Suivant les consignes précises d’Estelle Neffrey, Amalia avait pris de nombreuses notes au sujet des innombrables œuvres d’art que contenait le palais royal. Elle avait également discuté de manière subtile avec Eugénie afin de connaître l’emploi du temps du prince Joachim. Puis, Ionela et Mirela, les deux servantes roumaines qui assuraient le service du petit déjeuner à la famille royale, avaient également pu lui transmettre des renseignements précieux concernant l’héritier de San Gavino car elles étaient à son service depuis deux ans. Formées dans une prestigieuse école de Londres, elles avaient rejoint l’équipe des collaborateurs du prince Joachim quelques jours seulement après son arrivée dans la capitale britannique.
Elles avaient réussi à éviter le renvoi grâce à leur excellente mémoire et à leur capacité à répondre aux moindres caprices de leur employeur.
Amalia ne comprenait pas comment elles pouvaient continuer à travailler pour un homme aussi capricieux et excentrique : en deux jours à peine, les deux roumaines avaient dressé une liste impressionnante de toutes les demandes extravagantes et incongrues du prince Joachim. La jeune femme ressentait à présent un peu moins de culpabilité par rapport à la mission que lui avait confiée Estelle Neffrey.
Ainsi Amalia n’avait pas pu cacher sa colère en apprenant que l’héritier de San Gavino n’avait pas hésité à renvoyer une domestique chargée de la décoration de son appartement londonien car elle avait remplacé un bouquet de roses presque fanées posé sur une table de la salle à manger par du lilas beaucoup trop odorant selon le prince Joachim.
Et quand Ionela, avec une moue dégoûtée, lui avait expliqué que l’une des employées de la cuisine avait été virée simplement pour s’être trompée dans le service à utiliser pour les repas, Amalia sentit un autre pan de sa culpabilité voler en éclats.
Le prince Joachim était sans doute l’homme le plus capricieux, le plus excentrique le plus hautain et le plus odieux de tous les hommes qu’elle avait pu rencontrer jusqu’à présent. Son ancien professeur d’Infographie, qu’elle avait détesté durant toutes ses études, était un ange à côté d’un tel connard.
Cependant, c’est un peu nerveuse qu’elle sortit du palais royal afin de rejoindre le restaurant situé près du port où l’attendait Estelle Neffrey.
Cette dernière lui demanda comment s’était passés ses premiers jours et Amalia n’osa pas lui cacher ses altercations avec le prince Joachim.
Lorsque la chroniqueuse lui demanda ce qu’elle pensait de lui, la jeune femme répondit spontanément :
- C’est l’homme le plus abject qui soit. Il n’a absolument aucun respect pour son personnel et il ne semble pas du tout réaliser que son comportement est…est…
Je n’ai même pas de mots assez forts.
- C’est ce que je voulais t’entendre dire. Tu remarqueras que je n’ai pas exagéré lorsque je parlais de lui Amalia.
- En effet. Mais…je…j’aimerai que nous revoyions les termes du contrat.
- Je regrette Amalia, je pensais avoir été très claire à ce sujet avant ton arrivée ici.
- Je ne peux pas faire ça. Le prince héritier est peut-être un enfoiré de première, utiliser des photos volées pour ensuite déformer la réalité c’est…
- C’est mon job et le tien également je te rappelle. Et ce connard l’a bien cherché. Tu sais parfaitement que tu n’as pas les moyens de payer les indemnités de rupture donc...nous allons aborder ton planning des deux semaines à venir. Et je double le montant de ta rémunération si tu peux nous fournir des clichés compromettants.
Amalia observa Estelle Neffrey avec dégoût : elle savait qu’elle n’avait pas le choix mais elle tenta une nouvelle fois de négocier une modification de contrat.
Cela eut le don d’énerver la journaliste qui se mit à proférer des menaces à l’encontre de la jeune femme.
Amalia se recroquevilla sur la chaise sur laquelle elle était assise puis d’une toute petite voix elle s’entendit rassurer Estelle Neffrey et lui promettre les fameux clichés.
Lorsqu’elle rentra au palais deux heures plus tard, Amalia était au bord des larmes : il n’était plus question d’indemnités de rupture car, si elle ne faisait pas le job pour lequel elle avait signé un contrat, Estelle Neffrey lui avait promis qu’elle s’arrangerait pour que tout le monde sache qu’elle mentait sur les raisons de sa présence à San Gavino.
La journaliste lui avait clairement fait comprendre qu’elle n’avait aucune preuve pour l’incriminer et qu’elle ferait en sorte que toutes les pistes mènent à la jeune femme. Et Amalia savait pertinemment qu’elle serait incapable de se défendre.
De plus, la faillite de l’agence immobilière qui avait été précipitée par l’avis de cessation de bail demandé par le prince Joachim constituait un mobile suffisamment fort pour souhaiter se venger de lui.
Lorsqu’elle se retrouva face au palais royal, elle repensa alors à l’attitude abjecte de Joachim de Bourbon-Conti et elle finit par balayer de son esprit ses craintes et ses états d’âme. Après tout, le prince ne se posait aucune question à son sujet, pourquoi devrait-elle faire des efforts et essayer de protéger un homme comme lui ? Il ne méritait aucune compassion de sa part, aucune.
Le visage fermé de la jeune femme attira l’attention de Michele Sapiento lorsque cette dernière franchit les grilles du palais. Le vigile, qui avait été mis au courant par Eugénie des problèmes de santé d’Amalia, se précipita vers elle d’un air inquiet :
- Amalia ? tout va bien ?
- Oh…oui. Oui, merci Michele. Je suis…je me sens un peu fatiguée en ce moment.
- Tu as passé tes deux dernières journées enfermée dans la bibliothèque de huit heures du matin à dix-neuf heures, ce n’est pas étonnant. Tu devrais t’accorder quelques pauses. Le parc du palais est vaste, une petite promenade de temps en temps te permettra d’oxygéner ton cerveau.
- C’est vrai. Et puis, j’ai de nombreuses photos à prendre à l’extérieur. Oh, à ce sujet, vous pourriez peut-être m’aider. Les statues autour de la grande fontaine au milieu du parc, elles représentent des animaux de la mythologie grecque n’est-ce pas ?
- En effet. Et je te félicite. Peu de gens savent ce qu’elles symbolisent.
- Il se trouve que j’ai toujours été passionnée par l’histoire de la Grèce et…je me demandais, pourquoi ces statues ? La famille royale de San Gavino a des origines italiennes, espagnoles et autrichiennes. Pas grecques. Mais je me trompe peut-être ?
- Non tu as raison. Mais je regrette, je suis bien incapable de te dire pourquoi ce choix. Il se dit que ces statues ont été réalisées par Michel-Ange lui-même mais ce ne sont que des rumeurs. Je ne pense pas que l’un des souverains de San Gavino ait eu le temps de lire l’ensemble des ouvrages que contient la bibliothèque mais il existe peut-être un livre qui le prouve.
- Alors je vais le chercher. Ces statues sont véritablement impressionnantes de réalisme.
Amalia se dirigea ensuite vers l’aile réservée aux membres du personnel et elle s’écroula sur son lit, épuisée psychologiquement. Grâce à sa passion pour l’art et la lecture, elle arrivait pour le moment à faire illusion mais elle savait qu’elle ne pourrait jamais tenir le coup une année complète. Ou six mois comme semblait l’avoir décidé le prince Joachim.
Estelle Neffrey n’allait pas être contente lorsqu’elle l’apprendrait.
Pendant ce temps, un homme vêtu d’un costume sombre et de lunettes noires buvait tranquillement un café à une terrasse d’une brasserie chic de Castello di Gavino. De l’endroit où il se trouvait il avait une vue imprenable sur le palais royal qu’il l’observa un instant avec un sourire moqueur. Puis il ne cessa de regarder sa montre Cartier en tapotant nerveusement du pied pendant plus de dix minutes. Enfin, il reçut l’appel qu’il attendait tant.
- J’ai cru que vous n’appelleriez jamais !
- Je suis très occupé pour le moment.
- Nous l’avons retrouvée.
- Oh ! Et…
- Il n’y a aucun doute. Elle semble inoffensive mais nous gardons un œil sur elle. Ce qui m’amène à vous.
- Je ne comprends pas ?
- Je viens de vous transmettre une photo. Je veux un rapport complet dans cinq jours à son sujet.
L’homme entendit son interlocuteur étouffer un cri :
- Quel est le lien avec…
- Vous n’avez pas à savoir.
- Mais pourquoi le patron s’intéresse-t-il à…
- Taisez-vous ! Nous devons impérativement savoir si cela risque de contrecarrer nos plans.
- Je crois que vous faites fausse route.
- Le patron ne veut prendre aucun risque surtout après cinq ans de travail acharné. Et…il n’aime pas les coïncidences.
- Bien, vous aurez votre rapport.
- Vous n’oubliez pas également votre mission première ? Le rendez-vous de cette semaine est très important.
- J’en suis bien conscient.
Lorsqu’il raccrocha, l’homme laissa son regard traîner sur le palais royal.
Les Bourbon-Conti de San Gavino…sans doute l’une des familles les plus déplaisantes qui soit. Ils ne se refusaient rien alors que le peuple souffrait de la crise économique depuis dix ans déjà.
Les séjours newyorkais et londonien du prince héritier avaient mis à mal les finances de l’Etat et de nouvelles taxes avaient fait leur apparition.
Pourtant, San Gavino attirait les plus riches familles du globe grâce à une fiscalité avantageuse. Le tourisme de luxe y était très développé et malgré cela, une partie de la population peinait à joindre les deux bouts.
Mais tout cela allait bientôt changer et si le plan fonctionnait correctement, San Gavino deviendrait prochainement une république et les Bourbon-Conti seraient obligés de déménager.
L’homme songea à celui qui avait la délicate mission de centraliser toutes les informations : il travaillait pour le patron depuis plus de vingt ans et était d’une loyauté à toute épreuve. Il avait réussi une incroyable intégration et jamais personne n’avait soupçonné quoi que ce soit.
Le choix était somme toute logique.
Mais l’homme, qui était l’un des bras droits attitré du chef depuis douze ans, avait senti que quelque chose clochait : d’abord ces coïncidences, et ensuite, la manière dont la taupe avait réagi.
Son instinct ne l’avait jamais trahi et en ce moment même il lui criait que cette mission était peut-être trop risquée, que le poisson était beaucoup trop gros et que l’équation qui devait être si simple à résoudre générait beaucoup trop de questions sans réponses.
Pour la première fois, l’homme songea à cette villa confortable qu’il avait achetée au Panama, juste au cas où comme il l’avait indiqué à son épouse.
Il était peut-être temps de prévoir quatre billets simples pour l’Amérique du Sud.