Le pavillon

La famille Lanxay vivait dans une ville moyenne de banlieue. Elle habitait un petit pavillon dont seule la partie basse était en meulière, le reste était crépi de beige. Les volets et les rambardes peints en vert sombre étaient métalliques, et les portes en épais bois de chêne naturel vernies. Un jardin coquet entourait la maison, avec une belle pelouse bien tondue, des arbustes taillés au cordeau et des massifs colorés. Madame Lanxay avait principalement planté des fleurs bleues parce qu’elles étaient mellifères. Elle prenait soin de sa ruche et récoltait son propre miel. Elle cueillait les fruits de son abricotier et de son prunier dont elle faisait des confitures. Elle cultivait aussi des salades, des tomates et des courges pour faire la cuisine.

 

La maison était confortable et décorée avec goût. Les meubles avaient été chinés chez des brocanteurs et des antiquaires de province. Les tableaux et les miroirs aux murs donnaient un air de gaieté à l’intérieur familial. Il faisait bon vivre dans cette bâtisse entretenue avec beaucoup de soin. 

 

Les Lanxay avaient acheté le pavillon cinquante ans plus tôt, et ils y avaient élevé leurs enfants. Ils connaissaient bien la ville car leurs propres parents y avaient toujours vécu. Avec le temps, la petite commune, jadis aux allures de gros bourg de province, s’était transformée en une cité dortoir. Des blocs d’immeubles parallélépipédiques avaient poussé anarchiquement un peu partout. Souvent, des quartiers entiers avaient été détruits pour faire place à des constructions nouvelles, sans grande recherche architecturale ni investissement dans des matériaux durables. Après avoir dépassé les vingt étages pendant quelques décennies, les immeubles étaient désormais limités à cinq ou six niveaux. L’espace autour des pavillons d’autrefois s’était de plus en plus réduit et les maisons qui avaient survécu à l’abattage étaient désormais enclavées entre des pans de murs de résidences. 

 

Le pavillon des Lanxay était toujours debout et leur petit jardin toujours aussi bien entretenu. Ils avaient eu de la chance, leur quartier avait été relativement préservé de l’appétit des promoteurs immobiliers. Néanmoins, la ville avait beaucoup changé.

 

Les enfants avaient fréquenté les écoles de la ville, puis le collège et le lycée. Ils avaient fait leurs études et avaient quitté la maison familiale pour s’installer à leur tour.  Monsieur et Madame Lanxay étaient désormais âgés et vivaient seuls dans leur pavillon. Il n’y avait pas trop de place pour leurs deux caractères dont les aspirations ne concordaient pas. L’un aimait le bruit et la lumière, et l’autre le silence et l’ombre. Cela avait peu d’importance, car Madame Lanxay passait le plus clair de son temps dans son jardin à s’occuper de ses plantations. Quant à Monsieur Lanxay, il regardait la télévision et s’endormait souvent devant le poste.

 

Un beau jour, alors que Madame Lanxay était dans son jardin en train de couper les roses fanées qu’elle déposait dans un panier, il lui sembla entendre la sonnette du portail. Madame Lanxay avait mis son chapeau de paille car elle craignait le soleil et un tablier en lin pour protéger ses vêtements. Elle trottina vers la grille pour répondre au visiteur. Elle n’ouvrait jamais la porte, c’était une recommandation de ses enfants, mais elle s’informait toujours du motif de la sollicitation.

 

– Qui est là ? demanda-t-elle.

 

Comme personne ne répondit, elle supposa qu’il s’agissait d’enfants qui voulaient s’amuser et appuyaient sur toutes les sonnettes. Ou bien elle s’était trompée et avait juste entendu un bruit du côté du portail. Elle retourna à ses fleurs sans plus y penser. Au bout d’un moment, lorsqu’elle eut fini la tâche qu’elle s’était assignée, elle rentra dans la maison, retira son tablier et enfila une veste. 

 

– Je pars faire quelques courses en ville, dit-elle à son mari qui somnolait sur son fauteuil.

 

Elle passa la tête par l’encadrement de la porte et regarda l’écran de télévision. 

 

– Tiens, il regarde un vieux film, pensa-t-elle étonnée. Il a un peu plus goût à la vie aujourd’hui. 

 

La fenêtre était grande ouverte et l’air chaud pénétrait dans le salon inondé de lumière, mais Monsieur Lanxay semblait indifférent à la chaleur et à la clarté. Son épouse avait pris le sac à provisions et son porte-monnaie et elle s’en fut rapidement. En partant, elle cria au revoir et claqua la porte d’entrée puis le portail. Monsieur Lanxay se retrouva seul. Il s’étira sur son fauteuil et continua à regarder son film sans même prêter attention aux images. En cet instant, à dire vrai, il ne pensait pas à grand-chose. Les minutes et les jours s’écoulaient sans qu’il s’engage dans quoi que ce soit. Depuis qu’il avait cessé de travailler, il n’aspirait qu’à une chose, ne rien faire et se laisser vivre. Cette attitude exaspérait sa femme qui essayait de compenser ce laxisme par un travail acharné. Mais rien ne pouvait distraire Monsieur Lanxay de son apathie. Et Madame Lanxay s’épuisait chaque jour davantage à entretenir seule la grande maison.

 

Un bruit incongru fit sortir Monsieur Lanxay de son demi-sommeil. Il pensa que sa femme était revenue sans qu’il l’entende. 

 

– C’est toi ? cria-t-il sans même se lever. 

 

Pas de réponse. Mais cela n’inquiéta pas Monsieur Lanxay, il en eut fallu davantage pour faire naître une émotion en lui. 

 

Le bruit recommença, c’était très net. Quelqu’un était en train de monter les marches de l’entresol.

 

– Lucienne, c’est toi ? répéta-t-il. 

 

Toujours pas de réponse. Ce n’était pas habituel de la part de sa femme de ne rien dire, aussi fit-il l’effort de s’extirper de son fauteuil et de se lever pour aller voir.

 

– Lucienne ? appela-t-il une nouvelle fois en se dirigeant vers la porte et le couloir. Alors il vit émerger un homme de la cage d’escalier devant lui, qui s'avança vers le seuil du salon.

 

C’était un individu très grand et massif, large d’épaules avec de grands pieds. Il était vêtu d’un manteau noir épais et portait un chapeau. Monsieur Lanxay fut surpris de cet accoutrement pendant une journée d’été. Puis il regarda le visage de plus près. Le teint était  jaune et les traits tirés. Les yeux étaient enfoncés dans les orbites et de profondes rides striaient les joues. L’homme devait être vieux mais curieusement, il semblait impossible de lui donner un âge. Une écharpe en soie entourait son cou et disparaissait sous le col du manteau. Les mains étaient gantées et les quelques cheveux blancs dépassaient sous le chapeau.

 

– Qui êtes-vous ? demanda Monsieur Lanxay.

– Et vous, qui êtes-vous ? répliqua l’inconnu.  

– Je suis Monsieur Lanxay. Que faites-vous chez moi et comment êtes-vous entré ici ? 

– C’est moi qui suis chez moi, rétorqua l’homme, et pour vous le prouver, j’ai les clés que voici.

 

Et ce faisant, il tendit la main vers Monsieur Lanxay, dans laquelle il tenait un trousseau.

 

– Comment est-il possible que vous ayez les clés ? s’étonna Monsieur Lanxay, effaré.

– Eh bien simplement parce que j’habite ici, fit l’inconnu.

– Vous voyez bien que c’est nous qui habitons ici, reprit Monsieur Lanxay.

– J’ai du mal à comprendre pourquoi vous avez tout changé, remarqua l’homme en regardant autour de lui. Et quel est cette machine où défilent des images en couleur ?

– C’est la télévision, s’écria Monsieur Lanxay de plus en plus déconcerté.

– Hum, la télévision, répéta l’homme. Mais pourquoi avoir tout refait dans ma maison, je ne me suis pas absenté très longtemps.

– Mais d’où venez-vous Monsieur ? demanda Monsieur Lanxay.

– À dire vrai, je ne sais pas exactement, avoua l’homme, cette fois un peu moins sûr de lui. Je pense être parti en voyage, mais je ne reconnais rien en revenant chez moi. Par hasard, je me suis retrouvé dans la rue comme si je m’éveillais d’un mauvais rêve, et soudain j’ai vu le portail de ma maison. Alors je suis rentré. Je n’ai pas eu de difficulté à ouvrir le portail avec ma clé.

– Vous n’avez pas de bagages ? s’enquit Monsieur Lanxay qui continuait à se demander qui était cet hurluberlu. Vous souffrez peut-être d’amnésie.

– Bien sûr que non, rugit l’homme, je n’ai rien oublié puisque j’ai reconnu ma maison.

– Je voulais dire une amnésie partielle, précisa Monsieur Lanxay pour s’excuser.

 

À cet instant, la porte d’entrée s’ouvrit toute grande et Madame Lanxay pénétra dans le couloir où se trouvaient les deux hommes. Elle eut un mouvement de recul mais ne s’inquiéta pas tout de suite puisque son mari parlait avec l’inconnu.

 

– Bonjour, dit-elle.

– Bonjour, répondit l’homme. Qui êtes-vous ?

– Madame Lanxay. Mais que faites-vous ici, Monsieur ? Vous êtes venu nous vendre quelque chose ? Vous devez avoir bien chaud avec ce manteau et ce chapeau, nous sommes en plein été.

– C’est vrai j’ai un peu chaud, fit l’inconnu en ôtant son chapeau et en se débarrassant de son écharpe.

– Expliquez-moi, insista Madame Lanxay d’un ton pressant, ce que vous êtes venu faire chez nous. Êtes-vous un ami de mon mari dont il ne m’aurait jamais parlé ? 

– Ce n’est pas un ami, dit Monsieur Lanxay. Je ne le connais pas.

– Tu ne le connais pas et tu l'as laissé entrer ? s’écria Madame Lanxay outrée. 

 

Elle commençait à paniquer devant la négligence de son mari. 

 

– Mais qu’as-tu fait ? poursuivit-elle.

– Il ne m’a pas laissé entrer, intervint l’homme, car j’avais mes propres clés. Du moins celle qui ouvre le portail. Je n’ai pas eu besoin de clé pour la porte d’entrée.

– Vos clés ? répéta Madame Lanxay au comble de la surprise.

– Toi non plus tu ne comprends pas, intervint Monsieur Lanxay. 

– Non, je ne comprends pas, fit sa femme. Montrez-moi votre clé, Monsieur. Je veux la comparer avec la mienne.

 

Tout en commençant à déboutonner son pardessus, l’inconnu tendit son trousseau à Madame Lanxay. Elle s’en empara et examina la clé du portail, en même temps qu’elle regardait sa propre clé. Les deux sésames étaient en tous points identiques.

 

– Nous n’avons jamais changé la serrure, avoua-t-elle. C’est une erreur de notre part. Nous aurions dû le faire depuis longtemps.

– Cette maison aurait-elle donc été vendue pendant mon absence ? s’inquiéta l’homme. Elle ne m’appartient plus ?

– Nous l’avons acquise en tout bien tout honneur, répondit Monsieur Lanxay qui pour une fois se sentit impliqué.

– Vous l’habitez depuis longtemps ? demanda l’inconnu.

– Depuis plus de cinquante ans, précisa Monsieur Lanxay.

– Cinquante ans ! s’exclama l’homme. Mais c’est impossible.

 

Il était tellement estomaqué qu’il faillit s’évanouir. Il dut s’appuyer contre le mur pour ne pas tomber. Perturbé, Monsieur Lanxay lui prit le bras et le guida vers son fauteuil dans le salon. Il le fit asseoir. Toute aussi déconcertée, Madame Lanxay se précipita à la cuisine pour aller chercher un verre d’eau. Quand elle revint dans la pièce, elle vit l’homme affalé sur les coussins. Son manteau s’était ouvert et elle apercevait le costume, le gilet, la chemise et la cravate. Les vêtements étaient totalement démodés. Pire, ils semblaient d’une toute autre époque. Elle contempla les chaussures vernies et les guêtres blanches à boutons qui couvraient les chevilles et disparaissaient sous le pantalon. Le costume était noir avec de fines rayures. 

 

Elle regarda de plus près pour s’assurer qu’il ne s’agissait pas d’un déguisement. Le tissu du manteau était une laine épaisse et de qualité, l’écharpe était en soie. L’homme n’avait pas l’air de feindre, il paraissait vraiment sincère. Il était perdu. Il passait sa main dans ses cheveux dans une posture de totale incompréhension. Madame Lanxay eut  une idée.

 

– Va chercher les papiers du notaire, dit-elle à son mari. Monsieur verra bien que nous avons signé et sommes en possession de tous les actes de propriété.

 

Monsieur Lanxay revint dans le salon avec une grosse chemise d’où il sortit des documents. Il parcourut les feuillets et tendit la bonne page à l’inconnu. Il n’y avait aucun doute, Monsieur et Madame Lanxay avait bel et bien acheté le pavillon cinquante ans auparavant. Alors l’homme fit défiler les pages en sens inverse et revint aux premiers paragraphes. C’était là que le notaire avait transcrit la liste des propriétaires de la maison depuis sa construction et les dates des différents achats.

 

– Je suis là, dit l’homme en pointant son doigt sur une ligne. Monsieur Gustave Linxe. Né en 1851 et décédé en 1930.

– Vous êtes mort ? s’écria Monsieur Lanxay qui pour une fois réagissait à ce qui se passait autour de lui.

– Il semblerait, répondit Linxe en se penchant vers l’avant pour poser sa tête entre ses mains. Mais que m’arrive-t-il ?

– Tenez, buvez un peu, fit Madame Lanxay en l’aidant à se redresser pour lui donner le verre d’eau.

 

L’homme fouilla dans les poches de son manteau et en sortit un portefeuille. 

 

– Voici mes papiers, si vous ne me croyez pas, murmura-t-il comme s’il n’avait pas d’autre argument pour se justifier.

 

Il n’y avait pas de doute, l’homme sur les photos anciennes était bien celui qui était assis dans le fauteuil. Et il s’appelait Gustave Linxe comme il le prétendait.

 

– Vous venez d’un autre temps, constata Monsieur Lanxay. Vous êtes perdu dans notre époque. Et aujourd’hui, vous êtes mort. Mais vous êtes aussi vivant. Comme c’est étrange. 

– Donc vous habitiez dans cette maison il y a fort longtemps, plus d’un siècle ! s’écria Madame Lanxay qui commençait à réaliser l’extraordinaire situation. Mais c’est incroyable. 

– Collision d'espaces-temps, intervint Monsieur Lanxay qui avait aimé lire des ouvrages de science fiction dans sa jeunesse. Je ne suis pas plus étonné que ça, j’ai toujours pensé que c’était dans le domaine du possible.

– Balivernes ! le coupa sa femme. Et maintenant, que faisons-nous ? Au yeux de la société, vous n’existez plus. Si vous vous révélez officiellement, ce sera l’enfer pour vous comme pour nous. Les journalistes et tous les savants du monde entier viendront vous voir et vous examineront sous toutes les coutures. Et moi, je vous le dis tout de suite, je ne veux pas vivre ça. 

– Moi non plus, renchérit Monsieur Lanxay. Mais que faire alors ? 

 

L’homme restait muet, ne sachant que dire.

 

– Je vais vous emmener faire un tour en ville dans ma voiture, proposa Monsieur Lanxay qui se révélait plus pragmatique et plus imaginatif que sa femme pour une fois. 

 

Il était six heures du soir. Ce fut un choc pour le pauvre Gustave. Il ne reconnut rien de la ville où il avait vécu. À peine la gare et quelques vieux immeubles ou pavillons éveillèrent une réminiscence en lui. La violence des voitures qui klaxonnaient sans cesse pour un oui ou un non, la foule qui se pressait partout et les cris des gens, les bruits des travaux le déstabilisèrent. Il revint avec Monsieur Lanxay encore plus désorienté qu’avant de partir. Le calme de la maison lui parut un havre de paix après la frénésie de la ville à l’heure de pointe.

 

Madame Lanxay qui n’était pas toujours d’une grande générosité et éprouvait rarement de l’empathie, eut pitié du pauvre homme. Elle même était en position de force, dans son époque et dans sa maison. Lui, il n’avait plus rien et même pas de légitimité. Que faire ? Ils ne pouvaient pas le maintenir prisonnier, mais ils ne pouvaient pas non plus le renvoyer dans la rue. Cela n’aurait pas été humain. 

 

– Donnons-nous du temps pour réfléchir, dit-elle. Nous avons une chambre d’ami où vous pouvez rester quelques jours. Ensuite nous aviserons. En attendant, nous ne parlerons de vous à personne. 

– Je vous remercie, répondit Gustave. Je pense que vous avez raison. Il vaut mieux rester caché. Et il me faut un peu de temps pour réaliser et accepter, et peut-être comprendre ce qui m’arrive. Bien sûr, je n’ai plus rien à moi, à l’exception de mes vêtements. 

– Je vous prêterai un pyjama, proposa Monsieur Lanxay qui avait plus de coeur que sa femme. 

– Nous avons quelques meubles et objets qui appartenaient à d’anciens propriétaires et qui moisissent au grenier, se souvint Madame Lanxay. Personne ne s’y est jamais intéressé.

– Mais oui ! s’écria Monsieur Lanxay. J’y vais tout de suite.

– Merci, murmura Gustave. Je pense trouver des réponses à mes interrogations grâce à ces reliques d’un autre temps. Si toutefois vous les retrouvez.

 

Monsieur Lanxay, qui était habituellement plutôt amorphe, se précipita dans les escaliers. Il grimpa prestement les étages. Tandis qu’il partait faire les recherches, Madame Lanxay et Gustave restèrent debout l’un en face de l’autre sans parler. Ils étaient comme tétanisés par l’aberration de leur rencontre. Chacun d’eux était perdu dans ses pensées, tentant vainement de comprendre la situation dans laquelle ils se trouvaient. Ni l’un ni l’autre n’avait une quelconque idée pour l’avenir. 

 

– Qu’allons-nous faire maintenant ? se lamenta soudain Madame Lanxay. Il vous faudrait des papiers. On ne peut rien faire sans papiers. Et de quoi vivrez-vous ? Vous n’avez pas de moyens financiers. Où habiterez-vous ? Vous ne pouvez pas rester ici naturellement, même si ce fut votre maison. C’est totalement insoluble. Personne n’a jamais vécu une chose pareille. Il a fallu que ça tombe sur nous. Et Robert qui a si peu d’initiative ! Tout va reposer sur mes épaules. Comme si je n’en avais déjà pas assez à supporter.

 

Gustave ne disait rien. Il restait pensif, uniquement absorbé par la pensée que Monsieur Lanxay allait peut-être rapporter un objet qu’il avait connu, qu’il pourrait essayer de comprendre pourquoi il était revenu dans son pavillon, et se rattacher à quelque chose de concret. 

 

Justement, Monsieur Lanxay descendait lourdement l’escalier. Il pénétra essoufflé dans le salon en portant une caisse en métal couverte de poussière. 

 

– C’est tout ce que j’ai trouvé, dit-il en essuyant le couvercle avec le revers de sa manche. Sinon ce sont des meubles mangés aux vers, prêts à se transformer en poudre dès qu’on les touche. Je ne sais pas pourquoi cette boîte a résisté au temps. Elle n’est peut-être pas aussi vieille que le reste. Ou simplement plus solide.

 

Il posa le coffret sur une petite table et ils se retrouvèrent tous les trois autour à contempler l’objet du passé.

 

– Vous permettez ? demanda Gustave tendant la main vers la boîte. 

– Bien entendu, dit Madame Lanxay.

 

Il souleva le couvercle. À l’intérieur, outre quelques médailles militaires et des bijoux fantaisie surannés, se trouvaient des lettres. Il ôta les colifichets et prit les enveloppes. Il regarda le nom et l’adresse qui y figuraient. L'encre était presque effacée et les mots étaient quasiment illisibles. 

 

– Ces lettres m’étaient adressées, murmura-t-il, mais ne me sont jamais parvenues car elles n’ont jamais été envoyées. Puis-je les lire ?

 

Monsieur et Madame Lanxay étaient très mal à l’aise. Ils hochèrent la tête en signe d’acquiescement et quittèrent le salon, laissant Gustave lire son courrier. Dans la cuisine, ils osaient à peine se regarder, encore moins se parler. Ils avaient l’impression d'être perdus dans l’espace et le temps. Qu’allait-il se passer ? Et cette histoire de lettres était bien étrange et ennuyeuse. Avec la présence de cet étranger, plutôt cet intrus, ils ne sentaient plus chez eux. 

 

Seul dans le salon, Gustave déchiffrait les messages rédigés plus de cent ans auparavant. Le temps avait fait son œuvre, mais la lecture de cette écriture ternie était comme un baume sur son cœur, la rédemption de sa lâcheté. Il soupira d'aise et esquissa un sourire.

 

Quand Monsieur et Madame Lanxay revinrent dans le salon, Gustave avait disparu sans laisser de trace. Il s’était tout simplement évaporé. Il avait emmené avec lui les lettres. Sur le fauteuil du salon se trouvait le manteau et l’écharpe de soie. La caisse était demeurée vide sur la table, à côté des colifichets. 

 

Ils le cherchèrent dans toute la maison, mais il n'y avait personne. Gustave était parti comme il était venu, discrètement et silencieusement.

 

– Si nous n’avions pas ce manteau et cette écharpe, nous pourrions nous dire que nous avons tout inventé, dit Madame Lanxay. Mais nous avons une preuve que ce n’était pas notre imagination.

– Quelle étrange affaire, soupira Monsieur Lanxay qui retombait déjà dans son état apathique habituel.

– Tu sais ce que tu vas faire ? s’écria brusquement Madame Lanxay.

– Non, répondit son mari.

– Tu remets les médailles et les bijoux dans la caisse, et tu me remontes tout ça au grenier. J’aérerai et je nettoierai les poussières demain. Je passerai la serpillère et l’aspirateur. Je détruirai toutes les traces de son passage. Et personne ne saura jamais ce qui s’est passé.

– Toi tu oublieras peut-être, mais moi je m’en souviendrai toujours, objecta Monsieur Lanxay.

– Moi non plus je n’oublierai pas. Mais avec le temps, ça s’atténuera et tu verras que dans quelques jours, tout sera redevenu comme avant. Ce qui m’ennuie, c’est que nous ne saurons jamais ce qu’il y avait dans ces lettres, et pourtant elles étaient au-dessus de nos têtes depuis cinquante ans.

– Mais quelle importance ? dit Monsieur Lanxay, nous ne le connaissions pas ! Nous n’avions aucune notion de son existence ni de son histoire d’ailleurs.

 

À cet instant, le téléphone fixe sonna dans l’entrée. Madame Lanxay alla décrocher le combiné et mit le haut-parleur comme à son habitude. Monsieur Lanxay monta à nouveau au grenier pour ranger les souvenirs du passage de Gustave.

 

– Allo ? 

– Allo Lucienne ? C’est moi, Renée. Dis-moi, quelqu’un a vu Robert tout à l’heure en voiture avec un monsieur. Mais qui c’était ? Je le connais ?

– Cette personne a dû halluciner, Renée. Robert était tout seul.

– Ah bon ? Tu en es bien certaine, c’est Jean qui m’en a parlé.

– Eh bien Jean s’est trompé. Ce n’est pas la première fois. Ses yeux ont dû lui jouer un tour.

– Très bien, je pense que tu as raison, je me suis emportée un peu vite. Tu sais, j’aime bien savoir, et ce qui est inattendu pimente le quotidien. Nos journées sont si longues et si monotones. Je suis désolée de t’avoir dérangée pour rien. Au revoir, Lucienne, à bientôt. Passe le bonjour à Robert.

– Je n’y manquerai pas, Renée. Bonne soirée.

 

Madame Lanxay raccrocha et soupira. Renée était une incorrigible curieuse. Heureusement, elle avait déjà réussi à canaliser son besoin de cancaner. Soulagée, elle se dirigea vers le salon tandis que Monsieur Lanxay descendait l’escalier. Ils se croisèrent sur le seuil de la porte du salon.

 

– C’était Renée, dit Madame Lanxay à son mari. Elle voulait savoir qui était avec toi dans la voiture.

– Je sais, j’ai entendu, répondit Monsieur Lanxay. Et tu l’as envoyée promener. 

– Oui. Oh ! Regarde par terre à côté du fauteuil ! Robert, tu as oublié le chapeau. Il faut le cacher lui aussi.

– Ça ne peut pas attendre demain ? soupira Monsieur Lanxay.

– Non, nous devons nous débarrasser de ses affaires de toute urgence. Il a eu tout ce qu’il voulait, il était venu chercher ses lettres. Il a même remporté ses clés. J'espère qu'il n'a pas l'intention de revenir. Nous ne pouvons plus rien faire pour lui.

 

Monsieur Lanxay soupira. Il ramassa le chapeau de Gustave et se dirigea vers la cage d’escalier d’un pas lourd. Il ne le dirait pas à sa femme puisqu'elle était si exigeante, mais le trousseau de Gustave se trouvait dans les poches de son manteau. Il ne risquait pas de revenir. Madame Lanxay eut un sourire de satisfaction en voyant son époux monter les marches. Elle avait réussi une fois de plus à résorber le chaos. Le calme retomba sur le pavillon. Demain, il y aurait plein de travail à faire au jardin. Avec la pluie qui menaçait, d’autres roses faneraient et il faudrait les ramasser. Mais elle commencerait bien sûr par nettoyer le salon, pour être bien certaine qu’il ne resterait rien de la visite de Monsieur Gustave Linxe chez elle. 

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