L’après-midi se poursuivit gaiement, les « familles » s’affrontant dans une ambiance bon-enfant. Quand les épreuves furent terminées, les participant·es eurent quartier libre jusqu’au dîner, qui serait suivi d’une soirée qui promettait d’être des plus animées. Il y aurait l’annonce du classement, des récompenses diverses d’un humour potache pour les étudiant·es qui s’étaient distingué·es, en bien ou en mal, durant la journée.
Antoine rentra dans leur bungalow. Rolph était sous la douche, il avait le temps de se poser avant de se préparer. Il envoya un sms à sa mère : Toujours en vie. Plutôt sympa en fait. Bon week-end. Il savait combien elle s’inquiétait pour lui et même si cela l’agaçait profondément, il lui envoyait très fréquemment des nouvelles. Quasiment tous les jours en fait. Depuis qu’il avait été diagnostiqué, il y avait eu des moments difficiles à traverser et sa mère avait encore du mal à accepter sa pathologie. Il glissa la main dans sa trousse de toilette pour y attraper une plaquette de ses comprimés. Il en avala un avec un fond d’eau minérale qui trainait sur la table de nuit. Autant prendre son traitement avant que Rolph ne revienne dans la chambre et ne se pose des questions.
La nuit dernière, il avait eu la chambre pour lui tout seul. Est-ce que son colocataire allait encore s’enivrer outre-mesure ce soir ? Antoine en était persuadé, cette nuit allait sûrement être no-limit pour bien des étudiant·es… Il s’allongea sur son lit et s’assoupit sans même s’en rendre compte. Il fut réveillé en sursaut par une sensation étrange, comme s’il s’enfonçait brutalement dans le sol. Son cerveau analysa la situation à la vitesse de l’éclair. Un séisme ? Un effondrement de terrain ? Il ouvrit les yeux : c’était Rolph qui s’était laissé tomber sur son lit, l’air goguenard.
« Tu sais que tu gémis en dormant ? Ça faisait un truc comme Mmmhhhhh…. Tu rêvais de quoi ? » Antoine soupira profondément, exaspéré : « Non mais en fait t’es un boulet, toi ! Je ne peux pas me reposer cinq minutes sans que tu m’emmerdes, en vrai ? »
Rolph riait maintenant. Il était toujours à moitié affalé sur lui, l’écrasant de tout son poids. Antoine commençait à suffoquer sous les bras énormes de Rolph qui l’emprisonnaient. Il s’énerva : « Mais dégage ! J’arrive plus à respirer là ! » Rolph relâcha la pression et se redressa : « Calme toi, c’était pour déconner…
- T’es relou, tu le sais ça ? »
Antoine n’avait jamais bien compris ce besoin de se chamailler, de se donner des tapes, des coups entre mecs. Il inspira profondément pour se calmer. Rolph était sympa, il ne fallait pas lui en vouloir de se comporter selon les codes qu’on lui avait inculqués. Il lui avait raconté à demi-mots que son père était un homme plutôt brutal, qui détestait les « femmelettes ». Et bien, pourvu que je ne le rencontre jamais, avait pensé Antoine.
Dès son plus jeune âge, il avait inscrit Rolph à toutes sortes d’activités catégorisées masculines pour lui forger le caractère. Rolph savait ainsi boxer, chasser et avait même son BIA et son BB [1] ! Bien entendu, il s’était déjà inscrit dans l’équipe de rugby de l’école et avait pris sa carte de membre au club des motards… Mais pourquoi je traine avec ce mec ? se demanda Antoine.
Il se redressa sur les coudes et se tourna vers lui. Rolph s’était affalé sur son propre lit, toujours en caleçon et en tee-shirt. Le spectacle n’était pas désagréable.
« Qu’est-ce-que tu fous ? Tu vas faire une sieste toi aussi ? »
Rolph ne lui répondit pas.
« Eh… t’es vexé ? Moi aussi je plaisantais. Je ne t’en veux pas. »
Il y eut un moment de silence pendant lequel Antoine se demanda ce qui pouvait bien passer par la tête de son ami. Puis Rolph lui dit, d’une voix un peu triste, qui contrastait avec le ton jovial qu’il employait d’ordinaire pour s’exprimer : « Tu sais, j’ai souvent l’impression de ne pas faire ce qu’il faudrait. »
Merde, je l’ai vexé, se dit Antoine. Il essaya de se rattraper : « Mais qu’est-ce que tu racontes ? Toi, pas à ta place ? Tu es le prototype de l’étudiant en école d’ingé’. C’est plutôt moi qui ressent ça, surtout quand je traîne avec toi. T’as tout ce que tu veux : le physique, le charisme, la tune… » Rolph l’interrompit d’un ton teinté de mépris : « Parce que tu crois qu’il y a que ça d’intéressant dans la vie ? Franchement… En plus la tune, c’est plutôt aléatoire avec mon père… Une fois on est riche et le mois suivant il me demande de lui refiler du fric pour je ne sais quel coup à la con… »
Antoine ne savait pas vraiment ce que faisait le père de Rolph, il éludait toujours le sujet de sa famille ; alors qu’Antoine lui racontait fréquemment des anecdotes sur sa mère ou sa sœur.
« Je suis désolé, je savais pas. Si tu te retrouves à la rue, je t’accueillerais dans ma chambre de cité U, tu sais. » Il lui adressa son plus beau sourire. Rolph sourit à son tour. Antoine ajouta : « par contre, j’ai du mal à comprendre pourquoi tu traînes avec moi mon pote, je suis ton antithèse, tu t’en rends compte quand même ?
- Justement, c’est ce qui me plaît chez toi », répondit Rolph, du tac au tac. Il se leva brusquement, clôturant la discussion. « Allez, je m’habille pour la soirée, et je file au bar. Tu m’y rejoins quand t’es prêt ?
- Ouais, ça marche ». Il marqua un temps d’arrêt pendant que son camarade enfilait un tee-shirt. «Rolph ? demanda-t-il.
- Quoi ?
- Essaie de pas te mettre une grosse mine ce soir, profite un peu de la soirée quand même… sauf si t’essaie de pécho une secouriste ? »
Pour toute réponse, Rolph lui jeta la paire de chaussettes roulée en boule qu’il venait de sortir de sa valise. Antoine l’attrapa au vol et la lui renvoya en pleine tête. Il se leva aussi sec et se précipita vers la porte pour échapper à de possibles représailles.
« Connard ! » entendit-il en claquant la porte de leur chambre alors qu’il sortait.
[1] Brevet d’Initiation au Pilotage et Brevet de Base de pilote d’avion.