26 février 2050
Semblable à une œuvre abstraite, la nature défilait, insaisissable, sous l’œil égaré d’Irène. Elle partait, pour la première fois depuis longtemps, seule. L’unique valise qui leur restait de Schuld portait ses quelques vêtements et la lettre de son neveu. En quittant le chalet montagnard plus de deux semaines plus tôt, Jeanne Laval avait emmené la réponse d’Irène. Le retour d’Arnaud l’attendait au manoir.
Irène sentait comment sa vie devenait saisissable à nouveau, comment elle cessait de lui filer entre les doigts. Elle discernait enfin l’authenticité de son existence. Depuis la visite de Jeanne Laval, Irène ne parvenait plus à dissocier les deux inondations qu’elle avait subie. Elle avait réussi à garder la première enfouie dans un coin de sa mémoire, mais à présent, ce souvenir semblait avoir sa propre volonté et s’imposer à elle.
2 mai 2040
_ Comment vous sentez vous ce matin ?
Irène tourna sa tête qu’elle avait gardée droite toute la nuit, vers la gauche. Elle crispa les yeux sous la douleur. Quand elle les rouvrit, le médecin français se tenait devant elle, la mine soucieuse.
_ Comment vous sentez vous ce matin ? Renouvela t-il sa question.
_ Je ne sais pas trop… J’ai mal à la jambe.
_ Ça ne m’étonne pas, elle est fracturée. Dans quelques minutes on va vous préparer un plâtre. Dix-huitième plâtre depuis hier midi, d’après mon supérieur.
_ C’est si grave que ça ? Fit Irène.
Elle n’avait jamais eu un membre cassé jusque là. Pourtant cela ne la tourmentait pas tant. Ses angoisses étaient d’une autre nature.
_ Ce n’est pas très grave, vous vous en sortez bien, on m’a dit que vous avez failli être noyée…
_ Ah oui… Je ne me rappelle de rien, souffla t-elle.
Le jeune médecin la regarda de ses grands yeux mélancoliques avant de se reprendre,
_ Après votre plâtre, on vous apportera de quoi manger.
_ Merci…
Il fit mine de se lever.
_ Ne partez pas ! Souffla Irène.
Il interrompit son mouvement et la regarda, l’air soucieux à nouveau. Ses collègues lui avaient dit qu’il ne devait pas se laisser trop affecter par les catastrophes qu’il côtoyait, de ne pas être trop emphatique avec les patients, de séparer sa vie personnelle et professionnelle. Pourtant il vivait pour sa profession, il ne voulait pas s’investir à moitié, l’enjeu était trop grand. Il préférait vivre l’horreur à travers les blessés que de se montrer indifférent. Son travail n’en perdait pas de valeur.
_ Pardon ?
_ Non, rien, excusez moi.
26 février 2050
Irène se souvenait des allez venues de Thomas. Elle lui était reconnaissante de lui parler, de lui offrir de son temps. Elle ne savait pas à quoi ressemblerait l’avenir, elle avait l’impression de se tenir devant un vers brisé : sa vie. En étant honnête avec elle même, Irène réalisa qu’elle s’était tenue dix ans auparavant devant un désastre aussi grand que quelques semaines plus tôt. Pourquoi n’avait-elle pas sut affronter la mort de son fils avec plus de courage ? Pourquoi n’avait-elle pas relativisé le désastre ? Elle secoua la tête, dégoûtée par ses interrogations. Après ce qui s’était passé en Russie, Irène avait réussi à reconstruire sa vie, et cette vie là avait d’autant plus de valeur qu’elle l’avait été forgée de la tête aux pied, avec tout son amour.
Thomas lui avait donné la force de reconstruire. Ses paroles avaient été les premières pierres de la bases de l’édifice. Il ne s’en rendait pas compte pour autant. Il s’occupait d’Irène comme de chacun de ses patients.
6 mai 2040
Irène partageait une paire de béquille avec deux autres patients, allongés à sa gauche, mais elle ne les avait encore jamais utilisé. Elle restait allongée sur sa paillasse du matin au soir, ne trouvant pas la force de transporter son corps jusqu’à l’autre bout du hangar, où l’on distribuait la nourriture. Des infirmières lui apportaient deux repas menus par jour et cela lui suffisait.
Un soir, la peur la prit aux entrailles. Elle lui donna la force d’empoigner les béquilles et de se lever. Sa tête était douloureuse et elle fut prise de vertige. Elle tangua mais réussit de justesse à rester debout. Le plâtre partait de la cheville et montait au delà du genoux. Elle inspira profondément et se fraya un chemin entre les blessés. La plupart avaient les yeux clos, mais certains relevèrent la tête sur son passage. Il n’y avait pas un seul lit, seuls les longues tables à manger et la cuisine provisoire s’élevaient dans l’obscurité. Irène allait en direction de ces tables sur lesquelles étaient disposées des lanternes qui projetaient aux alentours une lumière chaude. Le personnel soignant, reconnaissable par ses blouses blanches, était assis autour de ces lanternes. Certains mangeaient, d’autres parlaient bas entre eux. Elle reconnue le jeune médecin français.
_ Tiens, une patiente qui n’arrive pas à trouver le sommeil, fit remarquer l’infirmier assis en face de Thomas.
Il posa un valet de trèfle sur le tas de carte posé entre eux.
Le jeune homme se retourna. Elle est belle, se dit-il. Cette pensée le surpris. D’autant plus qu’il connaissait cette jeune femme qui se tenait à à peine un mètre de lui, qu’il l’avait déjà vu un bon nombre de fois, et qu’elle n’était pas particulièrement avantageuse, avec l’énorme plâtre dans lequel était enveloppée sa jambe et ses cheveux désordonnés.
_ J’ai une question, messieurs… J’aimerais savoir si je peux rentrer chez moi.
_ Ça va être compliqué après ce qui c’est passé, dit l’infirmier en pointant son pouce dans son dos, comme si la ville inondée se trouvait derrière lui.
_ Venez vous assoir, dit Thomas en tournant la chaise d’écolier qui était à côté de lui vers Irène.
Elle clopina jusqu’à lui et se laissa tomber sur la chaise.
_ Je ne viens pas de cette ville, je viens de France, monsieur.
_ Ah… Oui, effectivement, vous parlez français.
L’infirmier avait l’air embarrassé. Il gratta sa barbe fournie avant de donner un coup de coude à Thomas pour l’inciter à poser sa carte.
_ C’est un peu tôt pour partir je pense, en tout cas nous ne pouvons pas encore vous aider. Si vous avez des contacts, ils peuvent venir vous chercher. On peut vous prêter un téléphone, déclara Thomas.
_ Oui, c’est ce dont j’aurais besoin, un téléphone…
Thomas et son collègue jouèrent quelques cartes en silence, puis le jeune médecin demanda,
_ Est-ce que vous partagez toujours ces béquilles avec vos voisins de chambre… Enfin, voisins de hangar ?
L’infirmier s’esclaffa mais Irène se contenta de hocher la tête.
_ C’est drôle, partout on parle de progrès et puis quand on voit la réalité, on se rend compte qu’il y a pas mal de problème d’organisation, de logistique… Je ne me plains pas pour moi, mais je constate.
Elle balaya le hangar des yeux,
_ Il n’y a pas un lit, pas assez de béquilles pour tout le monde.
_ Il y en a qui disent qu’on progresse dans le sens inverse, décréta l’infirmier, qu’on régresse, je crois que c’est ça, le mot.
_ Non, je pense plutôt que les différents secteurs d’activité évoluent différemment, certains progressent plus ou moins vite, d’autre régresse, c’est une question de priorités, de distribution du budget. L’état veut faire progresser la technologie, mais néglige du coup les problèmes de la société.
_ Après il faut savoir qu’on est en Russie, et pas dans une des régions les plus riches, c’est difficile de comparer à la France.
_ Vous avez raison…
Il continuèrent à examiner la condition des victimes des catastrophes naturelle jusqu’à ce que Thomas soit appelé pour s’occuper d’un blessé. Irène retourna alors à son matelas, apaisée. Elle avait éprouvé un réel plaisir à discuter. Son esprit engourdi s’était libéré peu à peu et elle ne pensait déjà plus à la raison pour laquelle elle s’était levée un peu plus tôt.