Juliette - Quand tout roule

Notes de l’auteur : Confidences : premièrement, j'adore ce chapitre. Deuxièmement, je viens de finir le chapitre 25 (je pense avoir légèrement dépassé la moitié du roman final ^^) Et troisièmement... j'aimerai bien faire des petites illustrations x) !

Les cours de monsieur Delombart n’ont pas attendu la fin du mois pour perdre tout leur sens. Au programme de la quatrième séance : nouvelles improvisations incluant résumé de la pièce dans une langue inventée, mime et imitation des personnages en versions animaux de la ferme. Je n’aurais jamais cru autant rire entre les murs de ce lycée. On se quitte essoufflés, nos gourdes vides et le front maculé de sueur. Pour une après-midi patins à roulettes, on aura connu plus en forme.

            — Je sais que je devais déjà vous donner vos rôles la semaine dernière, souffle-t-il tandis qu’on troque nos joggings pour nos affaires de ville, mais il me reste des microdétails à régler.

            Râle collectif. Les filles attendent la distribution avec plus d’impatience que les résultats du bac. Après tout, Roméo, Juliette et les autres vont nous coller à la peau pendant des semaines. On n’a aucune envie de nous coltiner un personnage qui nous ennuie !

            — Promis promis, je vous envoie la liste avant vendredi.

            Rachel s’appuie contre la scène avec un air suppliant à en fendre un rocher.

            — Vous pourriez au moins nous dire quelques noms… s’il vous plaîîîît…

            Mais monsieur Delombart résiste. L’option improvisation débarque, et nous n’avons pas d’autre choix que d’évacuer l’amphithéâtre.

            Direction : le Kosmic Overworld. En un rien de temps, nous quittons la cour et rejoignons le métro. Souria descend les lunettes sur le bout de son nez et prend l’attitude d’une maîtresse d’école :

            — Attention les enfants, on se compte ! Deux par deux et on se tient la main !

            Tout le monde obéit à grands éclats de rire. Je m’approche de Loïc, mais Rachel s’enroule autour de son bras avec la rapidité d’un serpent et la force d’une sangsue. Bon, tant pis. Je me retourne et tends la main à - ah, Ewen. Je ne l’avais même pas vue nous suivre.

            — Bah- Loïc m’a dit que tu ne venais pas…

            Ses doigts esquivent les miens et replacent une mèche fantôme derrière son oreille. Mince… je l’ai gênée ? Sur scène, elle se montrait si souriante… et beaucoup plus désinvolte.

            — J’ai pu me libérer.

            — Ah oui ?

            Elle secoue la tête, ce qui fait tinter son unique boucle d’oreille en forme de fermeture éclair.

            — C’est rien, laisse.

            Un râle de Madame Souria et nous nous engouffrons sous la capitale. Je commence à si bien connaître le chemin que je n’écoute même plus les annonces électroniques. Le résumé des phrases pépites de la semaine est beaucoup plus amusant : entre Delombart qui affirme que « quand on perd le spectateur, il est perdu », mon professeur de math persuadé que « les lettres, c’est aussi des chiffres » et celui d’histoire intimement convaincue « que l’Histoire est une matière très vivante si on oublie qu’ils sont tous morts », on est gâtés.

Si ça continue, je vais développer des abdominaux en béton à force de traîner avec ces filles ! Le contraste avec Ewen est… surprenant. On dirait un petit chat au milieu d’une meute de labradors. Qui sait à quoi elle pense ? Elle garde le silence jusque sur la moquette bariolée du Kosmic Overworld. Pourtant, ses yeux brillent. Fascination ? Éblouissement ? Irritation de la cornée ? Personne ne le saura jamais. Elle sourit, ses lèvres brillantes entrouvertes, presque prêtes à parler. Mais rien ne sort. Comment fait-elle pour tout garder à l’intérieur ?

            — Il faut réserver les patins au kiosque !

Les quatre derniers jours de chaque mois, le Kosmic Overworld monte une énorme piste de danse sur roulettes au centre de son village fictif où l’on peut danser jusqu’à minuit. Aucun de nous n’a une autorisation si tardive en pleine semaine… mais les deux heures qu’il nous reste sont amplement suffisantes pour nous gameller.

Un bref arrêt toilettes et nous voilà dans la file. Souria, toujours dans son rôle, note toutes nos pointures dans le bloc-notes de son téléphone pour établir une liste à l’employé derrière le comptoir.

— Alors… on a trois paires de trente-six, quatre trente-sept, trois trente-huit, un quarante…

Dès que l’employé à la mine déconfite disparaît derrière les étalages, elle réunit notre monnaie pour régler en une seule fois. Le pauvre Steven, puisque c’est le nom sur son étiquette, n'a pas le temps de souffler qu’on repart en courant sur les bancs destinés au changement de chaussures.

— Qui garde la clef du casier ?

Souria s’empare du bracelet qu’elle enfile à son poignet. Pourquoi poser la question ?

Les quatre roulettes sous cette bottine de cuir me surélèvent légèrement. Nous traversons la fausse pelouse jusqu’aux barrières qui délimitent la piste au parquet brillant. Des guirlandes de lampions miniatures en papier se rejoignent au centre de ce rectangle de la taille d’une piscine. Une grosse boule à facettes tournoie plusieurs mètres au-dessus de nos têtes. Ambiance du tonnerre.

Britney Spears accueille les premières glissades de mes camarades. Roxane se lance à une vitesse déconcertante. Elle a l’air de sortir tout droit d’un film, avec ses patins assortis à son béret et son foulard en soie. Loïc et Rachel passent la barrière avec un peu moins d’aisance, mais trouvent vite leur équilibre. À mon tour. Je pose un pied plutôt méfiant. Puis un autre, un peu plus rassuré. Jusqu’ici, tout va bien. Alors j’essaie d’avancer…

Et là, c’est le drame. Mes chevilles partent en avant et mon corps bascule en arrière. Je me rattrape de justesse aux barricades couvertes d’une épaisse couche de mousse colorée. Je me redresse avec peine. M’agrippe comme une moule à son rocher. Bon sang… c’est plus compliqué que ce que je pensais !

Mes nouvelles amies s’esclaffent dans mon dos.

— T’as besoin d’aide ?

Je leur refuse de l’index, un sourire crispé. Noûr, Ysée et Faustine me passent devant. Toutes sont venues dans leur plus belle tenue colorée, digne de la playlist disco qui fait trembler les enceintes. J’essaie de les suivre sans me détacher du muret. Certaines personnes ont moins d’équilibre que d’autres, c’est tout ! Allez. Avec un peu de courage et deux fois plus de concentration, je devrais y arriver ! Opération observation : j’essaie d’imiter la masse de patineurs qui tournicotent dans le sens des lasers projetés au sol. Ophélie et Nahéma n’en mènent pas large non plus, ce qui me console un peu. Je ne suis pas seule à rester plantée près des extrémités. En revanche, Loïc m’a caché ses talents… à moins que Rachel le colle tellement que ça le maintient debout.

Une silhouette apparaît dans l’ombre, à l’autre bout de la salle. Ewen se tient elle aussi accoudée à la barrière, mais depuis l’extérieur. Elle se téléporte, ou quoi ? Ça ne fait même pas dix minutes qu’on patine. Peut-être qu’elle s’est blessée ? En m’approchant, toutes mes hypothèses s’évaporent : Ewen n’est ni essoufflé, ni même équipée pour nous rejoindre. Elle n’est pas sortie de la piste, parce qu’elle n’était même pas dans le groupe de réservation. Comment avons-nous pu l’oublier ?! Il n’y a qu’une explication : les toilettes. On ne l’a pas attendue aux toilettes.

Mon corps se fracasse contre la barrière qui nous sépare. Elle s’en écarte d’un sursaut, qui se transforme en gloussement dès que mon menton (intact, pour l’instant) s’appuie sur le rebord.

— Y faudrait p’t-être que j’apprenne à m’arrêter…

— C’est la première fois ?

Je suis obligée de nier. En réalité, mes rollers doivent reposer dans un carton au grenier, avec tout l’attirail de protection Hello Kitty rose de mes huit ans.

— Et… tu comptes rester sur le côté pendant deux heures ?

— Pourquoi pas ? me titille-t-elle.

Ewen hausse les épaules, nonchalamment accoudée entre d’autres frileux de sensations. Des grands-parents, en majorité. Sous sa manche vaporeuse, je remarque les bords cornés de son petit carnet. Elle… écrit ? Dans un moment pareil ? Alors que tout le monde s’amuse – ou risque sa vie ?

— Allez, viens !

— Je ne m’ennuie pas, t’inquiète pas…

C’est peut-être vrai. Cette fille a l’air de passer un temps monstrueux dans sa bulle, entre ses rimes et ses dessins. J’ai réussi à l’emmener avec nous, mais mon combat semble tout juste commencer. De quoi a-t-elle peur ? Niveau équilibre, on peut difficilement faire pire que moi… quoique Faustine est la première à finir le derrière sur le parquet.

— Faut que j’vienne te chercher ?

— T’embête pas pour moi.

Sourde à ses marmonnements, je m’écarte de la barrière en direction du tourniquet de sortie. Rebelote : mes bras battent dans tous les sens et je me retrouve ventre à terre moins de cinq mètres plus loin.

Ewen essaie de dissimuler un sourire.

— Rien de cassé ?

— J’ai besoin d’aiiiiide… je gémis non sans exagérer.

Son index remet une mèche invisible derrière son oreille. Elle regarde autour d’elle, tout à coup indécise. Mon manège va la faire céder. Alors j’en rajoute une couche, assise dans un coin comme une enfant de deux ans.

Madonna remplace un hit d’ABBA quand Ewen pousse la barre du tourniquet, débarrassée de son sac à dos, son manteau et son éternel carnet secret. Elle se mêle aux autres patineurs sans difficulté apparente, traverse la piste en diagonale par mouvements gracieux et assurés. Son équilibre tangue d’une jambe à l’autre comme si elle faisait ça depuis toujours. Elle a l’air de flotter. Des cercles colorés passent sur sa peau aux pulsations de la musique. Les pans de son gilet dessinent une arabesque parfaite autour de sa taille quand elle s’arrête juste devant moi pour m’aider à me relever.

— Me voilà à la rescousse. Tu es contente ?

Les premières notes de Vogue font trembler les enceintes qui nous entourent.

— Ravie, je lui réponds en tirant la langue.

Ewen m’attrape les poignets et m’entraîne vers elle. On s’éloigne du bord. Une exclamation m’échappe : mes bras ne peuvent plus atteindre les barrières. Je suis obligée de me fier à mes jambes. De faire confiance à mon équilibre… et à ma nouvelle amie. Toute ma bonne volonté n’empêche pas mes genoux de trembler.

— J’vais tomber ! JE VAIS TOMBER !

— Garde les pieds en canard, et plie bien les jambes. Un coup à gauche, un à droite. Voilà… Gauche… droite… gauche…

J’essaie d’appliquer les conseils d’Ewen au fur et à mesure. Sa concentration sans faille m’aide à me calmer. Je me sens tanguer de moins en moins. Les gens filent autour de nous. Les mains de mes camarades me tapotent les épaules pour m’encourager quand on arrive à leur niveau. Ensemble, on arrive même à doubler Roxane et Noûr, occupées à tourbillonner sur le refrain de Call me.

— Hé, mais ça… ça marche !

Mon corps penche un peu trop en avant. La nouvelle chanson fait accélérer tous les patineurs, y compris Ewen en marche arrière, toujours accrochée à mes poignets.

— Regarde-moi.

Sa main se détache de ma manche. Glisse sur ma joue. Relève mon menton. Nous voilà les yeux dans les yeux. Les siens sont bleus, avec une touche de brun en leur centre. Je n’avais même pas remarqué le fin trait d’eyeliner sur ses paupières bridées. Ça lui va bien. Des cercles de lumière caressent sa peau sur les pulsations de la musique, et les spotlights donnent des reflets marine aux mèches effilées sur son front. Et son sourire… elle est heureuse. Le gloussement qui éclate entre nous me fait oublier que le monde entier continue de tourner.

Littéralement.

— Ewen ! La barrica-

Ses épaules se crispent. On va vite. On n’a pas le temps de freiner. J’essaie pourtant. Elle me dit de bifurquer, mais la surprise verrouille mes jambes. Quand la bande originale de Grease fait sauter de joie les amateurs de comédie musicale, Ewen est prise en étau entre la balustrade et mon corps vautré contre son ventre.

Nos amis ne tardent pas à s’attrouper dans le coin de l’accident.

— Vous allez bien ?

— Pas de blessée, j’espère ?!

— Qu’est-ce qui s’est passé ?

Des bras me tirent, d’autres aident Ewen qui justifie notre cascade par un manque d’attention de sa part. Je n’ai rien à répondre, le cœur pulsant jusque dans la gorge. Quelle idiote ! J’aurais dû faire plus attention ! Heureusement, nous avons eu plus peur que mal. Mon amie se relève très vite, époussette son jean et s’assure que tout va bien. Les autres s’écartent peu à peu, les inconnus détournent le regard et très vite, c’est comme si ce moment n’avait jamais existé. Je reste néanmoins appuyée contre le rebord, sonnée.

— Tu es sûre que ça va ? insiste Loïc.

À peine je hoche la tête que Rachel m’envoie un baiser du bout des doigts en guise de réconfort – avant de repartir bras-dessus bras-dessous avec l’unique garçon du groupe. Si je ne venais pas de risquer une mort subite, je les aurais charriés sans relâche jusqu’à leur faire admettre ce que toute la troupe sait déjà.

— Rachel le mate comme si elle allait le bouffer.

Ewen a la même posture que moi. Son sourire a disparu, et ses émotions semblent être retournées s’enterrer au fond d’elle.

— Ils sont plutôt mignons, je finis par avouer.

Ma monitrice improvisée prend une inspiration.

— J’espère pour elle que c’est réciproque, cette fois.

Je profite d’un petit silence pour remonter mes chaussettes. À l’autre bout de la patinoire, Faustine est relevée par Noûr et Ophélie pour la troisième fois depuis notre arrivée.

— Peut-être que la pièce va les rapprocher, qui sait…

— Loïc est clairement la raison qui pousse Rachel à vouloir jouer Juliette.

Ce serait plutôt mignon de les voir tomber amoureux sur scène. Enfin, surtout Loïc, parce que l’opinion de notre amie a l’air plutôt définie. Sa dernière relation ne s’est pas bien finie, alors… j’ai hâte d’entendre son débrief sur cette sortie. Le pauvre va se retrouver noyé sous une avalanche de questions au premier pied qu’il va poser dans notre bus. Je commence déjà à les entasser dans un coin de ma tête.

— Tu n’es pas jalouse ?

Je me retourne, surprise, avant d’éclater de rire.

— De… Rachel et Loïc ? Bien sûr que non ! On n’est que des amis ! C’est pas du tout mon style.

Aucune ambiguïté possible. Loïc est comme un frère pour moi, peu importe ce que les autres peuvent penser en nous voyant ensemble. Et s’il ressent bel et bien des choses pour Rachel, alors je me réjouirai pour lui.

— Ah… Madame a un « style » particulier ?

Je perçois le rictus d’Ewen une fraction de seconde. Elle ne me regarde même pas, toujours attirée par le centre de la piste. Je bafouille quelques explications qui font chauffer mes joues. L’amour c’est… enfin j’ai que quinze ans. Les garçons, il m’arrive d’y penser de temps en temps, de participer aux conversations dans les vestiaires avant le sport ou en rentrant après la pause de midi… peut-être bien qu’une fois ou deux, j’ai pu en trouver un mignon. Mais de là à en tomber amoureuse… je ne crois pas. Je suis plutôt la meilleure amie qui n’applique pas ses propres conseils relationnels. Et d’un autre côté, ça ne me dérange pas. Après tout, on a toute la vie pour vivre un premier amour. Non ?

— Et toi ?

La joueuse Juliette renvoie la balle au centre, mais le camp adverse l’intercepte avec brio – toujours sans dévisager son l’interlocutrice.

— Pour être honnête… Les garçons ne sont pas vraiment mon « style », en général.

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Lou Santos
Posté le 24/09/2023
Premièrement, j'adore ce chapitre aussi. Deuxièmement, je n'arrive pas à me dire que ce roman va se terminer un jour ? Troisièmement, j'exige les illustrations de toute urgence
(ps est-ce qu'Ewen peut m'apprendre à faire du roller parce que ça a l'air super facile avec elle)
Aspen_Virgo
Posté le 23/10/2023
Premièrement : on est deux, alors x)
Deuxièmement : c'est pas évident, mais je veux aussi connaître la fin MDR
Troisièmement : j'espère vite remettre la main sur ma tablette graphique, ça me brûle les doigts...

Et apparemment, Ewen sait tout faire sauf parler de ses émotions (oupsiiii)
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