La route court entre les arbres de la vallée, nichée dans l’écrin des lointaines montagnes bleutées, et dans un de ces instants suspendus où le soleil balance sur l’horizon et l’air se teinte d’un gris perlé de pluie, elle s’est arrêtée.
Elle s’est arrêtée, elle a pris conscience d’elle-même, et elle a écouté.
Il y a des gens qui la parcourent, des caravanes qui s’étirent comme des colonies de fourmis bariolées, des petits groupes compacts, des solitaires, et il y a des choses aussi. Il y a le vent, les rayons de la lune, et les fantômes de tant de souvenirs. De départs et d’arrivées. D’errances.
Son attention court le long les kilomètres de son corps serpentin, de long en large, en travers, en quête de sens, mais rien au monde ne parvient à lui expliquer comment une conscience a pu éclore dans l’inanimé. Elle se replie sur elle-même. Se résout à attendre.
Sous le rideau de mousse qui s’écoule d’un vieil orme, drapé au creux d’une brise qui s’est égarée au plus profond des sous-bois, depuis des années peut-être, se dresse une borne pour marquer la distance jusqu’à une destination aujourd’hui oubliée. L’âge a érodé la pierre, et les mémoires, jusqu’à la toile même de l’univers. De l’oubli naît le néant. Et la route découvre alors qu’elle seule conserve une trace de ce qui a été.
Est-ce pour cela qu’elle vit désormais ?
Elle a été créée un après-midi de printemps quand ces mots n’existaient pas encore, de cela elle se souvient. Née d’un sentier d’habitude, l’herbe cédant la place à la poussière sous les pas qui la foulent, elle est devenue réelle quand on lui a donné un nom, comme il en va de même pour toute chose. Elle était le chemin de l’eau, alors, et pendant des années elle le restera. Cela lui suffisait. Il y avait des gens qui la parcouraient, et des choses aussi. Elle ne pensait pas, alors. Pas encore.
Des noms, au fil des siècles, elle en tant portés. De la même façon que les couches sédimentaires composent son corps, ces noms cimentent ce qu’elle est, se superposant sans s’éclipser, à la façon des nombreux pétales d’une rose. À son cœur, il y a cet éclat jaune, cette voix dans l’air chaud et parfumé qui succède à l’hiver, la première à mentionner son nom. Son bourgeon à elle. Les prémices de ce qu’elle sera.
Des siècles plus tard, voilà que de ce bourgeon sa conscience a éclos.
Les gens ont suivi quand elle s’est étendu, ou peut-être était-ce l’inverse, peut-être que c’est elle qui leur a emboîté le pas quand ils se sont détournés de la rivière asséchée et sont partis en quête d’une nouvelle oasis. Elle les a suivies parce qu’ils l’ont créée, comme un chien suit son maître. Elle relie leur passé et leur futur, figée dans un présent éternel, elle est le chemin parce qu’elle le trace dans la poussière et qu’elle en porte le nom dans leurs mémoires.
Elle sait qu’elle a été façonnée par les multiples mains des hommes, pour guider leurs pas perdus du néant des vastes plaines jusqu’au bouillonnement de leurs foyers, à travers la roche et la neige, par-dessus rivières et torrents. Elle porte leurs espoirs et leurs angoisses, elles portent ceux qui courent jusqu’à perdre haleine et ceux qui traînent les pieds, ceux qui chassent l’horizon et ceux qui avancent à reculons. Au rythme de leurs rêves elle s’élance, suivant leur curiosité avide, eux cartographient leur monde sur du papier que le temps effrite, et elle au détour de chaque pas qui la foule, dans un sens et dans l’autre, inlassablement. Elle porte leurs adieux jusqu’à les transformer en au revoir. Elle porte leurs mémoires.
Un jour, dans le dernier souffle d’un siècle, ce fut à elle de faire ses adieux. L’humanité n’est plus que l’écho d’un souvenir, mais la route ne peut oublier.
Ce jour-là, elle maudit son éveil.
Cela fait bien longtemps que plus un pied n’a foulé son long corps serpentin. La route se languit des conversations, des pleurs et des rires, de ces histoires comme des flashs, vives et éphémères. Il lui reste ses souvenirs, fichés dans les replis de son âme, images rémanentes conservées entre la poussière, les pavés fendus et le macadam érodé. Aux heures où lune et soleil se livrent à leur ballet quotidien, leurs myriades d’yeux tournés l’un vers l’autre, la route s’étire et se souvient. C’est son tribut à ce qui l’a créée. Le prix à payer.
Ainsi, la route se souviendra de la vie quand même la mort aura succombé.
Elle sera là pour l’agonie du soleil, quand son atmosphère lentement se diluera dans l’immensité du cosmos alors qu’il s’effondre sur lui-même. Elle se souviendra de sa lumière quand ses cendres seront froides, naine blanche devenue naine noire, un cœur desséché au milieu du vide comme une fleur noyée dans la résine.
Les gens ne sont plus, les choses même disparaissent. Il n’y a plus de vent, plus de chaleur, si ce n’est le bref éclat d’une météorite, de plus en plus rares à mesure que l’univers se dilate et les mondes s’éloignent, trop vite pour que la lumière suive. Une à une, les étoiles lointaines s’éteignent. La nuit n’a jamais été aussi noire.
La route se lamente de sa solitude. Il n’y a plus rien pour l’effacer, la retracer, la dérouter, alors elle perdure. Elle est un trait sur une planète muette, reliant des cendres à des ruines. Elle est lettre morte qui ne peut se résoudre à disparaître tout à fait. Il lui reste les souvenirs. Elle les conserve, les hait et les chérit. Ils sont tous ce qui lui reste alors que, lentement, sa conscience se fane et se dissolve au fil de l’inexistence des jours.
Quand la dernière étoile aura disparu du ciel, quand la planète sera éparpillée en millions de grains de poussière dérivant sans but ni raison, trajectoires inertes et ineptes, alors peut-être qu’enfin elle oubliera.
Alors, au milieu du silence et des ombres, peut-être qu’enfin elle mourra.