Fergus s’essuie la bouche. Son regard erratique et fiévreux rencontre celui impénétrable des êtres. Instantanément il est saisi d’un sentiment d’urgence, il tente de se relever, de chasser l’humiliation mais la nausée le reprend. Il se purge une seconde fois. Son corps entier secoué de spasmes travaille à l’élimination pénible du poison qui s’est insinué dans ses organes bouillants. Le masque traîne à quelques pas, là où il l’a jeté.
Les êtres ne bougent pas. Ils sont fixes, et cette fixité le terrorise. Palpitant, il se redresse et parvient cette fois à se mettre debout. C’est rare pour lui si pragmatique et froid de l’intérieur, et il ignore si c’est le poison, l’adrénaline violente de son aventure ou la présence des êtres, il se croit sur le point de défaillir. Lentement, il se tourne vers eux, pose ses genoux en terre et attend, avec la plus grande soumission qu’il puisse accorder, lui, si dominant, le jugement des entités mystérieuses et puissantes à qui il doit sa condition.
Elles s’approchent, ne le touchent pas. Jamais. Fergus ignore la sensation du contact de ces peaux diaphanes, de ces doigts qu’il imagine glacés. Les êtres ne touchent que pour tuer, alors il attend, la tête basse, sa sentence, sa punition. Le Plan a délégué ses enfants pour terminer une entreprise commencée dans la grotte. Fergus y a échappé et il se demande s’il est épargné. Frénétiquement dans son esprit se trament tous les possibles pour éviter la fin. Mais il sait qu’ici les êtres primordiaux sont maîtres et qu’il n’atteindra jamais la borne, qu’il ne pourra jamais ouvrir un portail à temps. Au-dessus de lui, un souffle froid balaye paresseusement ses cheveux et sa nuque, refroidit la sueur qui coule de son front. Il tremble. Le poison est ténu mais toujours là, qui s’achemine, qui explore, qui détruit. Fergus lève la tête. A nouveau ses yeux rencontrent les yeux de l’être, qui a sur ses lèvres pâles une moue désabusée. Il lève deux doigts. Fergus ne comprends pas tout de suite ce geste obtus. Il fronce les sourcils, l’être se complet dans sa fixité et son silence, et dans sa souffrance Fergus sent une vague exaspération le pousser car il sait que les êtres sont doués de parole. Mais elle est sacrée, et n’est pas pour lui. Comme il ne sait comment réagir, reste amorphe, le regard trouble et perturbé, l’être change de technique, pointe sa poitrine, puis lève deux doigts, à nouveau. Cette fois Fergus comprend. De sa veste, il extrait deux des boîtes qu’il a rempli d’herbes. Doucement il les ouvre, la respiration bloquée, repend au sol le contenu qu’il a volé. Deux de trop.
Alors les êtres sourient et avec une douceur excessive, se mettent à l’applaudir. C’est le spectacle glaçant d’une dernière chance.
Je vais grouper les deux derniers chapitres, puisqu'ils vont pour moi clairement de paire. Première interaction avec les Êtres Primordiaux pour nos deux personnages, narrateurs indirects. Très émoustillant !
L'opposition entre les expériences est plus frappante que jamais, puisqu'ils traversent presque exactement la même chose. Pas de lieux potentiellement différents, lac vs. grotte, ce sont bel et bien les mêmes créatures qui leurs font face. Un terrain fertile à la particularité narrative de cette histoire. =D
Constantine, fidèle à lui-même, décrit à grands coups d'envolées lyriques. Visuellement, j'ai construit un genre de Silence (si tu connais Doctor Who) mais bienfaisant. Je suis sans doute très à côté de la plaque. Je suis très mauvaise avec les visages des gens dans la vraie vie, donc ce n'est pas très surprenant que je me projette assez mal sur ceux des créatures humanoïdes lors de mes lectures. Mais bon, le sentiment transparaît suffisamment pour que je ne me sois pas sentie lésée ici. ^^
Du côté de Fergus, puisqu'il passe en second sur le sujet, la description est moins marquée, et ça ne manque pas. Au contraire, c'est comme si le fait que le visuel a déjà été donné lui permettait d'illustrer à quel point, bien qu'ils voient exactement la même chose, le même stimulus provoque une réaction diamétralement opposée chez chacun. C'est franchement bien joué.
En fait, je vais faire un aparté pour dire à quel point je trouve l'exercice sur lequel est basé cette histoire carrément cool. Je ne défends pas du tout la prétention en littérature, ces gens qui clament cacher des morales et des messages subliminaux à tout bout de champ partout dans leurs textes. Calmez-vous, vous écrivez des mots, comme tout le monde. Pour tout votre talent et vos efforts, chacun y comprendra ce qu'il y comprendra, vous n'y pouvez pratiquement rien (aussi frustrant ce soit). Ceci dit, je commence à particulièrement apprécier un sous-texte à peine voilé ici, selon lequel différents individus peuvent tout à fait réagir différemment à la même chose. On cite souvent pompeusement Einstein (ou un autre, d'ailleurs, je ne suis plus sûre), pour dire que la folie consiste à répéter la même action en espérant un résultat différent. Je ne pense pas qu'il ait eu tort. Pourtant, s'il n'est pas très constructif de s'y attendre, il arrive aussi que la même chose n'ait pas toujours les mêmes conséquences. Bon, l'exemple est peut-être mal choisi, parce que ça signifie sans doute que des conditions sont différentes à notre insu, mais j'essaye d'illustrer mon propos (avec grande difficulté, j'en conviens, et m'en excuse platement). L'idée, c'est que j'ai bien aimé que le contact des Êtres Primordiaux inspirent tant de paix à Constantine et tant d'effroi à Fergus. D'accord, l'un est en faute et l'autre non, mais je ne pense pas qu'il y ait que ça. Ça me souffle que ça va plus loin que ça pour les deux personnages. Et je ne peux pas m'empêcher d'être frappée par à quel point ça reflète juste tous les conflits inutiles à l'échelle de l'humanité. Ni l'un ni l'autre n'a tort, et ni l'un ni l'autre n'a raison. Les deux réalités coexistent, et pas seulement parce qu'ils sont dans un plan irréel. Certaines personnes aiment le contact, d'autres le réservent, et d'autres encore le rejettent. Certaines personnes aiment les autres et d'autres moins voire pas du tout. Et alors ? Pourquoi est-ce que c'est si difficile d'accepter ça, de ne pas chercher à exposer voire imposer son ressenti à tout bout de champ ? Nos émotions nous concernent, et éventuellement ceux que ça intéresse si on le leur accorde, et c'est tout. Ça paraît si évident en lisant ces deux courts chapitres, de simplement devoir laisser les gens se comporter, ressentir, et réagir comme bon leur semble, tant qu'ils n'imposent rien à personne d'autre autour, et évidemment de ne pas nous-mêmes en retour vouloir imposer quoi que ce soit à qui que ce soit sous le couvert fallacieux de nos propres impressions.
Aparté mis à part (je m'excuse vraiment, je n'aime pas du tout tirer des interprétations lointaines, d'habitude, mais je suppose que tu as tapé dans une corde sensible avec le contexte actuel d'oppression générale qui me tape sur le système), je n'ai pas manqué de relever le fait que Constantine considère les Êtres comme lui ayant donné la vie - même si j'ai la désagréable impression qu'il me manque un détail de son passé pour tout à fait comprendre pourquoi - , tandis que Fergus est convaincu qu'ils ne touchent que pour donner la mort. Ça fait partie de ces quelques oppositions qui donnent leur charme à ces deux chapitres. Je reste sur ce que j'ai dit, c'est rudement bien mené.
Et pour conclure, sur un point tout à fait superficiel, je suis assez impressionnée par ta capacité à écrire des passages aussi courts et pourtant aussi complets. Je n'ai aucune envie de tronquer mes traînages en longueur dans mes propres textes, mais je salue néanmoins la performance. C'est très efficace. Bien joué ! =)
Voilà. Encore désolée de m'être sans doute un peu trop étalée, et à bientôt !
Zlaw
Alors je connais très mal Doctor Who, du coup je suis allée voir à quoi ressemblent les Silences et je dois dire que le design est super chouette et beaucoup plus intéressant que ma propre représentation des êtres, donc franchement, je prends à 100% ton interprétation, ils ont exactement le bon rapport humanoïde proche humain/morphologie différente qui fais assez flipper quand même. C'est ce que j'aurais voulu rendre, mais j'avais une image beaucoup plus classique et beaucoup moins intéressante, je dois dire.
Et tu ne t'es pas du tout mal exprimée, je crois que l'idée était assez claire, et honnêtement, tout comme les êtres primordiaux hahaha je suis ravie de découvrir ton interprétation ! Je ne crois pas être allée aussi loin au moment où je l'écrivais, et tu lui donnes de la profondeur et un aspect auquel je n'avais pas forcément pensé, mais qui pourtant est par défaut omniprésent puisqu'effectivement la narration n'existe qu'au travers et grâce à la subjectivité des deux personnages. Je suis vraiment heureuse que tu y ai vue un propos qui te touche, et qui est d'autant plus intéressant pour moi qu'il est proche de beaucoup de questions que je me pose au quotidien
Ta première remarque me fais penser par ailleurs que je suis tombée sur un essai que j'aimerais lire, qui part du postulat que c'est le lecteur qui fais le livre, et non l'écrivain. Je trouve ça prometteur, me posant beaucoup de questions concernant la place de l'interprétation par rapport à la tentative de l'auteur, etc... Bref, tu soulèves un sujet qui me tiens à coeur et que je ne pensais pas si visible ici, donc c'est vraiment super chouette ! Merci ! Et ne t'excuse pas de tirer ta propre interprétation, qui suis-je pour la contredire hahaha et à nouveau, elle n'est qu'une cause de richesse en plus pour moi ! Et pas si éloignée, comme tu peux voir :D
Encore merci pour ta conclusion qui me fais chaud au coeur ! Et bien sur, ma façon d'écrire n'est absolument pas quelque chose à appliquer, you do you ! Je suis simplement contente que ça t'ai plu, que tu y ai trouvé à aborder des choses qui résonnent pour toi, et que tu les ai partagés ! Donc encore milles merci !! Et ne t'excuse pas pour les étalages héhé c'est toujours intéressant de découvrir ta vision !
Deux salles deux ambiances :'D tu dois tellement t'amuser (ou galérer, peut-être ?) à jouer sur les deux tableaux, à en peindre un effroyable du plan et un autre euphorisant !
D'ailleurs je repense au chap où Constantine dit qu'il triche pour rejoindre le plan avec la pierre sur sa poitrine : là aussi c'était un effleurement d'infos, où derrière j'ai senti la partie immergée de l'iceberg que tu ne daignes dévoiler qu'ici et là, en petites cacahuètes pour garder mon intérêt de lecteur mais sans jamais satisfaire ma curiosité jusqu'au bout, juste de quoi l'empêcher de sombrer dans l'incompréhension et l'exacerber. Bref, c'est trop bien.
Plein de bisous !
Hé bien, je n'ai pas tellement galéré ! Comme c'est deux personnages avec lesquels j'avais déjà eu l'occasion d'écrire, que je maîtrise bien, et qui ont chacun des partis pris de styles assez concret (le présent pour Fergus, les phrases plus courtes, par exemple,) je ne me suis pas trop retrouvée coincée. Si je devais réécrire d'ailleurs je pense que je ferais des recherches de vocabulaires, pour n'avoir que des tonalités coulantes pour Constantine et des consonnes momentanées (c'était déjà un peu l'idée mais le texte n'est pas du tout assez travaillé pour que ça ressorte !)
En tout cas c'est très chouette de voir que l'opposition des ambiances fonctionnent ! Et tout à fais pour la pierre de Constantine héhéhé il y a aussi une histoire là-dessous ! Encore merci à toi <3
PARDOOOOON
y a du rab sur ces deux persos ? Et c'est pas sur PA ? Mais ? MAIS ?!?!?!?! Comment oses tu encore me parler è.é
Je reviens poursuivre un peu -
Quelques bricoles au fil de la lecture :
>> "et fiévreux rencontre celui impénétrable des êtres." - je verrais "impénétrable" entre virgules
>> "C’est rare pour lui si pragmatique et froid de l’intérieur," - là aussi, pour moi le rythme gagnerait à avoir une virgule avant "si pragmatique"
>> "Les êtres ne touchent que pour tuer, alors il attend, la tête basse, sa sentence, sa punition." - Trop haché pour moi cette phrase, perso je ne garderais que sentence ou bien punition, un peu redondants en plus
>> "Le poison est ténu mais toujours là, qui s’achemine, qui explore, qui détruit." J'aime beaucoup cette phrase !
Les images sont toujours très fortes, et j'aime beaucoup les textes comme ça qui nous donnent beaucoup à ressentir. Les réactions corporelles, ce qui chemine dans les veines, comment interviennent les émotions. Le tout est d'abord bien mystérieux, il y a quelque chose d'un peu rituel, et puis ce geste final qui vient provoquer un gros soulagement chez les êtres comme chez Fergus.
Toujours un plaisir !
A une prochaine =)
En tout cas merci pour ta conclusion ! Je trouve toujours ça difficile de doser entre émotions/ressentit/psychologie/action, le bon équilibre de tous ces éléments pour plonger dans une ambiance, et comme je suis souvent assez en retrait lorsque j'écris, émotionnellement parlant, j'ai toujours l'impression que ça ne va jamais prendre... Pourquoi arrive t-on à susciter des impressions ou des émotions via des images théoriques, je crois qu'il n'y a pas de recette et c'est vraiment toujours surprenant et magique de voir que bah... Des fois ça marche hahahaha
Encore merci !