Poubelle suintante, assiettes sales, couverts encroûtés et plats plein d’huile. Mes mains sous l’eau, dans l’eau, qui frottent chaque objet une fois, deux fois, trois fois, rincent, posent sur l’égouttoir. Rincent, égouttoir. Je ne suis pas maniaque mais dans la lune. Du mal à me concentrer. Mes doigts sont fripés, la chair ne fait que gonfler. La peau blanchit et ramollit, menace de laisser tomber mes ongles. Pour un peu, le moindre toucher ferait éclater des purulences – et de moi sortirait de l’eau sale, boueuse comme mes pensées, qui jaillirait sur la cuisine et ne laverait strictement rien.
Je perds la notion du temps. Faire la vaisselle maintenant et le dîner plus tard, ou avant, puis le bain de ma grand-mère, et pendant ou demain, des courses. Je dois répondre à des mails. Renouveler l’ordonnance et passer à la pharmacie.
Il faut penser au présent, au concret. Au ménage à faire, aux tâches à remplir, qui se succèdent de jour en jour et étirent l’instantané en infini. Il faut, aussi, penser à l’absolu et à l’abstrait. La mère disparue, aux abonnées absentes, le message d’Emilie qui propose un verre avec Zoé à l’Antidote, les paroles d’Eugénie. Non. Pas les paroles d’Eugénie.
Alors, la vaisselle.
Une mélodie me surprend. Nellie est assise derrière moi, dans le grand fauteuil de la véranda. Je ne l’ai pas entendue descendre. Elle fredonne une chanson populaire du bout des lèvres, un punk contestataire avec des paroles qui, en temps normal, l’offusqueraient. Ses « hmm-hmm-hmm » tremblotent jusqu’à mes oreilles et m’arrachent un sourire. Je finis la vaisselle et me sèche les mains.
Mon téléphone vibre, le nom d’Eugénie apparaît sur l’écran. Je pose brutalement le téléphone sur une table : hors de question que je décroche. Je m’approche de Nellie, lui demande si tout va bien. Elle répond d’un hochement de tête distrait. Je place un verre d’eau à ses côtés, elle me regarde d’un air absent. Une sensation d’ennui. Tout est vain. Mon téléphone vibre une nouvelle fois : un message vocal. Pressée de m’en débarrasser, je l’écoute en serrant les mâchoires.
« Salut Victoire, c’est Eugé. Je te laisse un message, j’ai pas envie de t’appeler quinze fois, ce serait du harcèlement… Je voulais surtout te dire, vraiment, très sincèrement, je suis désolée pour l’autre fois. J’ai vraiment été une sale conne, je l’ai senti tout de suite. On a pas à te parler comme ça, personne. Et tant que j’y suis, à la soirée à l’Antidote, j’étais pas cool avec toi non plus. J’aurais pas dû te jeter dans les bras de cette bande de mecs, ils t’intéressaient peut-être pas. J’étais bourrée, et dans ces cas-là je suis encore plus en roue libre. Je m’excuse. Sincèrement. Voilà, j’imagine que t’es bien occupée, que si tu as un peu de temps pour toi tu aurais envie de te reposer, de dormir un peu, ou de travailler sur ta BD. Mais si jamais tu voulais prendre un verre, ce soir ou un autre soir, je suis là. Je te dois au moins un verre, c’est le minimum. Tout ce que je peux pour me rattraper, d’une manière ou d’une autre. Ou même t’aider, tout simplement t’aider. Des bisous, passe une bonne soirée ».
Touchant ou pas touchant, calculé ou improvisé – je ne veux pas réfléchir aux intentions de son message. Je tape tout de suite un texto, Salut, je suis pas dispo. J’hésite à trouver un prétexte, évidemment ma grand-mère sur laquelle veiller. Mais tout sonne creux. Et puis, ce soir, je tente quelque chose de nouveau, de complètement irresponsable : je vois Jonathan. Et bien que personne ne soit disponible pour rester auprès de Nellie, j’ai choisi de dire oui à sa proposition et de décamper le temps d’une courte soirée. C’est ça, ou le gonflement de mes doigts jusqu’à éclatement des chairs.
Salut, je suis pas dispo et je complète j’ai des trucs à faire et il y a ma grand-mère. Voilà, simple. Et volontairement, inutilement mensonger : un affront connu de moi seule, qui me donne un sentiment de justice un brin crapuleuse.
L’heure tourne, la journée est passée à une vitesse folle. J’abandonne le ménage, l’essentiel a été fait, je monte dans ma chambre et cherche une tenue pour la soirée. Le crissement des cintres m’agace, je suis fatiguée et mon choix se porte sur la première robe qui vient : noire, un peu cintrée, séduisante sans être tape-à-l’œil. Deux coups de maquillage, rien d’extravagant mais je m’étonne d’apprécier ces gestes si banals : du crayon, noir lui aussi, et c’est tout. Un passage éclair devant le miroir et l’idée, éphémère, qu’un enterrement se prépare.
J’ai déjà expliqué à ma grand-mère qu’elle serait seule ce soir, elle n’a pas eu l’air de s’en inquiéter. Je prends ça pour un signe et ne force pas le trait : en repassant par la véranda, je lui dis bêtement au revoir en esquissant un sourire qui ne trahit rien. Contre toute attente, elle me souhaite une bonne soirée. Avant de refermer la porte, je vérifie l’heure sur mon téléphone et me promet d’être rentrée dans moins de deux heures.
Dehors, le paysage immense qui fait chanceler sur le port, la mer ou le soleil. J’ai passé la journée dans la bicoque. La chaleur me surprend mais je descends une rivière de ruelles ombragées. Je me demande, soudain, violemment, quel chemin ma mère a pris pour partir. Sa voiture n’est plus là, je ne marche donc pas dans ses traces. Des voies de campagne ? Des boyaux d’autoroute ? A-t-elle hésité, cherché un abri, des endroits particuliers ? S’est-elle sentie comme moi maintenant, un pied dedans et l’autre dehors, mal assurée mais guidée par un point précis sur la carte ?
Vers quoi ?
Je n’y avais jamais réfléchi.
Je m’en veux.
Sur un coup de tête, je prends un détour et arrive devant le Sceptre. Je me cogne contre la terrasse ensoleillée, bondée de monde. La cacophonie n’a rien perdu de sa superbe et une impression cruelle me pique l’estomac : celle d’avoir raté quelque chose. De ne pas faire partie de la fête et que le monde se déroule, joyeusement, inlassablement, sans moi. Je marque un temps. C’est sûr, les rires qui s’échappent des gorges pleines de vin et de bière sont des moqueries, et les tintements d’un verre contre un autre, des pieds-de-nez.
Je passe ce cap d’humiliation et me force à plonger dans les entrelacs de tables, chaises et bancs qui me séparent de l’intérieur. Tout le monde est affairé à son moment de gaité, conversations, mains sur l’épaule, je sillonne comme je peux sans déranger qui que ce soit. Passé le seuil, la pénombre et la crasse me reçoivent. Personne au comptoir, le billard a été déserté et un vieux riff de guitare ronfle dans les enceintes. J’en suis à regretter cette intrusion, inutile, quand une porte s’ouvre au fond du bar et recrache un Jacob guilleret, une serviette blanche sur l’épaule et un sourire aux lèvres.
— Salut Victoire ! Qu’est-ce que tu fais là ?
Il me fait la bise. Ses mains enserrent mes épaules et une odeur de Cologne, toute masculine – celle qu’il a fait sienne, qui rappelle sa présence dans l’espace comme on marque un territoire – me rend soudain nostalgique : je n’ai pas mis les pieds au Sceptre depuis une éternité.
— T’as pas vu Mehdi ? me questionne-t-il d’entrée de jeu. Il était censé tenir le bar pendant que je voyais un pote.
Non, je n’ai pas croisé ce Mehdi dont j’entends parler pour la première fois.
— Ah ouais ? C’est marrant, il bosse ici depuis l’été dernier. Un gars super, mais pas hyper fiable sur les pauses… Je suis parti que deux heures, en plus. Je t’offre un verre ?
Je refuse, prétextant que je ne resterai pas longtemps. Et puis, je ne sais pas, il semble important de ne pas bouger. De rester là, le buste collé au comptoir, Jacob de l’autre côté, qui tient son affaire comme il l’a toujours tenue. Un geste en trop, un seul geste, pourrait casser le bar, la ville, le monde entier, tout briser en morceaux qu’il faudrait ensuite recoller. Fatigue.
— Alors, qu’est-ce que tu fais dans les parages ? tente-t-il une nouvelle fois.
J’explique, seulement l’essentiel : une connaissance, un verre, sans doute grignoter quelque chose. Je ne mentionne pas le nom de Jonathan.
— Et toi, t’as réussi à voir ton pote ? je le relance, pour me montrer intéressée.
— Ouais, un type avec qui j’ai fait de la rando l’autre jour, on voulait se capter avant qu’il reparte. Mais il est où, Mehdi ? Deux heures, je demande juste deux heures, merde…
Comme appelé par la providence, un jeune homme entre dans le bar et fonce derrière le comptoir, un plateau bourré de verres et d’assiettes sales entre les mains.
— T’étais où, mec ?
Mehdi donne un coup de menton vers l’extérieur tout en débarrassant son plateau en trois mouvements transpirant d’adresse.
— Sur la terrasse, il y a un client qui voulait la recette du houmous, j’ai dû lui expliquer je sais pas combien de fois.
Jacob pousse un soupire. Son erreur n’a pas l’air de le désarçonner.
— Je te présente Victoire, c’est ma belle-fille.
— Salut !
Et Mehdi repart aussi vite qu’il est arrivé, emportant un plateau dégoulinant de nouveaux verres.
— Et donc, t’as trouvé quelqu’un pour s’occuper de Nellie ?
La question se loge dans mon oreille, creuse un trou dans mon ventre et cloue mes pieds au sol. Je m’enraie, oui enfin plutôt non, en tout cas pour ce soir c’est bon et je m’empresse de mettre un point à cette réponse qui n’en est pas une.
— Ça veut dire qu’elle est toute seule, là, ta grand-mère ?
Oui - ces trois lettres mises côte à côte s’agrègent sur ma langue en un mot branlant, coulent sur mon menton, sur le comptoir, atteignent Jacob. Il fronce les sourcils. Il paraît à la fois surpris, jugeant et hésitant. Je soutiens son regard. Les paroles d’Eugénie me reviennent en tête et je réalise, enfin, que ces retrouvailles improvisées ont un sens. Si je suis là, c’est que je veux me confronter à ce qu’elle a dit, à ce qu’elle imagine. J’ai besoin de me piquer à la réalité de Jacob, inspecter son bar, sa vie, son visage, et vérifier, quoi ? Que ma mère s’y cache ? Que ses pas l’ont menée ici, devant Jacob, avant qu’elle disparaisse ?
Féminicide. C’est ce que soufflait Eugénie. C’est ce que contenait sa rage, son flot énervé. Le mot est long, retors, il glisse entre les dents comme un filet qui englue puis arrache la mâchoire, sinueusement. Un serpent.
Oui, mais. Il y a les textos. La note laissée dans la cuisine. La police. Et surtout, par-dessous tout, l’impossibilité. Un féminicide, le vol violent d’une vie qu’on arrache comme le mot arrache les dents, la mâchoire, le fauchage à la faucille d’un corps qui se refuse au sien, ça n’existe que dans les journaux. Chez les autres.
Et puis, j’ai tellement de bons souvenirs avec Jacob.
— C’est pas très responsable de ta part, ça, finit-il par dire. Il pourrait lui arriver quelque chose, à ta grand-mère. Et personne serait là pour lui porter secours.
Je cligne des yeux, vois soudain le bar, les murs, Jacob, de manière plus accrue. La sensation de me réveiller : il a raison. Tellement raison. Pas très responsable, pas très responsable, pas-ssable, je le déçois. Ne suis pas à ma place. Pour l’heure, tant que ma grand-mère sera malade et ma mère disparue, j’appartiens à la bicoque. Ce n’est pas du sang qui coule dans mes veines mais bien du liquide vaisselle, pas des images d’artiste qui volètent dans ma tête mais de simples listes de courses. C’est ma corvée. Ça arrive. Pas si grave.
Je m’entends lui demander du bout des lèvres qu’est-ce que je dois faire, je pense : annuler le rendez-vous ? Me dépêcher ? Lui, hausse les épaules :
— C’est à toi de voir. C’est pas ma grand-mère. Peut-être que t’es pas du genre à avoir sa douleur sur la conscience.
Il a raison. Tellement raison. Ma grand-mère, la mienne, ma responsabilité. Seule à la maison, sans doute à se faire un sang d’encre. Et moi qui gambade dans Soleuze, avec ma robe noire et mon crayon noir, ridicules, enterrement, qui vais boire un verre avec un garçon et prends le luxe, à mi-chemin, de s’arrêter dans un bar pour… – rien. Revoir le beau-père, penser des choses horribles. Je suis horrible. Terrifiante. Une créature informe, surtout dans cette tenue, avec mille bras mous qui ne résolvent pas grand-chose, incapables de reconnaître leur place, malheureux de prendre soin de. Alors que. C’est pourtant si facile.
Jacob continue de me scruter, la tête penchée sur le côté. Vite, me montrer à la hauteur, couper court à cette conversation et trouver une excuse, une vraie :
— Au fait, puisque je suis là. T’as des nouvelles de maman ?
Ma voix se brise, je réalise que cette question, je n’en peux plus de la poser. Jacob soupire de nouveau, il sait que sa réponse ne va pas me satisfaire.
— J’ai reçu quelques sms, à peine quelques mots. Elle me dit jamais où elle est, elle donne juste signe de vie. Elle a besoin de ce break, elle se repose loin de nous. Faut pas que tu t’inquiètes. Concentre-toi sur ta grand-mère.
— Et tu lui réponds ?
— Bien sûr ! Tu me prends pour qui ?
Son sourire vient tout de suite adoucir son ton. Je lui souris en retour, pas très assurée. Pourquoi-pourquoi-pourquoi ma mère donne-t-elle des nouvelles à Jacob, et pas à sa fille ? Et encore, la même rengaine - parce qu’elle ne veut pas, parce que je suis un poids, une fille en noir irresponsable, pas possible de s’appuyer sur moi.
Bon ben, je vais y aller, je finir par lâcher et, un peu négligemment, j’embrasse Jacob et quitte le Sceptre. Alors que je retrouve la chaleur et le chahut de la terrasse, je l’entends s’écrier :
— Tu reviens quand tu veux, ça m’a fait plaisir !
Je trouve le personnage du beau-père fabuleux. Horrible, mais fabuleux dans la façon dont tu le racontes et tout ce que tu montres de la réalité de beaucouuuuuuuuuuup trop de gens. La culpabilité qu'il pose comme un manteau sur les épaules de Victoire, l'air de dire c'est bien éviemment aux femmes - la mère, puis maintenant la petite-fille - de s'occuper de la grand-mère... Alors que lui, effectivemment, sa petite vie semble n'avoir pas été ébranlée. Et le confort de ne pas imaginer de solutions alternatives, que tout reste dans le chemin de sa routine, Victoire reprenant les mêmes fardeaux que la mère, histoire de n'avoir pas à imaginer des solutions qui pourraient mieux convenir à Victoire, voire à la grand-mère... Et le ton insidieux que cela prend. Je trouve que Victoire est prise en tenailles entre beaucoup de choses, finalement comme beaucoup de personnes qui sont rarement des hommes cis, et j'ai hâte de voir ce qui va sortir de ce qui semble être un statu quo mais que je sens glisser peu à peu sur la savonneuse pente de ton intrigue.
Plein de bisous !
Pouyah, c'est puissant, tout ça, et je le lis quasiment au réveil, moi, je suis loufoque.
Je te nomme Grande Prêtresse de l'Insidieux et du Sournois Serpent qui se glisse très silencieusement puis dévore tout sur son passage. Ce chapitre est magistral parce qu'il nuance tout ce dont il parle en cours de route, il revient en boucle sur les mêmes sujets mais à chaque fois avec une approche différente ; c'est riche.
Ce qui me touche le plus, c'est de sentir que des mots ont été posés sur ces conversations que j'ai vécues dix, vingt, trente mille fois, où on me disait l'air de rien des horreurs, mais d'une façon telle que je ne savais pas quoi répondre, car tout devenait confus, inerte, embrouillé, "impossible que ce soit autrement". Étrangement, de lire ce dialogue ici, ça m'a donné le sentiment d'une reconnaissance, d'une réparation, un peu comme un "oui, tu n'es pas folle, ces conversations sont violentes même si elles n'en ont pas l'air". C'est fort.
Le personnage de Jacob se précise, du coup. Celui d'Eugénie aussi. Et j'apprends beaucoup de ta façon de raconter le quotidien tout en y mettant de l'avancée, du mouvement : le choix que fait Victoire d'aller en rendez-vous avec Jonathan est une décision importante, tout comme celui de ne pas répondre à Eugénie. On la sent active même si elle est coincée dans une situation qu'elle n'a pas choisie. On la voit en train d'essayer de s'en sortir, les bras qui s'agitent hors de l'eau.
Merci pour ce chapitre ♥
Oh, c'est raccord, j'écris essentiellement le matin au saut du lit !
"Grande Prêtresse de l'Insidieux et du Sournois Serpent", ça me plait, je vais pas me faire prier... ! D'autant que c'est ce que je recherche (bon, visiblement j'y vais plus fort que ce que je croyais !).
Je suis très, très heureuse (et je rougis un peu sous les compliments) que tu aies vécu le chapitre de cette manière. Et je comprends tout à fait ce que tu décris - c'est d'ailleurs au cœur de mes réflexions dans ce roman. Les mots insidieux, les paroles en apparence en l'air qui font énormément de dégâts, petit à petit ou comme une déflagration d'un coup. A moi aussi ça m'est arrivé, un trop grand nombre de fois, de me laisser mâchouiller par une parole "anodine" qui a eu des impacts négatifs sur moi. Comme l'impression que les équilibres entre les personnes sont en vacillement permanent, et qu'il faut batailler pour ne pas tomber de la balance. Et oui, c'est souvent violent. Si jamais tu tombes sur Le Complexe de la sorcière d'Isabelle Sorente, je te le recommande chaudement... Cette lecture m'a permis de ficeler l'architecture de Soleil bleu.
Heureuse aussi que tu perçoives Victoire comme étant active ! Elle subit beaucoup, ses actions sont directement inspirées par celles des autres et j'avais peur qu'elle paraisse trop "plate". J'avais la même peur autour du personnage de Virginie dans Le Marais aux pieuvres, mais je crois qu'en réalité tout va bien.
Merci ♥