— Papa !
La petite Sylvia tenait à peine sur ses jambes, comme une fillette de deux ans, et s’accrochait fermement à la main de sa maman pour accueillir Jeff qui rentrait à la maison. Le sol était jonché de jouets, le divan couvert de vêtements à ranger et la table de la cuisine disparaissait sous un fouillis de paperasse, de vaisselle et de biberons sales. Mais d’agréables odeurs de gâteau et de plats mijotés se dégageaient du four et des casseroles fumantes. Maria sourit à son mari, heureuse de le voir rentrer et impatiente de partager avec lui l’énergie de leur fille.
— Elle répète « papa » en boucle depuis une demi-heure, lança-t-elle.
— Papa ! insista Sylvia pour donner raison à sa mère.
Jeff la souleva au-dessus de sa tête avant de la coller contre lui pour un câlin de compétition.
— Ah, mes chéries ! s’exclama-t-il. Vous n’imaginez pas à quel point je suis heureux de vous retrouver ! J’ai une bonne nouvelle à vous annoncer ! C’est le plus grand jour de ma carrière !
— Oh, Jeff ! s’écria Maria en se serrant à son tour dans ses bras. C’est formidable ! Raconte !
Sylvia était lovée entre ses parents, bien assise au creux du coude de son père, le dos appuyé contre la poitrine de sa mère. Elle avait redressé la tête et, de ses petites mains potelées, agrippait les joues de Jeff.
— Papa ! approuva-t-elle, avec toute sa conviction et l’assurance de celle qui a tout compris.
Jeff emmena sa petite famille vers le divan où il s’affala en entrainant sa fille et son épouse. Tout le monde rit de bon cœur, le temps de déplacer quelques objets qui trainaient par là et de s’aménager un nid douillet de coussins et de vêtements emmêlés. Sylvia était ravie d’avoir deux adultes à sa hauteur.
— Alors ! s’impatienta Maria. C’est quoi cette bonne nouvelle ?
— J’ai réussi ! triompha Jeff. Succès total ! Avancée majeure !
Il chatouilla sa fille qui partageait son excitation et sa bonne humeur. Son épouse les couvait d’un regard attendri et rayonnant.
— Allez ! s’amusa-t-elle. Fin du suspens ! Explique !
— Les implants ! déclara Jeff, en levant les bras au ciel.
— Quoi les implants ?
— Ça y est ! Ils sont au point ! Ils fonctionnent !
— Tu veux dire ?
— Oui ! confirma-t-il les larmes aux yeux. Les implants sur lesquels je travaille depuis des années ! Ceux qui vont révolutionner la médecine, prendre soin des humains et de leur santé ! Nous prémunir de toute maladie !
Jeff s’était redressé, bombait le torse. Sa voix grimpait dans les aigus. Son air satisfait côtoyait les sommets.
— Les implants ! conclut-il. Ils sont prêts ! La phase de test sur des humains peut être lancée ! Tu te rends compte ? C’est réel ! On peut être implanté ! Le monde ne sera plus jamais comme avant !
Maria embrassa son mari fougueusement en écrasant leur fille entre eux deux. Sylvia se débattit en championne toute catégorie des chatouilles.
— Maman ! l’encouragea-t-elle.
La petite famille s’était installée à table autour du repas. Les adultes avaient levé leurs verres. La fillette avait mis les doigts dans son assiette. La passion de Maria pour la bonne cuisine était parfaite pour transformer ce souper en moment de fête. Pas besoin de chichi extraordinaire. Le dessert servi avant le reste, des assiettes remplies à ras bord et l’habituel repas du soir se muait en festin.
— Comment est-ce que cela va se passer concrètement ? voulut savoir la maitresse de cérémonie.
Jeff posa un instant ses couverts et prit son air de scientifique le plus sérieux pour répondre.
— Deux équipes vont implanter dix cobayes pendant douze mois.
— Pourquoi deux équipes ? l’interrompit-elle.
— Harry va travailler de son côté, répondit Jeff.
— Vous ne collaborez plus ?
— Si, la rassura-t-il. Mais il a convaincu nos investisseurs d’expérimenter directement les deux programmes Save et Smart. Je ne sais pas ce qu’il a derrière la tête, mais il a l’air persuadé de pouvoir tout de suite développer sa stratégie éducative.
— L’élève veut déjà dépasser le maitre ? le taquina-t-elle.
— Non ! grogna Jeff en faisant la grimace.
— Je rigole !
— Harry a raison, soupira-t-il rassuré. Les deux approches sont complémentaires. Si je peux réguler le corps entier pour le maintenir en bonne santé, on aurait tort de se priver d’en profiter pour avoir des cerveaux mieux faits.
— Tu veux dire aussi parfait que le tien, le flatta-t-elle avec un clin d’œil.
— Smart permet de remplacer de longues et pénibles années d’études par quelques gigas de données connectées aux implants de Harry. Ses cobayes vont avoir le choix entre une douzaine de langues différentes. Ils seront multilingues en un claquement de doigts !
— Amazing !
— Et l’équipe sera aussitôt augmentée de dix spécialistes qui bénéficieront de toutes les connaissances théoriques et de toute l’expérience technique que nous avons accumulées, s’emporta-t-il. Des humains avec un cerveau de robot ! C’est dingue !
« Bling ! »
Sylvia avait imité son père, jeté les bras en l’air et envoyé valser son assiette au sol par la même occasion.
— Encore ! Encore ! criait-elle.
Jeff et Maria rirent en chœur. Ils se penchèrent ensemble pour ramasser les restes de nourriture, l’assiette de leur fille et lui rendre ce qu’elle exigeait, une autre part de gâteau. Les parents, émus et attendris, passèrent un petit moment en silence à s’occuper de Sylvia et à l’entourer de leur affection. Leur excitation avait besoin de retomber et de se canaliser dans du concret, du vivant. Et leur fille était l’expression la plus pure et la plus intense de ce qu’il partageait de plus précieux dans l’existence.
Quand Sylvia eut terminé son repas, Jeff la prit dans ses bras.
— C’est moi qui la mets au lit ce soir.
— Merci.
Il resta silencieux un instant supplémentaire, tout en essuyant les mains de leur fille.
— Je suis désolé, souffla-t-il enfin après avoir déposé le bavoir sur la table. Je suis encore parti pour une longue période de boulot et je ne serai pas beaucoup à la maison.
— Je sais, le rassura-t-elle.
— Je te laisse seule à t’occuper de Sylvia.
— Elle va passer à temps plein à la crèche. Tu t’en rappelles ?
— Et toute la charge de la maison…
Le regard de Jeff s’était assombri, de vieux fantômes de doutes s’y accumulaient. Maria lui sourit et vint à nouveau se serrer contre Sylvia et lui.
— Je suis fière de toi, déclara-t-elle amoureusement. Tu fais un boulot formidable et je voudrais parfois être à ta place.
— Et moi à la tienne !
Leur fille mit fin à la séance de câlin et aux grandes déclarations en battant des pieds et des mains.
— Allez, se reprit Jeff. Au lit, ma chérie.
— L’avion ! s’exclama Sylvia.
— En avion ! acquiesça son père en la dressant au-dessus de lui.
Ils traversèrent la pièce en volant et en imitant le vrombissement d’un bimoteur. Deux tours de piste pour le plaisir avant de prendre la rampe de lancement vers le lit dans la chambre de la fillette à l’étage.
— Jeff ! les arrêta Maria, alors qu’ils allaient monter les premières marches.
— Oui ?
— Les cobayes pour ton expérience, voulut-elle savoir, tu les accompagneras seulement en journée ? Comment est-ce que tu vas les sélectionner ? Ils devront rester au laboratoire ?
— Pourquoi ? s’étonna le commandant de bord qui trouvait que sa passagère pesait de plus en plus lourd dans ses bras. Tu voudrais ?
— Porter ton premier implant ? Oui ! rougit-elle.
Jeff restait muet, les bras en l’air. Maria le dévisageait en riant un peu bêtement. Sylvia n’avait compris ni l’allusion de sa maman ni l’escale prolongée dans les airs.
— Maman ! cria la fillette. L’avion !
— Sylvia ! Câlin !
Elle battit des mains vers sa mère. Son père la fit atterrir dans ses bras. Et les trois se retrouvèrent une fois encore pour des embrassades générales.
— Je t’aime, ma chérie, murmura Maria à l’oreille de sa fille.
Sylvia gloussa de plaisir et colla sa petite bouche mouillée dans le cou de sa maman. Les joues de Maria adoptaient le rose des fleurs au printemps. Et Jeff baignait dans la certitude d’assister au bourgeonnement du bonheur devant ses yeux éblouis.
J'ai peu de choses à dire sur ce chapitre, c'est tout simplement impeccable.
Si, peut être une chose !
J'adore ces deux paternités qui se dessinent à travers ce retour dans le passé. Celle de Jeff envers sa fille, et envers sa découverte. Paternités qu'il partage avec son collègue, et aussi avec sa femme. On a la un personnage bienveillant et aimant tant avec sa fille que ses inventions. On se plait aussi à imaginer que le partage de ces paternités avec d'autres finira par les teinter de couleurs qui ne lui appartiennent pas. Pour le meilleur, ou pour le pire !
Bref, je crois avoir épuisé mon quota du mot "paternité" dans ce commentaire, mais cette thématique que tu apportes, les natures multiples que tu lui donnes et la polarisation qu'on anticipe sont un régal !
Mille mercis pour ces supers encouragements !
Oui, la transmission entre génération est un de mes sujets de prédilection ! Ma propre paternité m'a amené à me poser beaucoup de questions, à apprendre plus encore, et ça se ressent dans mes histoires, je crois ;-)
Ce qui m'a un peu gêné :
- Son air satisfait côtoyait les sommets. ==> je vois ce que tu veux dire mais je trouve que ça fait un peu mélange de deux expressions différentes (sa joie peut être au sommet, mais son air ?)
- Les implants ! déclara Jeff [...] On peut être implanté ! Le monde ne sera plus jamais comme avant ! ==> je trouve les répliques de Jeff un peu redondantes. Il y en a deux qui commencent pareil (les implants) et il dit une fois "ils sont au point" et une deuxième fois "ils sont prêts" ; une fois "révolutionner" et une autre fois "ne sera plus jamais comme avant"... je pense que tu peux condenser les répliques.
- Pas besoin de chichi extraordinaire. Le dessert servi avant le reste, des assiettes remplies à ras bord et l’habituel repas du soir se muait en festin. ==> j'aurais mis deux points entre ces deux phrases
- la maitresse de cérémonie ==> je trouve que le terme est un peu fort, même s'ils ont transformé le dîner en festin, parler de cérémonie est exagéré je pense !
- aussi parfait que le tien, ==> j'aurais mis "parfaits", comme on parle de "cerveaux" juste avant ?
- Ils se penchèrent ensemble pour ramasser les restes de nourriture, l’assiette de leur fille et lui rendre ce qu’elle exigeait, une autre part de gâteau. ==> l'enchainement des propositions est étrange. j'aurais mis "les restes de nourriture et l'assiette de leur fille, puis lui accorder la deuxième part de gâteau qu'elle exigeait" ou un truc du style ; sinon, on a l'impression que le "et" se rapporte encore à un truc qu'ils doivent ramasser "les restes, l'assiette et...". Je ne sais pas si je suis claire !
Mes phrases préférées :
* Le sol était jonché de jouets, le divan couvert de vêtements à ranger et la table de la cuisine disparaissait sous un fouillis de paperasse, de vaisselle et de biberons sales. ==> j'ai l'impression d'être chez moi ^^
* La fillette avait mis les doigts dans son assiette. ==> la mienne mange souvent avec les doigts, je ne vois rien de festif là-dedans ;)
* Sylvia avait imité son père, jeté les bras en l’air et envoyé valser son assiette au sol par la même occasion.
* Et leur fille était l’expression la plus pure et la plus intense de ce qu’il partageait de plus précieux dans l’existence. ==> j'adore sur le principe, par contre : "ils partageaient" ? et j'enlèverai "de plus précieux" parce que ça fait trop de "plus" ou alors "de ce qu'il y avait de précieux dans leur existence" ? en tout cas la fin est un peu bizarre.
* Deux tours de piste pour le plaisir avant de prendre la rampe de lancement vers le lit dans la chambre de la fillette à l’étage. ==> ainsi que toute la métaphoe filée derrière, très joli !
Remarques générales :
Je ne trouve même pas les mots pour parler du début ! C'est sans doute très subjectif mais j'avais l'impression de voir écrit mon quotidien (maman d'une fillette de deux ans qui adore son papa...) Bravo pour le réalisme de tout ce passage (et de tout le chapitre de manière générale).
J'ai été très surprise (agréablement) d'apprendre que Jeff avait travaillé sur les fameux implants. Ca donne beaucoup plus de profondeur à l'échange qu'il a eu avec sa fille dans le premier chapitre.
J'ai beaucoup aimé ce chapitre, qui apporte des éclaircissements et qui, pour le coup, me donne envie de savoir où ça a coincé après. Je regrette juste les plantes ! J'aimais bien leur intervention et je suis un peu perdue sur ce passage, où je ne suis pas sûre de savoir si c'est encore elles qui racontent l'histoire ou pas.
Merci à nouveau pour la précision de tes retours ! Là je suis dans l'énergie de produire le max de texte possible, alors je vais me fixer un moment pour me poser et revenir fignoler tous ces points d'amélioration que tu relèves ! Ce sera du pain sur la planche, mais c'est précieux d'avoir des indications précises (je crois que je te l'ai déjà dit !)
De mon côté, j'ai de grands ados à la maison, alors je me réjouis de savoir que mes souvenirs tiennent encore la route ! (Si ils savaient les pauvres tout ce que je leur pique et comment je les observe pour nourrir mes histoires !)
J'espère que la suite va encore te réserver des surprises ! Et les plantes vont revenir c'est certain !
A très vite avec la suite !