Une tension électrique figeait les habitants sur la place de la Fontaine. Le Prince, identique aux portraits qui ornent chaque mur de cette ville, découpé dans la lueur matinale du soleil, descend de son cheval qu’on aurait volontiers confondu avec une statue de marbre. En armure, le front alourdi d’un large cercle d’or et de pierreries, il s’avance parmi son peuple pétrifié de stupéfaction.
— Cessez, je vous l’ordonne ! Hommes… bêtes sauvages et rebelles… Sous peine de torture, laissez tomber vos armes trempées dans le crime !
Toutes les lames, petites, grandes, nobles ou gueuses, neuves ou mal aiguisées se heurtent au pavé dans un fracas métallique. Chaque mot de notre souverain résonne contre les parois de Vérone. Aucune compassion dans sa voix. Son visage fermé porte les cicatrices d’anciens combats, et la fatigue logée sous ses yeux sombres prouve à tous qu’il ne rechignera pas à user de force pour imposer le calme. La peine de mort pour ceux qui troubleront la paix. Mais cela suffira-t-il à les dissuader ?
— Vieux Montaigu… et vous, Capulet… si jamais l’un de vous menace l’Ordre, vous le paierez de vos vies.
La foule se scinde sous l’injonction royale. De part et d’autre de la fontaine, deux couples de l’âge de mes parents s’observent en chien de faïence. Dos droit, tête haute, mâchoire serrée, prête à s’ouvrir pour mordre. Qu’importe les cheveux blanchis et les rides accumulées au fil des ans. La haine dans leurs yeux parait neuve. Une plaie à vif ronge ses deux maisons. Une menace de mort supplémentaire, fut-elle celle du Prince, n’entravera que temporairement leurs affrontements. Et ça, tout Vérone s’en doute.
— Merci, Roxane. Passons à la scène suivante.
Ma camarade se racle la gorge et prend un peu d’eau. La place de la Fontaine s’efface de mon esprit quand Delombart, assis en tailleur au centre de la longue table installée sur la scène, désigne d’autres lecteurs.
Second cours. Aujourd’hui, nous n’avons échauffé que la voix. Plus serait un gâchis de temps, selon lui, puisque cette séance n’est dédiée qu’à la lecture de la pièce. Et depuis quinze minutes, j’ai le cœur qui joue du hard rock dans ma cage thoracique dès qu’un nouvel élève doit prendre la parole.
— Inès, essaie Benvolio. Pour Lady Montagu… voyons voir… Rachel ?
Elle croise les bras avec une moue boudeuse.
— J’voulais faire Juliette, moiiii.
— Elle est là, pouffe Souria en m’assénant un coup de coude.
Quand elle comprend que sa remarque n’amuse qu’elle, la classe retrouve un silence propice à la lecture.
— N’oubliez pas d’articuler. Et parlez un peu plus fort, souvenez-vous -
— On joue aussi pour les mamies du dernier rang, répètent les deuxièmes années en chœur.
Monsieur Delombart sourit. Nous voilà repartis.
Le prince s’éloigne sur son beau destrier et les soldats dispersent la masse. Les valets à l’origine de tout ce remue-ménage s’échappent discrètement, baissant la tête devant Benvolio qui s’en va rapporter l’incident au couple de nobles Montaigu.
— Oh ! Benvolio… avez-vous vu mon fils aujourd’hui ? Il n’était pas de la bataille.
— Un peu plus d’enthousiasme, Rachel.
Elle reprend la réplique en beuglant comme une baleine échouée sur le rivage. Tout le monde éclate de rire. Dépité mais bien décidé à aller au bout de l’exercice, Monsieur Delombart nomme au hasard un jeune amoureux transi.
— Ewen, vas-y.
— Moi… ?
Sa réaction est partagée par le reste de la classe. Tous les regards se tournent vers le seul garçon de l’équipe, dont la tête s’enfonce entre les épaules. Loïc n’a aucune intention de se battre pour le personnage principal, et ça se lit sur son front.
— Tout le monde essaiera tout, de toute façon. J’ai besoin de vous entendre avant de distribuer les rôles.
Ewen rapproche sa chaise. Une inspiration, et elle se lance.
— Que les heures tristes me semblent longues… ! Je me suis perdu moi-même. Je ne suis plus ici. Ce n’est pas Roméo que tu vois ; il est ailleurs.
Je relève les yeux de mon texte. Elle, penchée au-dessus du sien, ne remarque pas que tous se sont arrêtés de lire. Sa voix est claire. Bien plus assurée que lors de l’accident du casier. Les mots coulent lentement de sa bouche, avec une certaine douceur… mélancolique. Elle parle bas et assez grave – quoique jamais autant que le ferait un garçon de notre âge… mais ce n’est étonnamment pas dérangeant. Même si je ne comprends pas tout le baratin de ce Roméo… c’est comme s’il commençait à exister.
— J’aime Rosaline. Adieu, Benvolio, tu ne peux me forcer à l’oublier !
Fin de la scène. Entre deux nouveaux énergumènes. Le regard de Delombart croise le mien. Non. Pitié non. Surtout pas après l’envoûtement provoqué par Ewen. Heureusement, il semble comprendre mon S.O.S silencieux, et passe la parole à Mélodie.
— Excûûsez-moâ MESSIEURS… Vouuus sââvez lirrrre ?
Éclats de rire. Pour le moment, cette pièce a plutôt l’air d’une comédie. Au premier acte, difficile de croire qu’un drame se prépare. Mais ça ne dure pas, bien entendu. Tout le monde connaît l’histoire : sur la lettre de ce serviteur se trouvent tous les invités d’un bal masqué auquel les Montaigu ne sont pas invités. Évidemment, puisqu’il se déroule chez les Capulet. Alors Benvolio, son cousin Roméo et leur ami Mercutio, plutôt que de respecter l’interdit, vont s’y pavaner. Et là…
— Quelle est cette dame là-bas ? Beauté trop précieuse pour ce monde !
Après la rencontre des tourtereaux arrive la fameuse scène du balcon. Le temps commence à me paraitre long. Presque tout le groupe s’est déjà coltiné au moins une scène, et moi… je me contente du silence. C’est mieux pour le moment.
JVLIL3FFE — Ê, Rewèo, wioz purpual ezf-fu Rewèo ?
Mon regard dévie du livre de ma voisine. Heureusement, la version adaptée de Delombart atténue mes difficultés… mais ça ne m’empêche pas de m’ennuyer.
Le deuxième, puis le troisième acte passent. J’ai mal à la tête. Roméo a rencontré Juliette, est tombé amoureux, c’est réciproque. Ciel, ils sont ennemis. Peu importe, ils se marient en secret sans le consentement de Papa-Maman. Sauf que Tybalt, le cousin de Juliette, s’est senti insulté par la présence des Montaigu au bal. Ce mâle blanc blessé dans son honneur tue Mercutio par accident, alors qu’il provoquait Roméo en duel. Roméo craque, et le tue en revanche. Le Prince – on l’aurait presque oublié, celui-là –, revient et condamne Roméo à l’exil. Juliette ne peut le supporter. D’autant plus que son père veut la marier à un autre. Alors elle prend un faux poison qui la fait dormir. Sauf que la lettre pour prévenir son amour que c’est un subterfuge ne lui arrive jamais. Alors quand Roméo arrive, MALHEUR, il la croit morte. Alors il s’empoisonne dans son caveau. Sauf que re-malheur, Juliette se réveille juste après. Quand elle voit son mari mort, son premier (et dernier) réflexe est de se poignarder sur son corps. Les deux familles arrivent. Tout le monde pleure. Rideau, applaudissements.
— Bon… une première impression ?
Le professeur ne récolte que des soupirs, des bruits de pages froissées et des grincements de chaise.
— Pas tous à la fois, surtout…
Rachel émet un ricanement nerveux.
— Bah c’est pas si romantique que ça, au final.
— Puis Roméo, c’est l’archétype du mec toxique en fait !
— Arrête un peu, Souria, pouffe Mélodie.
— Nan mais attends, je te signale qu’au début il kiffe déjà une autre fille ! Si Juliette restait en vie, j’parie qu’il serait allé voir ailleurs deux jours après !
Monsieur Delombart lève l’index, le visage tiré par une expression mal à l’aise.
— Je… prends en compte cette considération… Quelqu’un d’autre ?
Ma voix est un peu enrouée. Je balbutie les premiers mots d’une phrase qui n’a pas vraiment de sens. Une vingtaine de secondes gâchées pour dire : c’était cool de vous entendre, les potes. Certaines d’entre nous sont encore dubitatives. Ce texte est très difficile, et il reste de nombreuses zones d’ombre. Je ne suis pas certaine d’avoir tout compris… Shakespeare écrit bien, oui… ses mots sont bien choisis, mais parfois, qu’est-ce qu’il se complique la vie !
— L’heure tourne. Je vous lâche en avance pour cette fois.
Loïc vérifie l’heure sur son portable. Vingt minutes d’avance… c’est autant de pris pour aller au Kosmik Overworld. Génial.
— La semaine prochaine, on fera quelques improvisations sur les personnages. J’en profiterai pour donner une distribution temporaire.
Tout le monde salue le professeur et s’empresse de remballer livres, papiers, crayons. J’ai à peine le temps de fermer mon ordi que je sens Matthieu Delombart dans mon dos.
— Juliette, j’aimerais que tu restes un peu.
Tiens, c’était trop beau. Loïc me jette un regard inquiet, alors j’essaie de le rassurer d’un sourire.
— Partez devant, au pire. Je vous rejoins.
La troupe retrouve la lumière de l’extérieur, et un calme étrange emplit l’amphithéâtre. Delombart a quitté son perchoir pour tirer une chaise à côté de moi.
— Bien. À nous deux.
Il sort plusieurs paquets de feuilles agrafées, reliées en spirales ou glissées dans des porte-documents.
— Tu te doutes que pour obtenir une distribution complète, il me faut aussi entendre ta voix. Je connaissais déjà celle des autres filles, mais il me reste à vous rencontrer, Loïc et toi.
Je retiens un frisson. Il m’avait épargné la lecture en public, mais je n’étais pas plus rassurée seule face à lui.
— Bien entendu, mon choix de rôle dépendra de votre manière de bouger, de votre compréhension et surtout de vos affinités. Je n’ai aucune envie de faire mon tyran. Les autres profs doivent déjà s’en occuper mieux que moi !
Il esquisse un rire, mais l’angoisse que doit lui refléter mon visage le ramène vite au sérieux.
— Et toi… qu’est-ce qui te plairait d’essayer ?
— J’ai jamais fait de théâtre, je n’en sais rien -
— Ce n’est pas ma question.
Je réfléchis un instant. La pièce se déroule en accéléré dans ma tête. Avec un peu de chance, je pourrais m’en tirer avec un personnage qui n’a pas beaucoup à dire…
— La nourrice, je crois.
Delombart lève un sourcil. Oups… je suis grillée. Il voit clair dans mon jeu, mais accepte mon choix et me trouve vite une scène sur laquelle me tester.
— Je vais faire Juliette, dans ce cas. Tu es à l’aise, debout ? Sinon tu peux t’asseoir ou marcher, ça ne me dérange pas. L’important c’est que tu prennes ton temps. Et que tu t’amuses.
Je déglutis à la seconde où il me demande de commencer. Les mots bougent sur le papier. Monsieur Delombart me laisse le temps de déchiffrer les premières lignes se lance avec une voix digne d’une petite fille de dessin animé. Ça me fait éclater de rire. Quand je repose mes yeux sur le texte, il n’en est pas moins difficile, mais j’ai, comme il dit, aussi envie de m’amuser. Et je ne m’en sors pas si mal. Quelques bégaiements, quelques reprises, un silence bien trop long pour une simple virgule, mais… il a l’air de s’en contenter.
— On va la refaire.
En fait, il n’est pas du tout satisfait. Zut, je le savais. Mais à quoi s’attendait-il ? Je ne peux pas faire de miracles.
— Désolée…
— Non, c’était très bien. Tu as bien lu… mais maintenant, j’aimerais que tu essaies de le faire en t’imaginant avec soixante ans de plus et dix dents en moins. Pense à une vieille mamie gâteau complètement gaga de sa petite fille.
Une mamie gâteau. Elle se dessine très vite dans ma tête, toute bossue avec son tablier et son bonnet blanc sur la tête, son gros nez à verrue et son accent chevrotant. Mon instinct ouvre ma bouche et me fait sortir la première réplique d’une traite.
— Et puis mon dos… Ooooh-mon-dos ! Mon DOS ! Méchant c…œur que vous êtes d-de m’en…voyer ainsi pour at… attraper ma mort à galo…per de tous côtés !
Il éclate de rire. Je m’arrête aussitôt, à la fois surprise et fière. J’ai réussi à… jouer ? En tout cas, il y avait quelque chose dans ma voix. Comme le Roméo d’Ewen. Un je-ne-sais-quoi qui a réussi à transporter le professeur dans mon imagination. Il la voit aussi, la vieille dame. Et même si j’ai perdu le fil du texte, même si le reste de la scène est un fiasco absolu car mon cerveau n’arrive plus à remettre les lettres dans le bon sens, même si Juliette-Delombart doit me souffler chaque réplique à partir de ce dérapage… j’ai l’impression d’avoir fait un peu de théâtre. Mieux ; j’ai l’impression d’avoir ma place dans la troupe.