Juliette a pris la photo de classe de cette semaine autour d’une table de café. Plutôt, deux tables adroitement collées les unes aux autres pour accueillir toute la troupe. Dans la conversation Pictogram, les filles se battent pour désigner laquelle, du bowling ou du goûter, mérite d’être épinglée en avatar. À ce rythme, le groupe de cette année va pulvériser le record de messages envoyés en moins de vingt-quatre heures.
C’est que la nouvelle est une sacrée pipelette. Le soir même, alors que je traîne sur les réseaux, je vois défiler de nouveaux posts d’elle et Loïc. Mon pouce aime la première image par réflexe… et Juliette prend ça comme une occasion de me relancer sur mes dessins.
@Juju_paillette à 20:22
< C’est super stylé, comment tu fais pour avoir d’aussi jolies couleurs :D ?
@Larmedepluie à 20:34
Je dessine sur ordi. Avec une tablette graphique et un logiciel. >
@Juju_paillette à 20:35
< Waw ! J’aimerais trop m’y remettre ! T’aurais des conseils pour une débutante ++ ?
@Larmedepluie a envoyé un enregistrement vocal.
On discute comme ça toute la semaine. Surtout de manière virtuelle. Déjà parce que je suis plus à l’aise, ensuite parce qu’en pause, elle est entourée de sa bande d’amis. Leur territoire s’étend du dernier banc de la cour à la première marche du Château, ce qui représente une petite dizaine de mètres de long. Ils chahutent et parlent fort, la plupart du temps, et il m’arrive d’entendre Juliette rire depuis ma cachette – le plus vieux chêne du jardin, à mi-chemin entre le bâtiment principal et le gymnase. Parce que Juliette a quand même un rire très particulier. Un peu à l’image de son style, plein de motifs et de couleurs. Difficile de ne pas la remarquer quand elle passe dans un couloir, avec toute sa joie et ses vêtements brodés de fleurs.
— Pour clore cette partie du chapitre, nous allons entamer les travaux pratiques.
Madame Bennani fait couiner son feutre sur le tableau blanc.
— Choisissez un binôme. Inutile de préciser que ce devoir est noté… alors appliquez-vous. Je ramasse les feuilles à la sonnerie.
Un brouhaha s’élève dans la classe. Les tabourets changent de place, les manches de chemises trop longues se relèvent. Premier contrôle de l’année pour cette matière. Tout le monde cherche à bien faire.
— Hé… je peux me mettre ici ?
C’est Loïc. Il n’a pas d’autres amis ? Je veux dire… avec son intelligence redoutable, toute la classe se battrait pour être son partenaire.
— Je vais pas être une grande aide, tu sais…
— On est là pour s’entraider, t’inquiète.
— Et Tobias… ?
Ils s’échangent un regard désespéré. À tous les coups, la prof leur a collé une interdiction formelle de travailler côte à côte. Donc il se rabat sur son deuxième choix. Mais au fond… ça ne me dérange pas.
***
On a eu dix-huit et demi. Sur vingt. Tous les deux. Et uniquement grâce à lui. J’hallucine devant ma copie, à peine annotée de deux traits rouges, en bas de la seconde page. Madame Bennani entame la correction collective à grands coups de marqueur qui couine. Toujours à côté de moi, Loïc marmonne dans sa barbe – qu’il n’a pas encore :
— Mince… j’avais pas pris en compte la décimale en bas de la dernière colonne.
Ma bouche s’ouvre, mais aucun son n’en sort. De quoi se plaint-il ? Si j’avais été seule, j’aurais à peine eu la moitié des points… Qu’est-ce qu’il fiche en lettres avec une aussi bonne moyenne en sciences ?!
— J’avais pas envie d’aller en classe spécialisée. Faire des maths toute la journée, non merci. Je veux être prof de langues, moi. Pas médecin.
Lui, il lit définitivement dans mes pensées. Et en plus, ça l'amuse. Pourquoi me fixe-t-il comme ça, le coude sur la table et le menton dans sa paume ?
— On me balance toujours le même argument quand je donne ma filière.
Son imitation des vieux grincheux me fait glousser.
— Gneugneu, sciences c’est mieux, ça t’ouvre des portes, le reste c’est bouché…
Madame Bennani fait volte-face, des éclairs dans les yeux. Mais tenter de piéger Loïc avec une question dont il a parfaitement l'explication est relativement contre-productif. Elle retourne aux corrections avec un soupir excédé… et notre premier de la classe poursuit à peine moins fort :
— Et toi… tu veux faire quoi plus tard ?
— Aucune idée, je rétorque dans la foulée.
Il n’a pas l’air convaincu de ma réponse. J’essaie de dévier un peu le sujet.
— Déjà, on devrait se concentrer sur les prochains contrôles. Ce serait pas mal.
Loïc acquiesce, l’embout mâchouillé de son stylo vert entre les lèvres.
— D’ailleurs, aucun rapport mais… il y a une après-midi roller au K.O-
— J’ai dit que je pouvais pas, les mercredis.
— LOÏC ! Tu ferais parler une tombe, c’est infernal !
Ricanement général. Dans mon dos, j’entends marmonner un « Casper » qui ne m’amuse plus. Ce n’est pas le moment d’en rajouter. Je m’en veux assez d’avoir répondu sèchement, et avec l’Inspecteur Bennani qui nous surveille, je ne peux ni m’excuser ni me justifier sans risquer la porte.
Réduite au silence, je glisse discrètement une feuille simple parmi celles de mon cahier et commence à y inscrire quelques rimes. Pour passer le temps. Loïc arrive à se concentrer jusqu’à la sonnerie (il n’est pas humain, c’est certain). Quand elle retentit enfin, je m’adapte à son allure de tortue pour sortir de la salle.
— Désolé… c’est que les mercredis, je dois-
Il m’adresse une tape sur l’épaule et poursuit son slalom entre les sacs à dos.
— T’inquiète, tu n’as pas à te justifier. Je comprends.
Un beuglement s’élève au milieu du brouhaha déjà désagréable. Tobias se débat avec sa chemise de scientifique couverte de gribouillages plus ou moins matures. Il pousse un garçon, esquive deux filles de justesse, cogne dans la porte coupe-feu qui mène aux escaliers et, enfin, cale le cou de son pote dans le creux de son bras.
— J’ai eu TREIZE ! C’est grâce à toi ! Sans nos révisions, j’aurais jamais pu…
J’en profite pour prendre un peu d’avance jusqu’à la prochaine salle. Je déteste faire le pot de fleurs entre deux personnes qui n’ont plus rien à me dire.
Le reste de la journée se déroule sans accroc. Je croise Juliette à la pause. Puis devant les grilles du lycée. Son bus me tire d’un énième silence mal à l’aise, et chacune de nous reprend sa route. Elle avec ses amis, moi avec mon casque et ma playlist trop longue à mon goût : en habitant dans les tours qui font face au Château, il me suffit d’une dizaine de minutes pour essuyer mes pieds sur le paillasson.
— Je suis rentrée, je crie à qui veut l’entendre.
Ma mère est au téléphone avec sa sœur. Je le devine à sa façon d’articuler tous les mots et de finir toutes ses phrases par un petit gloussement complice. Je me glisse alors dans ma chambre, salue If, escalade les trois barreaux de l’échelle et me jette sur mon lit. Mes devoirs attendront. Je n’ai envie que de musique.
Un air de piano s’immisce entre du Nirvana et du David Guetta. Ma tête manque de percuter le plafond quand je me redresse, cherchant de quoi écrire sur mes étagères. J’en utilise une comme bureau improvisé, tapotant trois fois sur la veilleuse qui me sert de lampe de chevet.
Je dois me débarrasser de cette boule au ventre. De l’inconfort qui crépite dans ma gorge depuis ce fichu cours de science. Depuis mon refus de suivre le groupe. Pourquoi ? J’ai passé ma seconde à esquiver ces sorties au Kosmic Overworld. Pourquoi me sentir coupable maintenant ?
Quand on vit avec son petit frère en crise de préadolescence sur le matelas du dessous, on utilise des techniques plus discrètes pour évacuer. Et écrire, c’est un réflexe depuis que je sais tenir un crayon.
J’arrache une page de mon carnet. Ce n’est pas bon. Un problème de sonorités… ou de source d’inspiration. Alors je change de chanson et recommence. C’est mieux. Les mots se couchent au rythme percutant de la mélodie dans mes oreilles.
— Ewen !
Quelques cheveux s’enlèvent avec mon casque retiré trop brusquement.
— QUOI ?
Ma mère se tient dans l’encadrement de la porte, un torchon dans les mains et le regard surpris. Mes épaules s’affaissent : elle n’a rien demandé, la pauvre !
— Tu… as passé une bonne journée ?
Ma bouche veut dire « oui » pour la politesse, pour ne pas l’embêter, déjà qu’elle a un emploi du temps surchargé, sans parler de ses trois autres enfants et des tâches quotidiennes qui y sont liées… ma mère n’a définitivement pas à supporter ma mauvaise humeur.
— Hm, ça ne va pas, à ce que je vois.
Je finis par lui raconter toute l’histoire. Le nouveau groupe de théâtre, Juliette, Loïc, leur passion pour le Kosmic Overworld, l’après-midi roller-skating… et le refus de trop.
— Tu veux y aller, c’est ça ?
— Bah…
Je pince mes lèvres pour ne pas dire une chose que je regretterai. Ma mère m’observe avec le sourcil gauche et la commissure droite relevés. Quand elle croise les bras comme ça, c’est qu’elle a déjà deviné le fond de ma pensée… même si je ne la distingue pas moi-même.
— T’en meurs d’envie, ma puce…
— Mais-
— On s’organisera autrement, pour les courses.
Pas moyen de négocier. Elle repart vers le salon, appelée en boucle par les jumeaux encore en train de se chamailler. Mon carnet plein de ratures glisse de mes cuisses et se referme tout seul. Problème réglé, apparemment…
Une notification allume l’écran de mon téléphone. Un message de Juliette, pour changer. Je souris ; ce pot de glue à paillettes obtient toujours ce qu’elle veut.
+ trop contente qu'Ewen ose sortir de sa bulle pour échanger avec les autres ! non seulement on en apprend un peu plus sur les personnages par leurs interactions, mais ça veut dire qu'elle s'autorisera à passer plus de temps avec le groupe ! hâte de voir l'évolution de leur amitié