Elle plongea la main dans la poche de sa robe trouée pour en tirer sa montre à gousset et la scruta d’un regard pétrifié. Une fois encore, elle devait attendre la permission donnée par l’aiguille tyrannique avant de rentrer dans le bureau de Beethoven. Permission qui serait donnée une fois que la neuvième heure s’afficherait derrière la lunette.
Cette aiguille…
Elle en était maintenant convaincue. Le diable devait avoir l’aspect d’une aiguille trotteuse, au vu de l’impact diabolique que cette dernière exerçait sur elle et du tambour infernal qui avait repris sa cadence incontrôlable au sein de son buste.
Cette terreur paroxysmique qu’elle éprouvait en cet instant découlait d’un dilemme intérieur crucial.
La vérité ou le mensonge ?
Depuis plus d’une heure, elle avait tourné en rond des milliers et des milliers de fois autour de cette question dans un espoir désespéré d’y entrevoir la solution salvatrice à son problème. Malheureusement, tout ce qui était ressortie de ses multiples réflexions tortionnaires était que, quoiqu’elle déciderait de faire, cela la conduirait inévitablement à sa perte.
Il fallait pourtant bien qu’elle se décide.
Elle regarda à nouveau la montre.
8H49
Elle allait mentir. Elle n’avait pas d’autre choix. Et si Beethoven émettait à nouveau un doute quant à sa sincérité, elle devrait rester sur ses positions et mentir avec plus d’aplomb. Un coup de bluff, c’était là sa dernière chance. Ce sera donc le mensonge.
8H51
Et puis non, surtout pas ! Ce serait du suicide ! Elle avait déjà essayé de le berner la dernière fois en se gardant de lui dire qu’elle n’avait pas honoré une des règles. Avoir réchappé aux représailles de Beethoven la dernière fois relevait déjà d’un exploit prodigieux dont peu de gens pouvaient se targuer. Elle ne pouvait pas se permettre de cracher sur cette chance dont elle avait été gratifiée. Si elle faisait preuve de franchise envers lui, peut-être que celui-ci se montrerait clément en constatant qu’elle avait dorénavant bien compris qu’elle devrait toujours être transparente. Ce sera donc la vérité.
8H52
Oui mais elle avait déjà failli une première fois à l’une des règles qu’on lui avait imposées. Deux fautes en deux missions. Le Croupier et Beethoven ne lui pardonneront jamais. Les incompétents n’avaient pas leur place chez les Rosers. Ce sera le mensonge.
8H53
Mentir à Beethoven était le parfait synonyme de creuser sa tombe, sauter dedans et s’enterrer vif. Ce sera la vérité.
8H54
Dire la vérité sur ce qu’il s’était passé sera comme verbaliser qu’ils ne peuvent définitivement pas compter sur elle pour honorer une tâche correctement et le Croupier ne s’encombre pas d’incapables. Ce sera le mensonge.
Son cœur battait fort. Trop fort. C’en était d’une brutalité inhumaine. La vérité et le mensonge semblaient tous les deux présenter des aboutissements funestes. Elle était affublée du désespoir le plus complet.
8H57
Que faire ? Que faire ? Mais que faire ?
8H58
Elle repensa au moment, lorsque dissimulée dans les buissons de Hyde Park dans le périmètre où se déroulait le spectacle, elle s’apprêtait à tirer sa fléchette empoisonnée dans le cou de Laureen Leemoy qui ne se trouvait qu’à trois mètres d’elle. Puis à la seconde suivante où elle fit un faux mouvement et que la jeune femme qui avait été choisie parmi la foule pour jouer à cette partie de croquet improvisée avait détaché son regard de la boule pour se concentrer sur le buisson. Et le plus invraisemblable, c’était que cette femme blonde ressemblait traits pour traits à celle qui l’avait poursuivi au Parlement…L’espace d’un instant, elle avait cru être vue par cette jeune femme. Et encore une fois, elle n’aurait pas dû signaler sa position.
8H59
Elle fit alors une prière qu’elle n’aurait jamais cru faire depuis plusieurs jours. Intérieurement, elle espéra que cette trotteuse, aussi atroce, tortionnaire, cruelle qu’elle pouvait être, elle la reverrait encore de nombreuses fois.
Car en subir sa torture, aussi impitoyable soit-elle, signifierait qu’elle était en vie. Et cela n’allait peut-être plus être le cas d’ici quelques instants…