Gaïl inspira profondément, expira en vérifiant une dernière fois que son harnais était bien fixé, puis se mis à courir, cherchant la prise au vent. Son itinéraire avait été soigneusement calculé et validé le matin même, en fonction des courant aériens, du temps qu’il faisait à l’extérieur de la ville-grotte et des itinéraires circulables pour les bulles et transports privés. Lorsqu’il avait reçu son sceau de validation, son cœur avait dansé dans sa poitrine : c’était la première fois que l’archi-maître acceptait l’un de ses calcules, ce qui voulait dire qu’il allait pouvoir effectuer sa première tournée !C’est d’un pas sautillant qu’il était allé récupérer sa besace de courrier, encouragé par un immense sourire de la part de la Maîtresse-Postière, qui savait – comme toute l’académie – combien Gaïl Eowind était bon en vol mais nul en mathématiques avancés.
Arrivé sur les pistes de départ, il avait pour la première fois déplié l’une des longues ailes bleues, celles des postiers officiels, les mains tremblantes d’excitation. Les contrôles comme le harnachement s’était fait tout seul, tant il état habitué aux gestes, et, après une ultime vérification, il s’était élancé, quittant la grotte académique avec un hurlement de pure joie, allant même jusqu’à faire un looping totalement inutile – et dangereux pour son courrier – avant de s’appliquer à capter le vent qu’il avait repéré le matin même.
La circulation d’air dans Torii se faisait de manière circulaire, le vent s’engouffrant par l’entrée immense de la ville-grotte pour se ruer comme un animal le long de ses parois et finalement ressortir par là où il était entré. C’était un art noble, et compliqué, que de savoir voler sur ces courants sans se faire renverser, ni percuter un autre transport aériens. Et plus difficile encore était la discipline de prévoir un itinéraire postale qui permettait à la fois d’être efficace dans ses livraisons, de profiter pleinement des courants pour livrer de haut en bas, et de savoir où se poser pour pouvoir relancer stratégiquement son aile.
Les cadets passaient de nombreuses heures en salle de mathématique avant d’avoir le droit de voler pour livrer.
Dirigeant facilement son aile dans le bon flux d’air, Gaïl plana un instant avant de viser son premier toit et d’attérir en douceur sur son faît. Plat, exposé aux vents mais pas suffisamment pour lui arracher son aile, le lieu était idéal pour atteindre le réseau de poste pneumatique qui courrait dans cette partie huppée de la ville. Repliant son aile volante dans son dos, le jeune homme traversa le toit pour atteindre une petite cabine dont il déverrouilla la porte avec une clef-morphe. Ces dernières, spécialement enchantées par l’une des rares Sculptrice encore en vie, permettait d’ouvrir n’importe quelle serrure appartenant au réseau postier et avaient tendance à se briser si elles étaient utilisée par quelqu’un extérieur à l’académie. Les minuscules démons (ou yôkaï comme on les nommaient dans la Langue Haute) qui les habitaient jaillissaient alors des éclats et avaient la fâcheuse tendance à vous labourer le visage pour se venger de leurs captivité…
Soigneux, le cadet prit un peu sur son temps de vol pour sélectionner les paquets à déposer dans le conduits avant de les confier aux soins des créatures aériennes piégées dans le réseau. Ce dernier était un cadeau de la famille Sawada, représentante de l’empereur du Japon sur Torii et la face japonaise, au peuple (riche) de la ville. Ingénieux et alimenté en partie par la magie de leur domaine qui piégeait le vent extérieur et les esprits des airs dans les tuyaux, il permettait l’envoi et la distribution rapide de nombreux colis au travers de la zone supérieure de la ville.
Sa tâche achevée, Gaïl déploya de nouveau son aile et, après avoir verrouillé la trappe, courut s’élancer du bord du toit. Aussitôt, une bourrasque s’empara de son aile pour le propulser vers les hauteurs de la grotte, l’obligeant a négocier quelques virages serrés autour d’énormes stalactites avant de planer plus calmement vers la ville. Son itinéraire comportait plusieurs arrêts et s’achevait par une sortie en extérieur pour livrer deux colis sur les domaines situés en haut de la falaise dans laquelle se nichait la ville-grotte. S’il arrivait à tenir le rythme, il pourrait même apercevoir le début du coucher du soleil en repartant de sa dernière livraison…
Inclinant son aile, il négocia un atterrissage par très élégants mais réussi sur un nouveau toit, où un vieille homme l’attendait, prévenu de son arrivée par l’éclat bleu de la pièce accrochée sur le toit. Presque tous les toits plats de la ville en possédait une. Grande comme une main, polie et lustrée, elle se mettait automatiquement à briller lorsque le toit était choisi pour un itinéraire. L’habitant ou l’habitante chargé de sa surveillance montait alors attendre le livreur pour récupérer les lettres et se voyait confier la lourde tâche de finir de les faire parvenir à leurs destinataires – qui en général habitaient tout près.
Comme le voulait la coutume, un verre de Sraï chaud et épicé attendait le postier qui le vol avait frigorifié. La boisson, d’un ambre profond, redonna un coup de fouet à ses membres crispés par le vol et lui tira un sourire de joie pure : c’était son premier Sraï de postier… tout de suite, ce dernier était une autre saveur.
- Premier vol ?
Le sourire du jeune homme s’élargit.
- Ça se voit tant que ça ?
L’homme eut un petit rire.
- En général, il n’y a que les nouveaux qui sourient comme ça. Tu es loin dans ta tournée ?
- Au début seulement. Je dois encore servir plusieurs toits sur ce niveau, puis descendre dans la zone du marcher et de la ville basse.
L’autre le regarda, impressionné : il était rare qu’un nouveau s’aventure aussi bas dans la ville, où l’air était le plus souvent aussi lourd qu’immobile.
- Tu vas pouvoir redécoller de là-bas ?
- Oui. Une tempête se prépare. Lorsque j’y serai, le vent sera suffisamment fort pour me soulever.
- Bonne chance dans ce cas. Que les Néants veillent sur ton vol !
Gaïl le remercia, lui rendit sa tasse de Sraï et couru de nouveau jusqu’au bord du toit pour s’élancer. Comme nombre de ses compatriotes Torriien, il ne possédait pas de magie propre, ce qui faisait qu’il priait et jurait la plupart du temps sur les Néants, seuls êtres de la Plateforme qui annulaient la magie et étaient donc obligés de se reposer sur la technologie pour vivre. Il savait que le système des ailes volantes était de leur fait, tout comme le réseau postal non magique et nombre d’autres choses, comme les bulles de transport, l’eau courante dans les quartiers populaires, les Portes permettant de voyager de Faces en Faces et parfois de Mondes en Mondes, mais aussi les cages de faraday permettant de piéger les onibi, les feu-follets qui offraient leur lumière à tout le monde en ville, et bien d’autres merveilles.
Adroit, il s’acquitta de ses autres livraisons sans encombre, recevant à chaque fois une tasse de Sraï ou une brioche chaude, mais aussi une envie pressante de soulager sa vessie, ce qui fit beaucoup rire la dernière femme a qui il remis ses lettres. Gentille, elle lui permis d’utiliser les toilettes communes de l’immeuble avant de le faire repartir plus lourd de trois lüsse juteuses dont elle cultivait les plants sur une partie du toit.
Se servant des courants aériens de plus en plus faibles, qui annonçaient la mi-journée, il alla se poser dans une zone dégagées près du marché, tout près d’un des rares relais de poste de la ville. Malgré son uniforme et la relative immunité que ce dernier lui prodiguait, il savait qu’il valait mieux laisser son aile à l’abri dans le relais le temps d’aller porter ses colis : plusieurs de ses collègues lui avaient dit avoir eu la toile lacérée dans la cohue du marcher, que ça soit par malveillance ou par accident.
C’était d’ailleurs ce qui avait permis la création du relais à cet endroit là.
Après un salut au responsable de poste et la signature d’un bon de garde, il s’enfonça dans l’agitation de la ceinture marchande. Cette dernière coupait littéralement la ville en deux, s’étirant sur toute la longue de la grotte, séparant la Ville Haute, noble et bourgeoise, de la ville basse, populaire, voire carrément misérable lorsqu’on arrivait au raz de l’eau, près des bidonvilles aquatiques.
Cette zone de mélange était le petit miracle de Torii… tout au long de la ceinture, les gens se mêlaient sans se soucier de caste, de statut social ou de race, et on pouvait tout aussi bien rencontrer un Huitième Peuple, fin et gracile, aux ailes protégées des regards et des coups par d’épaisses coques colorées, qu’un mage de fer au visage sévère et bleu-gris, le corps entière percé d’épais blocs de métal, ou encore un habitant du quatrième monde, reconnaissable de loin par son air un peu condescendant, sa peau dorée, et sa mise alliant tunique, bijoux, cheveux longs et tempes rasées.
On voyait aussi de nombreux hybrides, à la peau allant du brun sombre à l’ambre léger, des étudiants en goguette, leur statut magique clairement visible à la couleur de leurs uniformes (rouge pour le feu, bleu pour l’eau, blanc pour l’air, noir pour le néant, très rarement verts, tant les terres étaient haïs par le reste de la Plateforme), de nobles marchands en kimono coûteux qui côtoyaient des stands plus misérables, comme ce marchand de soie idéalement placé entre une apothicaire brune spécialisée dans les maladies féminines et familiales et un marchand de chaussures. Plus loin, on tombait sur des artistes de rues, des pickpockets, des moines Thaos, reconnaissables à leurs tenues ocres, venus professer la supériorité de l’humain sur la créature magique, quelques nordistes égarés avec leurs tenues abondamment brodées, et même quelques Changeurs des faces russes, dont la démarche animale faisait s’écarter les gens sur leur passage.
Essayant de ne pas se laisser distraire, le jeune homme se pressa entre les étales pour aller porter ses lettres et deux colis, achevant sa tournée par une brève incursion dans la ville basse jusqu’à un petit dispensaire. Si nombre des habitants de Torii connaissaient les Vrais Mots pour déclencher la plupart des installations magiques de la ville (l’eau courante, la chaleur rayonnante des murs, le mot permettant aux flammes de s’emparer du bois dans la cheminée) bien peu étaient capable de maîtriser les mots nécessaires pour guérir. Ce qui faisait que les Néants avaient rendus les dispensaires obligatoires dans toutes les villes à hauteur de un pour dix milles habitants. Celui auquel il devait livrer des herbes et des médicaments était dans un état déplorable, bondés de gens, mais dégageait étrangement une ambiance pleine de douceur. Un jeune homme à la peau ambrée, aux cheveux blonds-roux étonnants et portant un bébé dans son dos l’accueillit avec une tasse de Sraï et un sourire. Après quelques banalités, le jeune poster fut autorisé à se reposer un peu dans le minuscule patio du dispensaire avant de devoir repartir retrouver son aile : les courants du soirs n’allaient pas tarder.
Ce fut à ce moment là qu’il réalisa que, tout à l’excitation de sa première tournée, il avait totalement oublié de manger. Dévorants les lüsses à bonnes dents, il s’empressa de remonter vers le relais pour ne pas louper le début de l’orage, et se retrouva bientôt à s’élever dans les airs, accompagné de nombreuses autres ailes bleues : d’autres collègues, qui eux aussi profitaient du vent venu de la mer pour accomplir leur ultime tournée de la journée.
Il ne pu s’empêcher de sourire.
Le spectacle était magnifique…
S’extirpant de la masse, il orienta son vol en direction de l’extérieur, se retrouvant bientôt à raser les vagues à pleine vitesse avant de se faire brusquement propulser dans les airs par un courant contraire, se retrouvant alors à planer haut au-dessus de l’île principale de la Face japonaise. Au loin, il pouvait apercevoir la Tour scintillante des Néants, positionnée au-dessus de l’océan, et en dessous de lui, les Domaines verdoyant de la famille Sawada et de l’Antre des Roses. Comme à chaque fois, la vue lui coupa le souffle et il se surpris à sourire.
Son métier était décidément le plus beau des mondes...