Lorsque les premiers rayons du soleil s’infiltrèrent dans sa chambre, les yeux de Sofia papillonnèrent difficilement. Elle n’avait pratiquement pas fermé l’œil. Le regard sans vie de Laureen Leemoy torturant son esprit ainsi que le flot de questions intarissable qui l’envahissait ne l’avaient pas aidé à rejoindre sereinement le monde des rêves.
Après avoir caressé Fely qui se trouvait à ses pieds, Sofia se leva du lit, les yeux détrempés de fatigue et se dirigea dans le living. Au milieu de la pièce, juste à côté du grand canapé, s’étalait sur le sol le lit de fortune de Faye, défait et vide de la présence de cette dernière.
-Bonjour !
Faye, qui s’était dissimulée derrière le secrétaire de la pièce, bondit devant Sofia, les bras ouverts et levés jusqu’au ciel.
Instinctivement, Sofia recula d’un pas surpris en se cognant contre le secrétaire qu’elle fit tanguer, une main plaquée sur son cœur battant à tout rompre. Faye, dont les sourcils se courbaient en une expression de bonheur, avait revêtu son manteau vert, elle portait l’anse de sa sacoche par-dessus l’épaule et une grosse pince retenait de travers sa chevelure désordonnée. Elle portait également de nombreux bracelets artisanaux ainsi que des colliers. La lumière matinale emplissant la pièce d’un éclat doré accentuait la peau de porcelaine de la jeune irlandaise ainsi que le flamboiement de sa crinière rousse. Sofia la trouva particulièrement jolie.
-Tu sais quoi ? Ma jambe va beaucoup mieux ! s’exclama Faye. Du coup, je suis en pleine forme pour commencer notre enquête ! D’ailleurs je suis prête ! Je suis si impatiente de commencer !
-Euh…Faye, dit Sofia qui ne put réprimer un bâillement, ton investissement fait plaisir à voir mais je viens à peine de me lever et je n’ai pas encore mangé…
-Oh oui bien sûr. Je comprends. Pendant que tu te remplis la panse, je vais reprendre mes échauffements matinaux.
Faye retira alors sa besace ainsi que son manteau qu’elle posa sur le canapé. Puis elle s’affaira à quelques étirements extravagants comme attraper sa cheville et la lever exagérément ou alors exercer des flexions de jambes. A côté de Faye, le personnage du Chapelier Fou paraissait presque coincé.
Sofia lui demanda si elle voulait manger quelque chose. Faye la remercia mais lui répondit qu’Aidan était sorti pour aller lui acheter à manger.
-Aidan est sorti ce matin ? s’enquit Sofia.
-Oui, il m’a dit qu’il avait quelques courses à faire et m’a demandé si je voulais qu’il m’achète quelque chose pour le petit déjeuner. J’aime manger du citron et du miel le matin alors je lui en ai fait part.
-Je vois. Je reviens dans un instant.
Tandis que Faye poursuivait ses échauffements excentriques, Sofia s’éclipsa du living. Elle décida alors de profiter de l’absence de son cousin pour « fouiller » la chambre de celui-ci. Elle n’en était pas fière. Mais elle voulait vérifier quelque chose.
A peine avait-elle tourné la poignée qu’elle fronça les sourcils de mécontentement. Comme elle s’y attendait, la pièce exhalait l’odeur d’alcool. Lorsqu’elle se baissa pour inspecter le dessous du lit de son cousin, elle y découvrit une bonne demi-douzaine de bouteilles. Elle en saisit une. Du cognac. Puis une autre. Du scotch. Devant ces découvertes, son estomac se contracta douloureusement.
« Je m’en doutais » pensa-t-elle.
Cela faisait maintenant plusieurs mois que Sofia avait découvert le penchant pour la bouteille de son cousin. Elle en avait d’ailleurs été très surprise, elle qui ne l’avait jamais vu boire, excepté pour de rares occasion et toujours très modérément.
Depuis qu’ils avaient emménagé à Londres en début d’année, elle avait surpris Aidan éméché à de nombreuses reprises. Pour ne rien arranger, Aidan était de ceux qui ne tenaient pas l’alcool et dont le breuvage altérait négativement le comportement. Le pire souvenir qu’elle gardait de l’alcoolisme de son cousin remontait au mois de juin dernier. Ce soir-là, Aidan était rentré bien plus tard que d’habitude. Alors que Sofia s’était fait un sang d’encre durant toute la soirée et l’avait assailli de questions pour savoir où il avait trainé, Aidan avait été plongé dans un état d’ébriété tel qu’elle ne l’avait jamais vu. Empestant l’alcool, les yeux vitreux, il avait titubé vers elle en prononçant des mots inintelligibles et rit comme un demeuré. Puis il avait régurgité son contenu stomacal sur le tapis du living avant de s’écrouler lamentablement au sol et de sombrer dans un sommeil enivré. Cet épisode avait profondément marqué Sofia. Elle en avait été bouleversée jusqu’à en déverser des litres de larmes. Pendant ce terrible instant, elle avait eu l’impression que son précieux Aidan, un trésor de bienveillance, de douceur et d’amour, avait déserté de la circulation pour céder sa place à un parfait inconnu, incivilisé, pétri d’ébriété et s’était sentie complètement abandonnée. Au combien elle avait détesté cette sensation. Le savon qu’elle lui avait passé le lendemain lorsqu’il avait désaoulé fut à la hauteur de l’accablement qu’elle avait éprouvé la veille. Il s’était passé des semaines avant qu’elle ne le lui pardonne ce désagréable moment. Regrettant sincèrement ce qu’il s’était passé, Aidan avait alors promis à sa cousine que plus jamais elle ne le reverrait dans cet état. Il avait tenu parole. Cela dit, Sofia n’était pas dupe et se doutait qu’il avait dû continuer à boire en catimini. Nombre de fois elle lui avait demandé pourquoi est-ce qu’il s’était mis à boire si soudainement mais à chaque fois, son cousin orientait la conversation sur un autre sujet, ce qui faisait qu’elle n’osait insister davantage, ne tenant pas à créer de conflits avec lui. Bien qu’elle aurait préféré qu’il cesse son accolade avec l’ivresse, elle n’avait pas d’autre choix que de s’en accommoder. Du moment qu’il ne lui affichait plus sous le nez les piètres résultats de son alcoolisme.
Puis elle entendit la porte d’entrée s’ouvrir. Dans la panique, elle se cogna contre les lattes du lit. Elle replaça les bouteilles sous le lit dans un bruit de verre cliquetant, se releva et ferma la porte à temps. Elle retourna dans le living et aida Aidan à ranger ses emplettes. Après que son cousin l’eut remercié, ce dernier saisit rapidement un panier, comme s’il craignait que Sofia ne le prenne avant lui puis il l’amena promptement dans sa chambre. Sofia comprit tout de suite qu’il avait certainement acheté des bouteilles d’alcool et qu’il voulait les substituer à la vue de sa cousine. Elle fit comme si de rien n’était.
Lorsqu’Aidan revint, le trio s’installa ensuite autour de la table afin de prendre le petit déjeuner. Sofia, qui avait depuis peu retrouvé sa gourmandise habituelle, mangea goulument ses profiteroles, Aidan bu à lampées régulières sa tasse de thé avec plus de retenue et Faye savoura son miel au moyen d’une cuillère à miel.
-Cette fois-ci, je suis parvenu à me procurer un exemplaire du Times avant qu’il ne s’arrache comme des petits pains, dit Aidan en saisissant le journal qu’il déposa sur le rebord de la table. Ils parlent de l’assassinat de Laureen Leemoy ainsi que de plusieurs témoignages recueillis par des personnes ayant assisté à la Fête des Merveilles qui auraient aperçut une silhouette fuyant à toute allure juste après le meurtre.
Aidan déplia le journal et lut les témoignages décrivant la silhouette :
-« Je n’ai pas eu le temps de voir son visage mais elle avait une taille fine et une peau métisse » « Elle avait des cheveux bouclés et portait une longue robe jaune » « Elle était plutôt grande et avait dans sa main un bâton qui ressemblait à une sarbacane »
Sofia et Aidan échangèrent un regard éloquent. Tout d’eux pensèrent alors à la même chose.
-C’est une fidèle description de la silhouette que tu as vu au Parlement…, dit Aidan à Sofia.
-Comment ça, la silhouette au Parlement ? demanda Faye en avalant une autre cuillère de miel.
Sofia et Aidan réalisèrent qu’ils n’avaient rien raconté à Faye de tout ce qu’il s’était passé depuis qu’ils avaient décidé de mener l’enquête quant au Jour de l'Explosion. Pour que Faye puisse les aider au mieux, cette dernière devait avoir connaissance de toute la situation. Alors ils lui racontèrent tout de manière la plus détaillée possible. L’intrusion chez Connors, le fiacre volé qui avait semé un branle-bas infernal dans les rues de Londres, l’assassinat de Nimbert et la mystérieuse silhouette que Sofia avait vainement pourchassé dans les couloirs du Parlement. A la fin de leur récit, les yeux de Faye pétillèrent d’admiration.
-Waouw ! On ne doit vraiment pas s’ennuyer quand on est avec vous, c’est incroyable ! s'exclama-t-elle, toute guillerette. Ca promet pour la suite de notre enquête !
-Et du coup, poursuivit Aidan, à cause de toutes des descriptions, les médias ont naturellement déduit qu’il s’agissait de Néhémie Wilson. Ils précisent que la police a encore renforcé ses effectifs afin de favoriser sa capture et ils la récompense pour la capture de Wilson a triplé.
-Je trouve ça tellement gros n’empêche ! s’indigna Sofia. C’est vrai quoi ! Ca crève les yeux qu’il doit s’agir d’un complot visant à diaboliser Wilson aux yeux du peuple. Tout s’y prête, tout ! Les conservateurs, les aristocrates, les médias, Ascott…Tous ces gens avaient des intérêts à voir Wilson hors-jeu du paysage et le plus rapidement possible. Je maintiens ce que j’ai dit, je suis certaine qu’il s’agit d’une machination !
-S’il s’agit bien d’une manigance, je crains qu’elle ne soit malheureusement en train de fonctionner…
-Comment ça ? demanda Sofia, inquiète.
-Après que l’article du Times sur la soi-disant culpabilité de Wilson dans cette affaire de chantage soit sorti, d’après ce que j’entendais comme conversation dans les boutiques, tout le monde pensait également à un complot visant à détruire sa réputation étant donné que cela faisait longtemps qu’elle dérangeait les gens haut placés. Mais ce matin, après la parution de cet article mentionnant le meurtre de Leemoy et des témoignages des badauds concernant cette silhouette, cette fois-ci les gens tenaient un tout autre discours sur la situation. C’était plutôt du genre « S’en prendre à une innocente, je n’aurais jamais cru Wilson capable de faire ça ! » « Il faut impérativement que la police arrête Wilson avant qu’elle n’attaque à nouveau ! » « En fait, les aristocrates avaient raison depuis le début, Wilson est bien une folle alliée ! », dit Aidan en prenant des voix différentes à chaque fois qu’il retranscrivait la discussion de quelqu’un.
Furieuse, le poing de Sofia cogna machinalement contre la table, faisant sursauter les plats et les verres dans un bruit métallique.
-Ils ont osé dire ça ! Non mais c’est pas vrai ! Ca fait des années que Wilson se bat pour défendre les droits de la classe laborieuse et qu’elle leur donne la parole à travers son journal quand aucun autre ne l’a jamais fait. Et à la moindre tentative manipulatrice des politiques et des médias de la faire passer pour une meurtrière, eux ils gobent tout ! Non mais sérieusement, qui aurait cru que Londres regorgeait autant d’écervelés influençables !
-Pour être honnête, leur réaction ne me surprend pas, avoua Aidan. Avec ce qu’il s’est passé à la Fête des Merveilles, les gens sont tellement effrayés de savoir qu’il y a une tueuse dans la nature qu’à mon avis, ils ont besoin de mettre une identité sur le meurtrier pour atténuer leur crainte. Du coup, ils se jettent sur la première personne dont le profil est suspect. Leur peur dénature leur objectivité. Qui sait, peut-être que Wilson est vraiment coupable. Mais elle est peut-être aussi victime d’un coup monté. Nous devons tirer cette histoire au clair et comprendre le procédé de la meurtrière avant qu’elle ne frappe à nouveau. Pour commencer, nous devons savoir si Nimbert avait bien une carte dans sa poche le jour où il a été tué.
Faye sourit, la cuillère de miel serrée entre ses dents. Elle était fière de voir que Sofia et Aidan la prenait suffisamment au sérieux pour suivre la piste qu’elle avait suggéré.
-Ouais enfin bon, dit Sofia, il faut qu’on ait conscience qu’on a plus de chance de se faire manger par un dinosaure que de voir Ascott accepter de nous livrer le moindre détail sur l’enquête. Mais si on croise Jaw, peut-être que lui acceptera de nous en dire un peu plus.
-Sans oublier que nous sommes des témoins du meurtre de Leemoy, ajouta Aidan. Nous serions donc légitimes d’avoir accès à certaines informations. Enfin je l’espère.
-En tout cas, il faudra bien.
Bien que Fely et Wallace commençaient à se tolérer plus qu’à l’accoutumée, l’entente entre eux ne demeurait toutefois pas encore au beau fixe, c’est pourquoi Sofia et Aidan préfèrent une nouvelle fois faire appel aux services de Laurie Noland pour garder un œil sur eux. Après que celle-ci fut arrivée à leur domicile, Sofia et Aidan eurent du mal à partir tant celle-ci les remercia pour le lapin, qu’elle avait baptisé Lapin. Elle voulut leur raconter leur première soirée ensemble mais Aidan du employer des trésors de diplomatie pour partir. Le trio sortit de l’appartement et se dirigea vers le grand parc du Russel Square dont les arbres avaient perdu une majorité de leur feuille aux couleurs orangés. Le vent faisait valdinguer les feuilles mortes. Puis ils montèrent dans un fiacre en demandant au cocher de les emmener à Scotland Yard.
Un quart d’heure plus tard, tandis que l’hippomobile avait atteint le quartier du Piccadilly Circus, elle s’immobilisa soudainement, faisant taire les martèlements de sabots.
-Pourquoi on s’arrête ? demanda Sofia. On est pas encore arrivé à Scotland Yard.
Tous trois descendirent de la voiture. Apparemment, une des roues avait un sérieux problème, mettant fin prématurément au trajet. Le trio devrait achever la route à pied. Aidan paya le cocher tandis que Sofia frictionna la crinière du cheval puis tous trois se dirigèrent sur le trottoir.
Le Piccadilly Circus était un grand carrefour routier où la circulation était dense. Il s’agissait d’une des places le plus célèbres de Londres car elle constituait le centre névralgique de la capitale. Aidan demanda à Sofia de sortir la carte de Londres afin de pourvoir trouver leur chemin menant à Scotland Yard mais elle se rappela qu’elle l’avait oublié sur la commode du vestibule.
-C’était bien le moment So’. Bon, de toute façon, on sait que Scotland Yard ne se trouve pas bien loin. Tiens, allons leur demander à eux.
Du bout de son index, il indiqua un couple septuagénaire élégamment vêtu qui se tenait bras dessus bras dessous. Le trio se dirigea vers eux.
-Pardonnez-moi de vous déranger Messieurs Dames, demanda poliment Aidan. Sauriez-vous où se trouvent les bureaux de Scotland Yard, s’il vous plaît ?
-Hmmm, réfléchit l’homme qui portait un haut-de-forme noir. Il me semble que vous devez monter Shaftebury Avenue, ajouta-t-il en désignant ladite rue. Il y en a pour quelques minutes en fiacre.
-Mais non mon voyons, mon cher, contredit son épouse. Vous savez bien que depuis que les autorités ont décidé de procéder à une inspection des véhicules pour retrouver cette canaille de Wilson, la circulation est beaucoup plus lente qu’à l’ordinaire. Ces jeunes gens devraient plutôt…
Mais avant que Sofia, Aidan et Faye surent ce qu’ils devraient plutôt faire, un rire puissant et joyeux résonnant au loin interrompit la conversation, suivi par des notes de musique.
-Oh non pas lui, soupira l'homme au haut de forme.
Sofia, Aidan et Faye se retournèrent. Au loin, sur la place centrale du Piccadilly Circus, se tenait un jeune homme barbu aux cheveux frisés qui ne devait pas avoir plus de trente ans. Drapé dans des vêtements loqueteux, il jouait de l’accordéon allègrement, un grand sourire accompagnant son entrain mélodieux.
-A votre bon cœur M’ssieurs Dames ! Et si d’aventure votre bon cœur a une petite pièce dans sa poche, dites-lui que la mienne l’accueillerait avec grand plaisir !
Puis il se mit à chanter, les notes de musique continuant de virevolter avec jovialité.
-On parlait de la traquée, eh bien maintenant voilà le détraqué ! maugréa le vieil homme.
-Le détraqué ? demanda Sofia.
-Oui, le détraqué à l’accordéon. C’est comme ça que tout le monde l’appelle ici. Il vient souvent sur le Piccadilly nous casser les oreilles.
-Il est insupportable ! surenchérit la vieille femme. Non mais regardez-le ! Ca se voit qu’il a une araignée au plafond, non ?
Le trio regarda l’accordéoniste qui débordait d’allégresse.
-Ne le prenez pas mal, répondit poliment Sofia, mais je ne vois pas en quoi avoir la joie de vivre et prendre du plaisir à jouer signifie avoir une araignée au plafond.
Une mine outrée figea le visage de l'apparente septuagénaire. Ne pas être approuvée par Aidan sur les médisances qu’elle tenait à l’encontre du musicien sonnait à ses yeux comme une insulte.
-Eh bien il est bien le seul à en prendre du plaisir ! s’indigna-t-elle.
La voix rauque du chanteur continua d’emplir les environs au travers les notes de musique teintés d’un enthousiasme manifeste. Faye le regardait avec une attention prononcée.
-La ferme Spield ! s’exclama un homme qui sortait d’une boutique aux alentours.
-Tenez ! Vous voyez ! appuya le vieil homme, ravi de démontrer que le jeune chanteur subissait d’autres critiques que les leurs. Qu’est-ce qu’on vous avait dit, hein ? Il énerve tout le monde ! Cet homme est une plaie !
En les écoutant médire gratuitement sur l'accordéoniste, Sofia ressentit une pointe de colère monter elle. Au cours de sa vie, elle avait souvent rencontré des personnes âgées persuadées que leur âge avancé devaient naturellement leur conférer la sagesse absolue ainsi que la légitimité de critiquer à torts et à travers.
-Vous êtes mauvaises langue toute de même, dit sèchement Sofia. Arrêtez-moi si je me trompe mais chanter n'est pas un crime. Si ça ne vous plaît pas, personne ne vous oblige à écouter.
A nouveau, ils furent outrés. Mais alors que le couple continuait de pester au sujet de l’accordéoniste comme s’il s’agissait d’un criminel, Faye, qui n’avait pas départi son regard du chanteur depuis tout à l’heure, se retourna vers le duo plaintif.
-Bon, vous voulez pas un peu la boucler vous deux, bande de rabat-joie ? demanda-t-elle, agacée.
A cet instant, le couple la regarda, stupéfié. Jamais personne ne leur avait parlé de cette façon. Sofia et Aidan n’étaient pas moins surpris. C’était la première fois qu’ils constataient une émotion négative s’emparer de Faye, d’ordinaire si joyeuse.
La jeune rousse orienta à nouveau son regard vers le musicien, retrouvant un sourire guilleret.
-Non mais vous plaisantez ou quoi ? Il est fantastique ce garçon !
Puis dans une démarche transpirant d’allégresse, Faye se précipita en direction de la place du Piccadilly tout en se trémoussant. Elle retira la pince qui retenait ses cheveux, laissant ces derniers retomber le long de sa taille. Sofia et Aidan la suivirent, bien qu’ils ne sussent pas ce que leur amie voulait faire. Une fois arrivée près de l’accordéoniste, Faye ôta sa sacoche qu’elle posa par terre et se mit à danser avec entrain. Le musicien se retourna et aperçu la jolie irlandaise s’agiter gaiement, ce qui ne manqua pas de le surprendre. De toute évidence, il ne s’attendait pas à voir quelqu’un danser sur sa mélodie. Faye synchronisa sa chorégraphie au rythme des notes jusqu’à rentrer dans une sorte de transe euphorisante. Sa splendide chevelure de feu fouettait l’air, embrasant les environs telle une flamme ardente vacillant sous l’emprise d’une bourrasque. Ses boucles d’oreilles se cognaient contre ses joues, elle exécutait de gracieuses arabesques, relevait les pans de sa jupe pour jouer avec en les remontant, tirant sur un côté puis sur l’autre. Elle était totalement habitée par sa danse et une aura rayonnante émanait d’elle. Elle était tout simplement hypnotisante.
Sofia était à la fois amusée et touchée par l’attitude de Faye. A ses yeux, Faye représentait la liberté, le plaisir d’être soi-même, la vie. Tout simplement la vie. Sofia était heureuse de voir enfin quelqu’un outrepasser la morale de la retenue et se permettre de laisser libre à cours à son essence première. C’étaient des personnes comme Faye dont la société avait besoin. Des personnes libres et heureuses d’être qui elles étaient.
Tandis qu’ils se livraient à leur art respectif, Faye et le musicien se lançaient de temps à autres des sourires d’où suintait une certaine complicité. Leur petit jeu accrocha solidement le regard des badauds qui passaient par là. Plusieurs d’entre eux s’étaient même arrêtés pour contempler ce petit spectacle improvisé. L’euphorie découlant des deux trublions était contagieuse et fit naître des sourires sur les visages de l’ensemble de la cohue envoûtée. Au bout de quelques instants, la dernière note s’envola dans les airs.
Faye, échevelée et essoufflée, se retourna vers le musicien et l’applaudit chaleureusement, le visage radieux. Elle n’était pas la seule. Une cinquantaine de personnes dispersée autour de la place du Piccadilly offrirent leurs applaudissements à l’encontre des deux artistes dont Sofia et Aidan.
-Bravo ! dit Faye à l’accordéoniste. Tu es très doué. Je n’ai jamais vu quelqu’un jouer de l’accordéon aussi bien que toi !
-Je te remercie, répondit le jeune homme avec un sourire chaleureux où perlait une pointe de timidité. Je dois également admettre que je n’ai jamais vu quelqu’un danser aussi bien que toi. D’ailleurs, je n’ai même jamais vu quelqu’un danser sur mes notes tout court.
-Quoi ? Tu veux me faire croire que jamais personne ne danse lorsque tu joues ou que tu chantes ? C’est impossible ! Les gens ici doivent être sourd ma parole !
-C’est gentil. Mais tu sais, à en juger par leur manière de se boucher les oreilles lorsqu’ils passent devant moi, je crois que la plupart préféraient justement être sourd que de m’entendre jouer, dit-il avec auto-dérision.
-Je ne comprends pas. Pourtant l’accordéon, c’est entraînant ! C’est enthousiasmant ! s’exclama-t-elle en tournant sur elle-même, faisant virevolter sa robe.
-En effet. C’est le meilleur instrument au monde.
-Aaaaaah non, je ne peux pas te laisser dire ça ! dit Faye tout sourire en agitant l’index. Je reconnais à l’accordéon beaucoup de qualités et il a toute ma sympathie. Néanmoins, je suis au regret de te dire qu’il y a un autre instrument qui surpasse tous les autres et de loin !
-Ah oui ? Et lequel selon toi ?
Faye s’approcha de lui et, comme pour maintenir un suspense insoutenable, attendit quelques secondes avant de donner sa réponse dans un chuchotement :
-Le violon !
-Ah, en effet, instrument très intéressant, je te…l’accorde, (dit-il en pianotant quelques accords sur ses touches) mais qui n’arrive toutefois pas à la cheville de l’accordéon.
-Excuse-moi ! répliqua Faye en faisant semblant d’être outrée. Sachez jeune homme que le violon est le meilleur instrument de l’univers !
-Eh bien, c’est ton avis, dit-il en souriant.
-Qui est d’ailleurs le meilleur avis à avoir sur ce sujet !
-Ca aussi, c’est ton avis.
Sa réponse fit sourire Faye. Ce petit jeu entre eux l’amusait beaucoup.
-Très bien… (Elle pencha légèrement la tête et lut une inscription sur l’accordéon où il était écrit H.B Spield.) Spield, c’est bien ça ?
Il hocha la tête en signe d’acquiescement.
-Tu veux parier ?
Il sourit à nouveau, se demandant ce qu’elle voulait dire par-là.
Faye se baissa vers sa sacoche qu’elle avait posé par terre et l’ouvrit pour en sortir…un étui à violon !
Elle ouvrit l’étui, saisit l’instrument qu’elle plaça sur son épaule après s’être relevée. L’archet au-dessus des cordes, elle était prête à dégainer. Elle adressa un regard espiègle au musicien. Puis la baguette fit vibrer les cordes du violon pendant quelques secondes, des notes joyeuses s’échappant de l’instrument.
Lorsqu’elle eut fini sa petite démonstration d’une dizaine de secondes, Faye adressa une œillade empreinte de fierté à Spield, l’air de dire « Qu’est-ce que tu dit de ça ? ». Amusé, le jeune homme entra dans son jeu et joua à son tour pendant quelques secondes un air parfaitement maîtrisé, signifiant « Je n’ai pas dit mon dernier mot ».
L’un et l’autre continuèrent de se laisser jouer comme ça à tour de rôle, attirant au fur et à mesure de leur défi innocent l’intérêt des badauds qui s’arrêtèrent de plus en plus nombreux. Puis ils finirent naturellement par jouer à l’unisson.
Le mariage entre l’accordéon et le violon mêlé à l’allégresse des deux musiciens était savoureux et donnait naissance à une profusion d’étincelles qui éclaboussaient les spectateurs. C’est comme si tous ceux qui étaient présent s’étaient vu transporté en Irlande, bercé par une musique celtique envoûtante rythmée par l’accordéon. Tandis qu’elle continuait de jouer du violon avec une incroyable virtuosité, Faye se remit à danser, projetant dans son élan sa cascade de cheveux roux en avant, en arrière, alignait des pas typiquement irlandais, toujours accompagnée de son sourire qui déversait plus de lumière que le soleil lui-même. Elle changeait parfois même de main pour jouer et avec autant de maestria ! Spield quant à lui était tout aussi performant. Un maître de l’accordéon ! Son rire joyeux imprégnait les environs. Un rire d’une grande chaleur humaine venant du plus profond du cœur et qui faisait vibrer le vôtre. Ils étaient tous les deux habités par leur musique et continuaient de s’échanger des regards fourmillant de complicité et d’encouragements mutuel. Plus les secondes passaient, plus la foule autour d’eux se densifiait considérablement jusqu’à créer une cohue compacte. Tout le monde voulait voir le duo infernal si bien que nombre de badauds durent se mettre sur la pointe des pieds pour les apercevoir, d’autres placèrent leurs enfants sur leurs épaules, des commerçants du coin sortirent de leur boutique pour voir ce qui provoquait ce chahut environnant, des passagers situés au premier étage des omnibus passant les regardaient avec fascination. Les spectateurs frappèrent dans leur main au rythme des notes jouées. Tout comme Sofia et Aidan, ils étaient absorbés par cet incroyable moment de partage offert par les deux musiciens. Un pur moment de bonheur.
Puis, comme si les deux jeunes artistes s’étaient donné le mot, les dernières notes s’élevèrent en même temps que l’archet de Faye se dressa dans les airs.
Un tonnerre d’applaudissements fracassa alors les environs. Des sifflements appréciateurs fusèrent en tous sens, les « Bravos » étaient si nombreux qu’ils se noyèrent entre eux et créèrent une véritable cacophonie. Faye et Spield quant à eux ne se quittèrent pas du regard. Ils ne semblaient même pas remarquer la sensationnelle ovation que leur offrait la foule. A les regarder, on aurait dit que plus rien n’existait hormis eux deux et le moment qu’ils venaient de partager ensemble. C’était un regard fort.
Spield inclina ensuite légèrement la tête en signe d’admiration envers le talent de la jeune violoniste. Faye lui rendit le même signe de respect. Puis, d’un regard accompagné d’un sourire, ils adressèrent leur remerciement à la foule. Une avalanche de pièce se déversa alors sur le sol, engendrant des tintements aigus par centaines. Cette marée de piécettes déstabilisa complètement Spield.
Sofia et Aidan rejoignirent ensuite le duo.
-Waouw Faye ! C’était grandiose ! Tu nous avais caché que tu étais un as du violon et de la danse !
-Oh tu sais, j’ai plusieurs cordes à mon arc, dit Faye avec un sourire malicieux tout en effleurant les cordes de son archet.
-Et à tout hasard, serait-il possible que je puisse connaître le nom de la propriétaire de cet arc ? demanda Spield dont le vent faisait virevolter les boucles châtains.
Faye écarta les bras comme pour faire une présentation digne d’Howard Chalmers.
-Faye Waldhurst, meilleur violon de l’univers ! Et voici mes amis, Sofia et Aidan.
-Enchanté de vous connaître, dit Spield aux deux cousins avec une sincérité manifeste.
-Enchanté également, répondit Aidan. Vous avez été tout aussi fabuleux que Faye.
-Je suis d’accord, renchérit Sofia. C’était impressionnant !
-Merci beaucoup…, répondit Spield, qui semblait gêné par tant de compliments.
Mais ils furent interrompus par deux enfants, un garçon et une fille tout deux d’environ dix ans. Ils s’approchèrent de Spield en lui tendant un chapeau rempli à raz-bord de pièces.
-Tenez M’ssieur ! On a ramassé tout l’argent pour vous ! On voulait pas que d’autres vous chipe les sous.
-Oh, c’est très gentil, répondit Spield. (Il piocha alors quelques pièces dans le chapeau puis les tendit aux enfants) Tenez, pour vous remercier.
-Oh merci M’ssieur ! dit le garçon tandis que Spield abreuvait ses paumes de pièces. C’était trop chouette votre spectacle !
Alors que les deux enfants s’éloignèrent, le quatuor entendirent :
-Moi aussi un jour je serais accordéonier !
-Et moi violoncelleuse !
-Vous faites des émules on dirait, dit Sofia à l’encontre des deux musiciens.
Spield sourit. Puis il tendit le chapeau rempli de pièce à Faye.
-Au fait, dit-il, n’oublie pas de prendre ton pécule.
Mais Faye afficha un regard rond de stupéfaction.
-Quoi ? Attends, tu as sérieusement cru que j’allais prendre tout l’argent ?
-Bien entendu. Je ne récolte jamais autant d’argent. C’est grâce à toi ce joli petit succès. C’est donc normal que tout ça te revienne.
-Comment ça « Grâce à moi ? ». Dois-je te rappeler que je n’ai pas été la seule à faire le spectacle ? Et puis tu sais, je n’ai pas fait ça pour l’argent, j’ai fait ça pour passer un bon moment. Et c’était un super moment !
Flatté, le musicien ne put réprimer un rougissement.
-C’était un chouette moment pour moi aussi…Mais tu sais, même si je fais la manche, je joue de l’accordéon bien plus pour le plaisir aussi que pour l’argent. Et puis, ce serait vraiment malhonnête de ma part d’accepter cet argent.
-En quoi ce serait malhonnête ? demanda Faye avec un sourire où transpirait une pointe d’incompréhension. Tu as joué avec moi !
Mais voyant que Spield s’apprêtait de nouveau à protester, Faye, dans un geste théâtral, le devança, les paumes des mains ostensiblement dirigées vers le ciel en feignant d’être exaspérée.
-Bon trèèèèèès bien ! Dans ces cas-là, partageons.
Elle sortit alors un petit porte-monnaie cousu à la main de sa sacoche et la remplit à raz-bord. Mais le musicien paraissait gêné qu’elle ne prenne que la moitié du butin et par un regard, tenta de la convaincre de se resservir.
-Spield, hors de question que je prenne une pièce de plus !
Le jeune homme finit par capituler.
-Eh bien, je te remercie Waldhurst.
-Tu n’as quand même pas à me remercier de te laisser l’argent que tu as gagné.
-Au faite Mr Spield, savez-vous où se trouve Scotland Yard ? demanda Sofia.
-Oui bien sûr. C’est à Whitehall Place. Vous devez longer la rue de Conventry Street puis celle de Haymarket, dit-il en désignant la direction à prendre. Vous en aurez pour quinze minutes de marche.
-Merci beaucoup, dit Aidan. Faye, tu viens, nous devons y aller. Bonne journée Mr Spield.
-Eh bien, merci Spield, dit Faye. Ce petit duel était…très divertissant. Si d’aventures, tu aurais de nouveau envie de te mesurer à moi, il n’est pas impossible qu’au détour d’une rue, je repasse pour te redonner une petite leçon.
-Je serais me tenir prêt quand il le faudra.