Ramasser les morceaux...

Voilà que je me retrouvais à nouveau dans un bureau climatisé, à attendre qu’on m’accorde une audience. J’étais bien plus tendue que lors de ma rencontre avec Penelope Mitchell car, cette fois, je jouais bien plus gros.

J’avais eu de nombreux échanges avec Melinda Caruso, par téléphone et par mails, pour qu’elle évalue à quel point mon scénario pouvait intéresser NetStream. Quatre jours de réécriture intensive et d’heures de sommeil restreintes avaient donné naissance au pavé que j’avais posé sur la grande table de réunion devant laquelle j’étais assise. Le projet était loin d’être définitif mais suffisamment solide pour être présenté officiellement. S’il plaisait, je pouvais décrocher un contrat.

J’étais toujours sous le choc.

Depuis le coup de fil de Melinda, j’avais l’impression de nager dans une piscine de mélasse. Côté professionnel, j’étais surexcitée par l’aventure, prête à me jeter à corps perdu dans le travail, même s’il s’annonçait énorme. Côté vie privé, je pataugeais complètement. J’avais envoyé un mail ivre de reconnaissance à Randall pour le remercier de son intervention. J’avais continué avec persévérance l’opération « black-out » avec Sebastian. Qui avait, par ailleurs, totalement cessé de m’appeler. Ce qui me déprimait ou me causait un grand soulagement selon les heures de la journée, et mon humeur.

Je savais que je me comportais comme une conne avec lui.

J’étais incapable de faire autrement. Cette incroyable opportunité de boulot était le dérivatif parfait pour mettre un couvercle sur le fait qu’il me manquait. Beaucoup. Même Jared avait renoncé à essayer de mettre le sujet sur le tapis. J’étais bloquée. Et focalisée sur ma future série.

La porte vitrée s’ouvrit. Je me levai à l’entrée d’une hispano-américaine d’une quarantaine d’année, accompagnée d’un très jeune homme qui portait un ordinateur et plusieurs dossiers. Melinda, car c’était elle, me serra la main rapidement avant de faire signe à son assistant d’installer tout son bazar. J’avalai ma salive avec difficulté. J’étais tellement nerveuse que je me focalisai sur son incroyable chevelure bouclée. Melinda agita ses doigts devant mes yeux.

« Hého? Tout va bien? On peut attaquer?
— Euh… oui, bien sûr! Je suis juste un peu… »

Aaaah mais tais-toi! Ne va pas lui dire que tu es nerveuse!! Bonjour la professionnelle!

« … Fatiguée?
— Tu m’étonnes. Je t’ai fait trimer, ces derniers jours. »

Elle s’assit sans façon à ma gauche et attira à elle mon gros tas de papier.

« C’est la dernière version dont on a parlé?
— Oui. J’ai réécrit l’épisode six mais je ne suis pas encore très contente. Je trouve que le cliffhanger tombe un peu à plat… »

Pendant deux heures, Melinda et moi décorticâmes un épisode après l’autre. Nous avions décidé de nous concentrer sur une première saison, qui relaterait une intrigue complète. Si celle-ci avait du succès, NetStream en commanderait une (ou des) autre(s). Le but ici était de monter une présentation sommaire de tous les épisodes, plus de l’ambiance globale que nous souhaitions donner à la série. Si la présentation faisait mouche, les pontes de NetStream débloqueraient un budget et nous donneraient un calendrier. Et je serai officiellement engagée. Beaucoup de boulot pour peut-être zéro résultat mais l’expérience était grisante.

Sur la table, il n’y avait plus un espace de libre. L’assistant de Melinda en était réduit à travailler avec le portable sur les genoux pour nous permettre de monter des schémas complexes à partir de feuilles A4 pour suivre la chronologie de l’histoire et déterminer à quel moment devait prendre place chaque avancée de l’intrigue. Melinda m’impressionnait : elle s’y retrouvait presque mieux que moi qui avait une mémoire de poisson rouge sur des trucs que j’avais pourtant moi-même écrit. Elle se laissa tomber dans un siège en s’éventant avec le début de l’épisode 10.

« Rafael, tu veux bien aller nous chercher du café? J’ai peur qu’on en ait encore pour un moment. »

L’assistant s’exécuta avec un sourire. Alors que je griffonnai une correction sur un morceau du script déjà fort raturé, Melinda se pencha vers moi.

« Esmé, pendant qu’on est toutes les deux, j’aimerais aborder un sujet un peu délicat. »

Je n’étais pas surprise. A vrai dire, je m’étais attendue à ce qu’elle mette les pieds dans le plat bien plus tôt.

« Je pense que je sais de quoi tu veux parler.
— Tant mieux. Je ne suis pas très douée pour tourner autour du pot. Je préfère les situations franches.
— Je comprends tout à fait. Je suis prête à répondre à toutes tes questions. »

Elle hocha la tête, puis prit le temps de formuler sa phrase suivante.

« Tu te doutes que j’ai un peu fouiné sur ton compte. Randall ne m’a pas cachée qu’il y avait eu un souci sur son tournage. Je ne te cache pas que ça m’ennuie un peu.
— Qu’est-ce qui t’ennuie? Le fait que j’ai couché avec mon patron ou que je soies une Bellarosa? »

Ses paupières papillonnèrent. Elle tapota pensivement son stylo sur la table.

« A dire vrai, reprit-elle, je me fous autant de l’un que de l’autre. Ce qui me pose problème, c’est plutôt l’abandon de poste du jour au lendemain. »

Elle s’accouda à la table.

« Comprends-moi bien Esmé. Je ne t’ai pas appelée pour faire plaisir à Randall. Je t’ai appelée parce que le projet qu’il m’a fait miroiter me paraissait valoir le coup. Encore plus maintenant qu’on en a parlé et travaillé dessus. Si je m’investis sur cette série, je le ferai à fond. Je ne ménagerai pas mes efforts et je ne te lâcherai pas. Je tiens à être certaine que ce sera réciproque. Je refuse de me réveiller un matin pour découvrir que tu as foutu le camp parce que tu t’es levée du mauvais pied ou qu’un journaliste a pondu un article qui te démolissait. Sur ce second point, autant que tu t’y prépares. Les auteurs sont rarement sous le feu des projecteurs mais l’accueil de la série ne sera pas unanime. Tu essuieras des réactions désagréables, c’est obligé. Donc, il va falloir te blinder et m’assurer que tu ne prendras pas la tangente à la première difficulté. »

Gloups.

Niveau blindage, j’avais des progrès à faire. Le discours de Melinda m’avait cueillie de plein fouet. Je m’étais attendue à supporter des commentaires graveleux sur mes liaisons douteuses et mes mensonges sur mon identité. Finalement, c’était juste ma réaction puérile qui me mettait en défaut. Je restai silencieuse un long moment. J’essayais de ramasser mes morceaux pour offrir une réponse convaincante. Je crus un instant que j’allais me laisser submerger. Et partir. Je pris une grande respiration.

« Hem… D’abord, merci d’avoir été franche avec moi, Melinda. »

Cette phrase, elle m’avait coûtée, croyez-moi.

« Je comprends tes inquiétudes. Je suis consciente que ma… réaction à cet article n’a pas été très professionnelle. Je ne peux pas revenir en arrière mais je peux apprendre de cette histoire. J’ai bien vu que la fuite n’était pas une solution. »

C’était le moins qu’on puisse dire. Pour le coup, cette fuite-là m’avait coutée cher.

« J’ai été… prise de court par les révélations de cet article. Je n’étais pas prête à faire face à la notoriété, quelle qu’elle soit. Je sais que j’ai un travail à faire sur la question. Sur le fait que ma famille n’est pas une famille anonyme, sur le fait que je dois assumer qui je suis et ce que je veux… »

Je restai la bouche ouverte. Pour la première fois depuis « l’incident », je mettais des mots sur ce que je ressentais. J’oscillais entre la crise d’angoisse et l’épiphanie. J’étais très proche de ruiner toutes mes chances avec Melinda. Elle allait me prendre pour une folle finie.

« Je SUIS une Bellarosa, poursuivis-je. Mais je peux l’être en restant moi-même. Je commence juste à le comprendre. Et si je sais qui je suis, je me fous de ce que le public ou les journalistes pensent de moi. Je… ne fuirai plus parce que je m’aperçois qu’il existe un autre chemin. »

Je m’arrêtai là. Pas parce que je n’avais plus rien à dire mais parce que Melinda n’avait pas à me servir de psy. Dans ma tête, un barrage avait fait « pop ». Il fallait que je parle à Naomi. Quant à Sebastian, y avait-il la moindre chance que je puisse rattraper le coup?

 

***

 

Je jetai un regard autour de moi, histoire d’être sûr de ne rien oublier. Il était assez perturbant de réaliser que je ne reverrai sans doute jamais cette chambre, ni le domaine Carnavon, mis à part sur grand écran lors de la première du film.

Le tournage était terminé. Toute l’équipe s’était réunie la veille au soir pour fêter ça, dans une ambiance mitigée. La bombe « Esmé Bellarosa » avait laissé des séquelles qu’elle n’avait sans doute pas mesurées en disparaissant comme elle l’avait fait. Chacun s’était laissé gagner  – à des degrés divers – par une certaine suspicion. Celle-ci s’était atténuée avec le temps mais, en ce qui me concernait, les rapports avaient été teintés d’une distance que je regrettais. J’avais assumé ma relation avec Esmé et le fait que je connaissais sa véritable identité. Cet aveu m’avait plus ou moins fait passer pour un partisan du « complot » ou, en tout cas, pour un complice passif. La venue du détective des Bellarosa n’avait pas particulièrement contribué à alléger l’atmosphère générale.

Pour autant, le boulot avait été fait. Et bien fait, grâce à Randall qui avait maintenu le cap avec une efficacité incroyable pour un type qui paraissait si absent la plupart du temps. Il avait fait comprendre à tout le monde qu’il ne tolèrerait pas de chamailleries au sein du tournage. Il attendait de tous le plus grand professionnalisme. Etant lui-même d’un perfectionnisme scrupuleux et toujours le premier et le dernier sur le pont, personne ne s’était senti le droit d’aller à l’encontre de ses consignes.

Et lors de la fête de la veille, nous avions pu, au moins, nous féliciter d’être allés au bout de l’aventure avec les honneurs. La satisfaction générale avait un peu effacée les aléas que nous avions traversés. En ce qui me concernait, ma colère contre Esmé avait fini par s’éteindre. Il ne me restait qu’un sentiment de déception et de frustration de n’avoir même pas eu l’occasion de mettre les choses à plat de vive voix avec elle.

Alors que je refermais ma valise en ruminant de sombres pensées, quelqu’un frappa à la porte de ma chambre, déjà ouverte. Victoria se tenait dans l’encadrement, très droite, le visage fermé.

« Puis-je te parler ?
— Je n’ai pas très envie de discuter, Victoria, désolé.
— Je n’en aurai pas pour longtemps. »

Elle s’avança dans la pièce mais resta à une distance prudente. Je me doutais de ce dont elle venait me parler et, à vrai dire, j’espérais réussir à partir du château sans avoir à me taper cette conversation. Cela semblait mal parti. Elle se racla la gorge.

« Le détective des Bellarosa m’a fait comprendre qu’il te tiendrait informé de ses découvertes… »

Elle s’interrompit. Son teint était pâle mais c’était bien le seul indice de malaise qu’elle laissait transparaître.

« Ne te fatigue pas, Victoria, je n’en ai parlé à personne. Et je ne compte pas le faire. »

Victoria croisa les mains devant elle. Une attitude bien sage pour une femme qui n’hésitait pas à violer l’intimité de ses collègues (nous avions clairement anéanti le stade de l’amitié).

« Sache que je ne m’excuserai pas pour ce que j’ai fait. Mais je te remercie de ta discrétion. 
— Je t’en prie. »

J’étais quand même assez estomaqué par son culot.

« Je ne l’ai pas fait pour te nuire en particulier. Je ne voudrais pas que tu penses qu’il s’agit d’une vengeance ridicule parce que tu m’as repoussée. Penelope Mitchell m’a parlé la première de l’identité de ton assistante pour m’inciter à mettre l’histoire au grand jour. Je me suis contenté de corser les choses. C’était uniquement pour faire parler du film. Rien de personnel. »

Je faillis foncer sur  elle puis me maitrisai à grand peine. Les poings serrés, je me permis une mise au point.

« Puisqu’on en est à être franc l’un envers l’autre, je trouve ton attitude méprisable. Et j’aurais préféré que tu le fasses par mesquinerie plutôt que par ambition. Ça aurait peut-être indiqué que tu avais un minimum de sentiments. Maintenant, tu sors. Ou il risque d’y avoir un autre scandale dans pas longtemps.
— Les menaces ne te vont pas. Tu deviens aussi vulgaire qu’Esmé.
— Crois-moi, je suis en rogne contre elle. Mais je comprends pourquoi elle ne pouvait pas te piffrer et elle avait bien raison. J’applaudirai des deux mains si elle décide de te rendre la monnaie de ta pièce. A présent, dehors ! »

L’air pincé, elle prit la tangente sans se presser. Elle ne prit pas la peine de fermer la porte derrière elle. Je résistai à l’envie de la claquer, juste pour me calmer les nerfs. Au lieu de quoi, je me laissai tomber sur le lit. Je restai sans bouger jusqu’à ce que le timbre de mon téléphone m’indique un mail entrant. Je regardai l’écran machinalement.

Expéditeur : « esme.adler@gmail.com »

Sérieusement ? Toute la gent féminine de la planète avait décidé de me pourrir la journée ?!

Je regardai la fenêtre avec envie. Néanmoins, perdu dans la campagne anglaise, j’aurais plus de mal à racheter un portable en vitesse. D’autant plus que ma @#&%$£ d’assistante avait foutu le camp ! Autant s’en débarrasser tout de suite ! Je m’attendais à une ou deux phrase lapidaires, un « comment ça va ? » comme si de rien n’était ou à un « est-ce que tu as trouvé mon pull bleu ? ».

Pas au message que je lus.

« Cher Sebastian,
Je ne sais pas si tu liras ce mail. Je l’espère mais je comprendrai aussi que tu le balances sans même l’ouvrir.
Comme tu peux le voir, je n’ai pas eu le courage de t’appeler. Après mon silence radio, je n’imagine pas que tu aurais pu décrocher. Ce n’est pas un reproche, je mérite ta colère et tout ce que tu peux ressentir à mon égard.
Je n’ai pas grand-chose à dire pour ma défense, je le reconnais. Je n’ai pris conscience que récemment du mal que je pouvais causer aux autres en réagissant de cette façon pour me protéger, moi. J’étais plus ou moins persuadée que le monde ne se porterait que mieux, une fois débarrassé de ma présence. Mais ce n’est pas une excuse.
Tu méritais un au-revoir en face. Tu méritais que je te dise à quel point j’ai apprécié les moments qu’on a passés ensemble. Lorsque j’ai accepté le job d’assistante de Sebastian Heart, je n’aurais jamais cru que ce serait l’occasion de rencontrer une des plus belles personnes que j’ai croisé dans ma vie.
Tu es beau, intelligent, sensible et tu es bourré de talent. Ne laisse jamais personne – surtout pas toi-même ! – te convaincre du contraire.
Si tu savais comme je regrette de m’être éjectée de ta vie. Je ne suis pas en position de te demander de me pardonner, ni d’espérer être encore ton amie, mais si tu penses que ce sera possible un jour, j’en serais TRES heureuse.
Voilà. Je te souhaite le meilleur, et surtout bon courage pour affronter la promotion du Film. Je sais que tu vas assurer.
Je t’embrasse.
Esmé
 »

Je relus son texte plusieurs fois, dans un état second. Malgré toute ma rancœur, j’étais heureux d’avoir de ses nouvelles. D’avoir des excuses aussi. Néanmoins, ce mail me faisait réaliser à quel point nous n’avions jamais été sur la même longueur d’onde avec Esmé. Encore aujourd’hui, elle ne parlait que d’amitié. Pour ma part, je savais à présent qu’il y avait eu plus. J’avais étouffé ce sentiment pour ne pas la faire fuir. Au final, elle avait quand même réussi à s’échapper.

Après un long moment de réflexion, je me décidai à répondre.

« Esmé,
c’est bon d’avoir de tes nouvelles, même si elles arrivent un peu tard. Si je lis entre les lignes, tu as l’air d’aller assez bien pour essayer de recoller les morceaux de ce que tu as cassé.
Je ne peux pas dire que je ne t’en veux pas. En fait, j’ai été – et je suis encore – fou de rage contre toi. Parce que, malgré toutes les belles choses que tu as écrites sur moi, tu n’as pas songé une minute que je serais prêt à affronter la tempête à tes côtés.
Pour le moment, je ne suis pas capable de te dire si je suis prêt à être ami avec toi. Pour être honnête, je crois que j’espérais que notre relation prenne un autre chemin, que tu n’as pas l’air d’envisager.
Peut-être qu’après avoir digéré tout ça, je serais capable d’y réfléchir. Pas pour le moment, en tout cas.
Sebastian
 »

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