— Ashton risque de te demander d’être demoiselle d’honneur. »
Je faillis m’étrangler sur ma bouchée.
« Il oserait?!
— Je le crains.
— Du moment que je ne suis pas obligée de faire un régime pour entrer dans la robe… »
J’attendis. Je le reconnais : c’était un test. Pas très fin mais je voulais savoir où nous en étions sur la question. Naomi me regarda bien en face, sans faiblir.
« Les robes seront faites sur mesure. Ce sera au couturier de s’adapter. »
Je hochai la tête. Je devais être en train de rêver. Le repas se poursuivit de la même façon, entre convivialité et irritation. L’une comme l’autre étions sur le qui-vive en permanence. L’exercice était épuisant mais le fait est que nous nous en tirions honorablement.
Les assiettes ne volèrent pas. Ce ne fut qu’au dessert que Naomi tenta une approche sur un terrain encore plus glissant que mon poids.
« Ashton m’a dit qu’il t’avait tenue au courant des suites de ton affaire de paparazzi.
— Oui, enfin, il n’y aura pas trop de suites, si j’ai bien compris.
— Je le regrette, crois-le. Il nous a fallu prendre en compte le bien des studios…
— Ne te fatigue pas. J’ai déjà dit à Ashton que je m’en fichais. De toute façon, j’ai réagi comme une idiote. J’aurais dû faire face au problème. »
Naomi promena un instant sa cuillère dans sa pavlova. Une fois qu’elle eut bien éparpillé les fruits, elle se décida à poser la question qui fâchait.
« As-tu… des nouvelles de Sebastian? »
Je m’y attendais. Cela m’évita de bondir toutes griffes dehors pour lui signifier que l’affaire ne la regardait pas. Et puis bon, après tout…
« Je ne lui ai pas parlé pendant des jours. Je veux dire, après avoir pris la poudre d’escampette sans prévenir. Et puis, je lui ai écrit un mail pour m’excuser. Pour le moment, il ne veut pas trop entendre parler de moi mais il a pris la peine de me répondre. Je suppose que je n’en méritais pas tant.
— Oh… Esmé…
— Je sais, Maman. J’ai tout foiré.
— Non, ce n’est pas ce que je voulais dire. Tu as beaucoup de peine? »
Je haussai les épaule mais j’avais à nouveau la vue complètement brouillée.
« Peut-être qu’après un peu de temps, les choses pourront s’arranger?
— Je ne sais pas. J’ai fait plein d’efforts pour garder notre relation dans les limites que je m’étais fixées. Ça a magnifiquement réussi : maintenant, il n’arrive même pas à envisager qu’on soit amis.
— Mais toi? Que ressens-tu pour lui?
— Je n’ai pas envie d’en parler, Maman.
— C’est sérieux à ce point-là?
— Maman! »
Je manquais flanquer la moitié de mon gâteau par terre en prenant une énorme cuillerée. Qu’est-ce qui m’avait pris de laisser la conversation aller si loin?
« Ma chérie, au risque de relancer les hostilités entre nous, je ne me tairai pas. Tu as toujours eu beaucoup de mal à mettre tes sentiments en mots. Si je le sais, c’est bien que j’ai le même problème. Crois-moi, j’en ai beaucoup parlé avec ma psy. »
Naomi voyait une psychologue? Je devais avoir les yeux tellement ronds qu’ils menaçaient de tomber sur la table.
« Si tu souhaites vraiment tirer un trait sur Sebastian, soit. Mais si tu renonces parce que tu penses ne pas être assez bien pour lui…
— Tu ne crois pas que je lui ai déjà assez fait de mal?
— C’est un grand garçon. Je pars du principe que c’est à lui de décider s’il veut te donner une nouvelle chance ou pas. Mais si tu ne lui avoues pas tes sentiments, il n’aura jamais tous les éléments en main pour prendre cette décision!
— Tu n’as pas lu son mail, Maman. Il ne veut pas me voir. »
Naomi posa sa cuillère. Je crus qu’elle remontait mentalement ses manches pour revenir à la charge. Je m’adossai à ma chaise avec lassitude. Toute cette tension m’avait donnée mal à la tête.
« N’en parlons plus pour le moment, alors. »
Ouf.
« Je suppose que je ne suis pas autorisée à lui en toucher un mot lors de la soirée de fin de tournage? »
Argh!
« Sauf si tu veux qu’Ashton se marie sans moi! »
Elle agita les mains devant elle en signe de paix.
« Oh, je n’insiste pas. Cette soirée risque déjà suffisamment compliquée…
— Compliquée? Pourquoi?
— Non, ne t’inquiète pas. Je n’aurais pas dû t’en parler.
— Oui, ben c’est trop tard maintenant. Dis-moi!
— Ton père et moi pensions faire un petit discours pour… excuser les petits inconvénients causés par… »
Le visage de Naomi se froissa légèrement. Elle cherchait une façon diplomatique de présenter la chose mais je voyais bien qu’elle pataugeait, pour une fois.
« C’est bon, j’ai compris. Vous allez vous excuser pour ma mascarade et le bordel que j’ai causé pendant le tournage. »
Naomi hocha la tête, résignée. En apparence, je me concentrai sur mon gâteau. Pourtant, mon esprit était en ébullition. Souhaitais-je vraiment que ce soient mes parents qui présentent leurs excuses pour MON comportement? Etait-ce le bon moyen pour moi de changer et de devenir adulte? D’un autre côté, me présenter à cette soirée alors que personne ne m’y attendait était peut-être le meilleur moyen de perdre définitivement Sebastian. N’allait-il pas croire au traquenard?
« Ce n’est pas à vous de vous justifier. Je suis la seule responsable. Je veux aller à la soirée. C’est moi qui leur parlerai. »
Bon ben… Traquenard alors… Mais pour qui?
Bien à toi,
Trisanna.