Lorsque les grilles de Sisoa s’ouvrirent, il y avait déjà une foule qui était attroupée à l’extérieur. À travers les larges murs vitrés du réfectoire, Azaël et ses amis suivaient la progression de la masse. Haniel était assis avec eux et, tout comme les autres, il détaillait avec intérêt les visiteurs. Kim reconnut des scientifiques et des recruteurs sportifs. Édith, elle, repéra plusieurs directeurs de conservatoires. Le beau monde foulait la pelouse de Sisoa, à la recherche de talents qu’ils pourraient embrigader dans leurs écoles.
- J’ai entendu dire que plusieurs universités essaieraient de recruter Phineas Cixi, leur apprit Kim de sa voix robotique.
- En même temps, ce type a un charisme incroyable, soupira rêveusement Léo en piquant une fraise avec sa fourchette. Je le vois très bien se diriger vers des études politiques.
- Il pourrait même devenir présentateur télévisé ! s’exclama Édith, émoustillée par cette perspective.
- Ce n’est pas vraiment le genre de Phineas, marmonna Haniel.
Tous se tournèrent vers lui, curieux, mais leur nouvelle recrue refusa d’en dire plus.
Ce matin, Kim avait réuni toute leur petite bande en urgence afin qu’ils prennent une grande décision : intégraient-ils oui ou non Haniel à leur groupe ? La réponse avait été unanime. Azaël avait été très fier de d’ajouter son colocataire à leur conversation Chaussettes et Grenouilles sous le nom très original « Amorphe » ; jeu de mots dont il était assez fier.
C’était pourquoi, lorsque les cloches avaient sonné la pause déjeuner, les cinq amis étaient allés chercher Haniel dans sa salle de classe afin qu’ils se rendent tous ensemble au réfectoire. Le jeune homme avait été fort surpris de les voir soudain surgir devant son pupitre, mais il n’avait pas posé de questions et leur avait emboîté le pas. La main d’Édith s’était rapidement glissée dans la sienne, ce qui avait calmé les battements fous de son cœur. Et il avait souri.
Azaël avait imprimé le planning de la grande guerre. Il étala la feuille entre leurs plateaux pour que tous la consultent. Dans moins d’une heure, les premières allaient lancer l’offensive. Leurs spectacles et activités étaient disséminés à travers tout le campus, impossible de tout voir. Il fallait qu’ils choisissent ce qui leur tenait à cœur.
- Ma déléguée m’a conseillé d’aller voir le spectacle organisé au niveau du lac, indiqua Haniel. Il commence à quinze heures.
- Un show sur l’eau ? J’en suis ! déclara Édith.
Chacun choisit son activité. Azaël, lui, prit la décision de suivre Kim. Puisque tout le monde partait de son côté, ce serait sûrement pour lui l’occasion d’en apprendre plus sur cette énigme humaine et peut-être pourraient-ils enfin avancer sur leur enquête ! Avec tout ce qu’il s’était passé ces derniers jours, il avait dû mettre de côté ses devoirs d’exorciste, mais il était bien décidé à y remédier.
C’est pourquoi, en ce premier après-midi de grande guerre, il se retrouva face à un labyrinthe créé par des rangées de chaises empilées les unes sur les autres. Si, au départ, Azaël avait trouvé ça un peu ordinaire, il devait reconnaître qu’une fois dans le ventre du dédale, les entassements de fournitures créaient une atmosphère angoissante. Parfois, des toiles étaient tendues et des vidéos étaient projetées dessus : ici un cimetière mexicain où déambulaient des squelettes peinturlurés, là des sirènes se baignaient dans des eaux turquoise… Des hauts parleurs minutieusement cachés faisaient jaillir des fonds sonores, propres à chaque scène. Une corde rouge était tendue sur le sol pour guider les visiteurs dans leur déambulation.
Azaël était si fasciné par ses découvertes qu’il faillit perdre Kim au détour d’une allée. Il s’empressa de le rejoindre. Le jeune homme s’était arrêté face à une nouvelle toile où on apercevait un vaste champ doré. Personne ne s’arrêtait devant cette scène, si ce n’était lui. Derrière ses lunettes rondes, ses yeux habituellement si mornes semblaient briller d’excitation. Azaël se posta à ses côtés, intrigué.
- Tu demandes pourquoi je m’intéresse tant à ce paysage ? l’interrogea son camarade à travers son téléphone.
- Heu… Oui, un peu… avoua l’exorciste, mal à l’aise. C’est juste un champ…
- Tu as bien regardé les hautes herbes ?
Azaël se pencha en avant, les yeux plissés. C’est alors qu’il les aperçut : des lièvres à la tête couronnée de bois. Ils se faufilaient habilement entre les épis de blé, tellement rapidement qu’il était presque impossible de les apercevoir. Leur fourrure crème se fondait à merveille dans le champ.
- Qu’est-ce que c’est ? souffla Azaël.
- Des jackalopes, lui répondit son ami. Ce sont des créatures du folklore américain. Contrairement aux autres toiles où les élèves jouent des rôles devant une caméra, ici, c’est une scène montée de toute pièce.
- Montée ?
- Oui. Ça, mon cher, c’est de l’animation. De la très bonne animation.
Kim se lança dans une incroyable logorrhée sur le travail fastidieux des animateurs à laquelle, en toute honnêteté, Azaël ne comprit pas un traitre mot. Par contre, il venait d’apprendre quelque chose de formidable : leur espion en herbe avait une passion !
- Mais si tu aimes tant l’animation, pourquoi tu ne diriges pas vers une branche artistique ? lui demanda-t-il lorsque son interlocuteur s’interrompit enfin.
- Parce que je déteste dessiner.
Le visage du jeune homme se tordit en une grimace de dégoût. Il se détourna de la toile sans rien ajouter et poursuivit son chemin. Azaël lui emboîta le pas, surpris par sa réaction violente. Kim affichait généralement un visage d’une grande neutralité. Le voir éprouver des émotions était nouveau pour lui. Les possibilités qu’il soit possédé par le whisperer de Sisoa venaient d’augmenter. Il allait falloir que Haniel perfectionne le sort de perception afin qu’ils puissent procéder proprement à l’exorcisme.
Après un coude, les deux lycéens se retrouvèrent dans une allée où des fleurs artificielles sur pieds se balançaient mollement de droite à gauche. Leurs mouvements étaient parfaitement synchronisés, ce qui créaient des vagues hypnotiques. Kim s’engagea parmi elles sans leur accorder d’attention. Pourtant, au bout de quelques pas, il s’arrêta et se tourna vers Azaël.
- Mais puisque tu poses des questions, j’en ai aussi, Azaël Walker.
Le lycéen fit surgir un autre téléphone d’une des nombreuses poches de son pantalon et afficha la photo de l’exorciste sur l’écran.
- J’ai fait des recherches. Il n’existe aucun Azaël Walker qui était inscrit au lycée Marguerite de Flandre d’où tu prétends venir.
L’exorciste se figea. Il avait l’impression que le monde autour de lui tremblait, comme s’il était sur le point de s’effondrer. Sa respiration se bloqua dans sa poitrine. Que savait Kim ? Jusqu’où avait-il creusé ? La voix de Himi résonna dans sa tête. Elle lui avait bien dit qu’il n’appartiendrait jamais à Sisoa. Et pourtant, lui, il l’avait oublié !
Le regard de Kim le détailla de pieds en cap. Puis une sorte de rictus vint soulever la commissure de ses lèvres.
- Vu ta tête, j’ai touché une corde sensible. On dirait que tu es sur le point de me tuer.
Azaël se rendit alors compte qu’il s’apprêtait à dégainer son couteau. Il recula, abasourdi. Pour protéger sa couverture, il était capable de beaucoup, mais attaquer Kim ? Non, certainement pas ! Il fallait qu’il recouvre à son calme. Calme, calme… Son ami frappa soudain son épaule du plat de la paume à deux reprises, ce qui l’ancra de nouveau dans la réalité.
- Je joue juste avec toi, déclara le jeune homme via son téléphone. J’adore juste fouiller dans la vie des gens. Je suis très, très curieux. Mais on a tous des secrets.
Comme pour appuyer ses dires, il écarta le col de sa chemise d’uniforme pour lui désigner une cicatrice qui courait le long de sa gorge, juste en dessous de sa pomme d’Adam. Puis il se détourna sans un sourire et fit signe à l’exorciste de le suivre.
- La visite n’est pas terminée. Et j’aimerais beaucoup aller voir la séance de cinéma en hologramme qui se déroule dans l’amphithéâtre 13. On y va ?
Azaël lui obéit, le regard sombre. Finalement, que savait-il des personnes qu’il côtoyait jour après jour… ? Si peu de choses…
Il l’ignorait encore, mais le reste de la semaine allait lui donner entièrement raison.
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Les deux jours consacrés au travail des élèves de première se déroulèrent sans accrocs. Les chemises noires et les professeurs veillaient au grain que chacune des règles de sécurité soit appliquée à la lettre. Après-midi sur après-midi, des visiteurs envahissaient le campus. Parfois, il s’agissait de classes entières de collégiens qui venaient pour découvrir ce qui allait éventuellement être leur avenir. Partout, les serpentins volaient, les cerfs-volants se déployaient, la musique explosait ! Sisoa paraissait vivant comme jamais ! Un air de fête permanent régnait sur le lycée.
Azaël et ses amis prirent beaucoup de plaisir à découvrir tous les numéros mis en place par leurs aînés. Bien sûr, ils évitèrent avec soin tous ceux organisés par les camardes de Haniel. Ce ne fut pas une tâche bien difficile tant il y avait à découvrir. L’exorciste avait du mal à croire qu’en trois petites semaines, les lycéens avaient pu organiser tout cela. Il s’agissait d’un travail titanesque, d’une qualité remarquable. La réputation de Sisoa n’était pas usurpée !
Le mercredi en fin de journée, tous les élèves de première se réunirent pour un grand final : la projection d’un film sur leur travail, des préparatifs jusqu’aux deux derniers jours. Les spectateurs avaient ainsi la possibilité de découvrir les coulisses du festival. Tous les participants affichaient de grands sourires devant la caméra et l’entraide semblait être le maître mot. Azaël avait du mal à croire à leur jolie fable alors que lundi soir, il avait récupéré un colocataire couvert d’encre dans le bureau de l’infirmier de l’internat…
Le jeudi sonna le début des hostilités pour les terminales. Ceux-ci avaient décidé de faire les choses en grand. Tous les élèves de seconde furent convoqués afin de participer à une immense chasse au trésor à travers le campus. Des énigmes seraient disséminées dans l’entièreté de Sisoa. Il fallait que les lycéens explorent toutes installations pour espérer décrocher la récompense. La nature du trophée en question n’était pas dévoilée pour le moment.
Chaque classe avait un itinéraire différent, si bien qu’Édith et Azaël furent séparés du reste de leurs amis. Haniel, quant à lui, avait été embrigadé par Léo et Kim. Apparemment, leurs camarades n’avaient pas vu d’inconvénients à intégrer le sans-secteur parmi eux, ce qui avait rassuré l’exorciste.
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L’intégralité de la 2de 8 fut invitée à se rendre au réfectoire où les terminales avaient réaménagé l’espace. À travers la salle étaient éparpillées des petites scènes en forme de disque. Azaël reconnut celles qui provenaient de l’étage « Arts de la scène ». Il voulut faire part de sa découverte à Édith, mais son amie avait mystérieusement disparu. Où pouvait-elle être bien passée, celle-là ?
Un élève claqua dans ses mains pour attirer l’attention de tous sur lui. Il s’agissait de Phineas Cixi en personne, avec son sourire de miel et d’orties. Il écarta les bras avant de clamer avec emphase :
- Chers élèves de secondes, comme vous le savez tous, je ne participe pas à la guerre des secteurs. Cependant, il s’agit ici de la première représentation de mes camarades de classe. Je vous demanderai donc à tous d’ignorer ma présence et d’être très attentifs à leur spectacle !
« Si c’était pour sortir une évidence pareille, il aurait certainement mieux fait de se taire », songea Azaël en retenant un soupir contrarié. Il voulut s’éloigner pour chercher Édith, mais le regard du roi des chemises noires le cloua sur place. Phineas se posta à ses côtés et plaça un bras sur ses épaules.
- Cette remarque vaut aussi pour toi, Walker, souligna-t-il d’un ton malicieux. Tu ne voudrais pas rater les festivités, n’est-ce pas ?
Alors qu’il achevait sa phrase, des notes de guitare s’élevèrent dans les airs. Le sourire de Phineas s’évanouit soudainement alors que les élèves de terminales échangeaient des regards interrogateurs. La musique ne provenait pas du réfectoire, mais de l’extérieur !
- Bonjour, Sisoa !
Azaël sentit son estomac tressauter. Cette voix… ! C’était celle de Haniel ! Pourquoi ses paroles semblaient être diffusées dans l’entièreté du lycée ? Les secondes et les terminales autour de lui semblaient tout aussi confus que lui. C’est alors qu’une rumeur leur parvint. À travers les murs vitrés, ils s’aperçurent que la foule se déplaçait. Tous semblaient pointer quelque chose du doigt dans les airs. Sans attendre, l’exorciste s’élança dehors pour suivre le mouvement. Lorsqu’il redressa la tête, ce qu’il vit lui coupa le souffle. Sur la tour principale de Sisoa, les fresques avaient été remplacées par une projection. Hauts de leurs deux mètres, Haniel et Édith faisaient face à la foule, guitare à la main pour l’un, courbée sur un clavier électrique pour l’autre. Tous deux étaient habillés de violet, comme les serveurs du bar Malice Goupil. Impossible de savoir où ils se trouvaient : ils étaient encerclés de toiles peintes gigantesques qui représentaient une vaste étendue d’eau sous un ciel d’orage.
Le lycéen hanté était planté derrière un micro sur pied et un sourire timide étirait ses lèvres. Il jeta un regard en coin à Édith qui l’encouragea en plaquant un accord sur son piano. Haniel se tourna alors de nouveau vers la caméra :
- Avant que les terminales ne se lancent dans leurs spectacles, il reste la représentation des sans-secteurs. Vous voulez connaître la vérité sur Sisoa ? Je vais vous la donner !
Édith activa un bouton sur son clavier et un enregistrement de batterie s’éleva pour se mêler à la guitare. Haniel prit alors une grande inspiration :
- Once upon a time, there was a gullible lamb…
Azaël n’avait jamais entendu son colocataire chanter. Sa voix grave, légèrement éraillée, lui fit l’effet d’un coup dans l’estomac. Les yeux de Haniel étaient à moitié clos, comme si le monde entier avait disparu. Il extirpait de sa poitrine des années de souffrance ; il vomissait tout sur le sol. Sa peur. Sa colère. Son impuissance. Il enchaînait les phrases en anglais et en français sans hésiter une seule fois. C’était l’histoire d’un garçon, un petit garçon, qui grandissait en haïssant le monde. Il appelait à l’aide, encore et encore, mais tous se détournaient de lui. La chanson était douce, le rythme presque indolent, mais les paroles d’une dureté sans nom…
- Je me dépèce devant vous, my hungry dogs… Car les insectes dans ma tête ont enfin tu leurs complaintes.
Lorsqu’il fit mourir sa voix, ce fut pour laisser Édith s’exprimer à travers son piano. Elle se lança dans un solo complexe et endiablé. Azaël avait envie de pleurer. Il ne comprenait pas la démarche de son colocataire. Il ignorait aussi pourquoi il avait été tenu à l’écart du secret de cette représentation clandestine. Mais il savait qu’il assistait à une mue. Sous ses yeux stupéfaits, Haniel se métamorphosait. Ses traits s’apaisaient à mesure que ses paroles s’écoulaient, ses épaules se redressaient. L’exorciste sentit ses lèvres s’étirer pour former un sourire. Le courage de son colocataire lui gonflait la poitrine.
C’est alors qu’il remarqua une présence à ses côtés. Phineas fixait l’écran avec rage.
- Il faut toujours qu’il me rajoute du travail, ce foutu grain de sable, jura-t-il entre ses mâchoires serrées.
S’apercevant que l’exorciste le fixait, l’élève de terminale l’incendia du regard avant de tourner les talons et fendre la foule. Sans réfléchir, Azaël prit la décision de le suivre. Il se souvenait parfaitement des menaces que le roi des chemises noires avait proféré à l’encontre de Haniel. Allait-il se rendre dans le bureau du proviseur pour le faire expulser ? Il devait l’en empêcher !
- Oh, just a hand, I just wanted a hand ! And I found you.
Dans son dos, Haniel avait repris sa chanson, sur un rythme plus entraînant ce coup-ci. Mais Azaël n’y prêtait plus attention. Il pénétra dans la tour principale à la suite de Phineas. Très vite, il le perdit de vue. Où était-il passé ? Il y avait tellement de monde, ici ! Le jeune homme se coula dans la foule, jouant des épaules pour se frayer un chemin. C’est alors qu’il l’aperçut enfin : Phineas se dirigeait vers les étages supérieurs au pas de course. Il cria son nom, espérant le faire ralentir, mais le terminale l’ignora superbement. L’exorciste se lança à l’assaut des marches.
- Phineas, attends ! tenta-t-il de nouveau alors qu’ils atteignaient le premier étage.
- Je n’ai pas de temps à perdre avec toi, Walker ! lui rétorqua sèchement son interlocuteur sans lui accorder un regard.
- Écoute-moi au moins !
Le roi des chemises noires accéléra le pas pour tenter de le semer. Sauf qu’Azaël était bien plus athlétique que lui. Il parvint à sa hauteur aux alentours du troisième étage. Il referma sa main sur son poignet pour l’obliger à lui faire face.
- Haniel ne mérite pas d’être renvoyé !
- Je le sais parfaitement ! s’emporta Phineas, le rouge aux joues.
- Tu… !
Azaël s’interrompit. Comment ça ? Le terminale se dégagea sèchement, ignorant la mine confuse du jeune homme et reprit son chemin. Lorsque l’exorciste voulut l’arrêter de nouveau, il fut devancé par une voix masculine :
- Cixi !
Le priviseur du lycée venait de surgir dans leur champ de vision. Il affichait une mine contrariée. Phineas fit signe à Azaël de garder le silence et s’avança à la hauteur du nouvel arrivant. Ce dernier croisa ses bras sur son torse.
- Je pensais que tu avais les choses sous contrôle, Cixi. Ce sans-secteur ne devait pas causer de troubles jusqu’à la fin de l’année !
- Je vous en prie, monsieur, l’interrompit Phineas d’une voix humble qu’Azaël ne lui avait jamais connu. Haniel Amorth ne fait qu’apporter sa contribution à la grande guerre, comme se doit de le faire chaque élève de Sisoa.
- Encore à lui trouver des excuses ? soupira Dolos, un air désolé peint sur le visage. Quand cesseras-tu de perdre ton temps avec cet élève ?
- Je crois en son potentiel, monsieur.
Azaël assistait à cet échange, médusé. Dans son esprit, de nouvelles pièces de puzzle s’assemblaient. Phineas n’avait jamais cherché à faire renvoyer Haniel. Au contraire, il le protégeait… Mais pourquoi ?
L’attention du proviseur se porta soudain sur lui. De nouveau, l’exorciste fut traversé par une vague de frissons. Bon sang, le regard de cet homme lui donnait vraiment froid dans le dos…
- Et lui ? Il vient aussi plaider la cause du sans-secteur ?
- Non, répondit rapidement Phineas. Il convoite le poste de président du conseil des élèves alors il m’observe, voilà tout.
Azaël aurait voulu protester, mais le roi des chemises noires l’en dissuada d’une œillade mauvaise. Aussi décida-t-il d’acquiescer sans un mot. Dolos fit glisser son regard sur lui puis se détourna pour s’adresser de nouveau à Phineas :
- Nous discuterons du cas du sans-secteur au calme dans mon bureau après la fin de la guerre. Pour l’instant, j’ai trop à faire.
- Bien sûr, monsieur !
Phineas saisit Azaël par le col afin qu’il s’écarte de la route du proviseur. Ce dernier leur décocha un regard peu avenant avant de s’éloigner rapidement. Il n’avait plus du tout l’attitude affable qu’il avait présentée sur scène ! On aurait dit un tout autre personnage… Lorsque le son de ses pas mourut, le terminale poussa un long et bruyant soupir de soulagement. Il porta une main à sa poitrine.
- Bon sang, cet homme est vraiment terrifiant, chuchota-t-il.
Azaël n’osait prendre la parole, encore remué par l’échange irréel auquel il venait d’assister. Phineas sembla soudain se reprendre. Il se redressa rapidement, le visage empreint de colère.
- Toi ! gronda-t-il en plantant un doigt accusateur dans le torse de l’exorciste. Tu aurais pu tout faire rater !
- J’ai cru que tu allais faire renvoyer Haniel, je ne pouvais pas rester sans rien faire ! se défendit l’exorciste.
Phineas roula des yeux dans un geste d’exaspération, comme si son interlocuteur venait de proférer une effroyable bêtise.
- Jamais je ne pourrai faire ça, grommela-t-il.
- Pourtant, c’est ce que tu lui fais croire !
- Pour qu’il se tienne tranquille ! Si je lui disais la vérité, il m’interdirait de parler en son nom ! Il n’a jamais aimé que je le prenne en pitié…
Azaël se retint de souligner que cette logique lui semblait particulièrement tordue. Décidemment, quelle pouvait bien être la relation entre Phineas et son colocataire… ? Le terminale ne semblait pas disposé à éclairer davantage sa lanterne. Ses doigts s’étaient enroulés autour de son médaillon. Il prit une grande inspiration afin de recouvrir à son calme.
- Ne t’avise surtout pas d’en parler à Haniel, Walker. Cette conversation doit rester entre toi et moi.
- Tu sais, je ne pense pas qu’il serait fâché de savoir que tu fais tout pour le défendre…
- Non, tu n’en sais rien. Que sais-tu de lui, après tout ? Tu n’étais même pas au courant de sa petite représentation secrète. Ouvre les yeux, Walker… Tu es un inconnu.
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Édith poussa la porte de l’étage de l’internat des premières et vérifia d’un coup d’œil que personne n’était présent dans le couloir. Puis elle fit signe à ses partenaires de crime de la suivre. Haniel, Kim et Léo se faufilèrent à leurs tours. Ils riaient sous cape, incapables de contenir l’euphorie qui manquait de rompre leur cage thoracique. Ils coururent le plus discrètement possible, malgré les instruments, les toiles roulées et les caméras. Heureusement, ils parvinrent sans encombre jusqu’à la chambre de Haniel dans laquelle ils s’enfermèrent. Là, ils se laissèrent glisser sur le sol et leur rire éclata dans les airs. Un feu d’artifice de soulagement, de joie et d’incrédulité. Ils avaient osé ! Ils étaient intervenus pendant la grande guerre et avaient réussi à s’exprimer ! Ils avaient eux-mêmes du mal à le croire… Quel moment magique !
- J’aurais tellement aimé voir leurs têtes ! s’exclama Léo.
Haniel serrait sa guitare contre lui, abasourdi. Il avait réussi… Il avait réussi ! Cette chanson n’était nullement destinée à Sisoa ou à ceux qui lui avaient maintenu la tête sous l’eau toutes ces années. Elle était pour lui-même et ses alliés. Pour Azaël, qui l’avait arraché des ombres. Et pour son foutu fantôme. Il enferma son pochon dans le creux de son poing.
- Tu as vu, whisperer ? chuchota-t-il. Plus jamais, jamais je ne te laisserai mettre en pièces mon existence…
- Haniel, je t’envoie la vidéo, lui apprit Kim tout en pianotant sur son ordi portable.
- Merci !
Il reçut rapidement le fichier qu’il ouvrit. Il se découvrit derrière le micro, en train d’exposer son âme aux yeux du monde. Un frisson le parcourut. Cette sensation était tellement grisante, il voulait la garder en mémoire pour le reste de sa vie. Le lycéen chercha dans son téléphone le contact de sa petite sœur afin de lui transférer le fichier au plus vite. Il l’avait, sa preuve. Il avait changé, il n’était plus seul et sans défense face au monde. Il avait hâte de savoir ce que Milagro allait en penser.
- Oh, les réactions de dingue !
Léo invita tout le monde à se regrouper autour de lui. Il était en train de consulter le groupe Facebook du lycée. Kim avait uploadé la vidéo de leur concert surprise quelques secondes auparavant seulement et, déjà, les commentaires pleuvaient. Léo en sélectionna quelques-uns au hasard pour les lire à voix haute :
- « Une belle leçon d’humilité de la part du sans-secteur, bravo à lui pour son audace. » Oh, attends, celui-ci est pas mal aussi : « Je pense que je suis amoureuse ! », quel tombeur, notre oisillon !
Édith rit de bon cœur et asséna une solide claque à Haniel. Ce dernier esquissa une grimace, peu enthousiaste à l’idée de gagner soudain en popularité.
La porte de la chambre s’ouvrit et tous se raidirent. Un soupir général de soulagement dégonfla les poitrines lorsqu’Azaël apparut dans leur champ de vision. L’exorciste eut l’air surpris de tous les trouver ici. Puis un sourire vint fendre son visage. Il traversa la pièce sans accorder un regard à ses amis et se planta devant son colocataire.
- Sacrée chanson, déclara-t-il.
- Elle t’a plu ?
- Oui… Elle était incroyable.
Il tendit sa main et Haniel claqua sa paume contre la sienne, ravi. Puis l’expression d’Azaël s’assombrit.
- Il faut qu’on parle. On a du travail.
Ses mots jetèrent une chape de glace sur les épaules du lycéen hanté. Le spectacle était terminé.
Il était temps de reprendre la chasse.
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Le Roi Léo : On s’est fait chasser comme des poux !
Kim Possible : De quel travail parlaient-ils… ?
Édith Piaf : J’avoue que ça m’intrigue aussi…
Kim Possible : Pourtant, c’est toi qui nous as empêché d’espionner !
Le Roi Léo : Autre chose, les gars… Quelqu’un sait où est encore passée Morgane ?