Les deux moitiés d'un tout

Par Rimeko

Aimer, c’est perdre une part de soi-même.

La main dans la sienne est froide. La peau pâle de Lucianne luit doucement dans les ténèbres, celle de Edana s’y noie. Elle fixe l’avant-bras de son amour, un unique trait montrant la voie avant de disparaître dans le noir de sa manche, et sa nuque révélée par ses boucles sombres relevées, et le délicat ourlet de son oreille. Elle essaie de ne pas trébucher, elle suit, elle ne pose pas de questions, elle ose à peine respirer et son cœur tambourine contre ses côtes à lui en faire mal. Le silence l’assourdit. Le frémissement même de leurs pas est étouffé par l’écrasante masse des arbres.

Aimer, c’est s’enfoncer au fond des bois pour une paire d’yeux d’argent et une promesse chuchotée, un souffle plus qu’un son, un sortilège et non un choix. Aimer, c’est faire confiance à l’autre pour donner en échange de la moitié d'un cœur une partie du sien.

De loin en loin, le fin tronc d’un bouleau balise la route, blanc fantomatique gangréné de noir. La fragile dentelle de leurs feuilles argentées murmure dans la nuit, encouragé par la même brise qui soulève les pans de la robe de Lucianne.

Le sol monte, insensiblement d’abord, puis l’angle devient impossible à ignorer. Lucianne ne ralentit pas le pas, alors Edana non plus, même si ses muscles s’échauffent sous l’effort et son souffle s’accélère. Leurs bras se tendent, liés par la jonction de leurs doigts, ivoire contre terre de sienne, une union que la sueur rend glissante. Son amour ne se retourne pas quand finalement elles se lâchent. Quoi qu’il arrive, elles ne se perdront pas. De leurs doigts entrelacés vient de glisser le fil écarlate qui les lient.

En haut de la colline, elle s’immobilise, et Edana s’arrête à ses côtés. Le dos de leurs mains se frôlent sans se toucher, au rythme conjoint de leurs respirations. L’horizon s’illumine, les nuages se colorent de rose, les prunelles pâles de Lucianne s’enflamment.

En face d’elles, la nuit prend fin.

Ici, à jamais. Ici, tu me trouveras toujours, disent les baisers de Lucianne, ses lèvres contre les siennes et le monde qui revient à la vie autour d’elles. Ici, je garderai captif un morceau de ton cœur. Sa peau s’échauffe sous les paumes de Edana, le fil rouge de leur amour s’entortille autour de leurs corps et les étreint plus intimement encore. Elle chante avec le premier oiseau.

Aimer, c’est s’abandonner toute entière.

Lucianne l’embrasse dans le cou, là où son cœur bat juste sous sa peau, embrasse son oreille et sa pommette et le coin de ses lèvres pleines. Le fil s’écoule entre ses longs doigts fins et elle se redresse légèrement pour le contempler, un fin sourire plissant le coin de ses yeux clairs.

Ici, pour toujours et à jamais, tu es mienne.

 

*

 

Aimer, c’est se perdre, encore et encore.

C’est retourner sur les cendres de ses souvenirs et chercher au milieu du bois brûlé le squelette d’un bouleau pour espérer retrouver sa route. La suie ne se voit pas sur sa peau sombre, sur ses vêtements non plus. Cette fois, c’est elle qui porte une robe noire. Elle suit le fil rouge.

À la lumière mourant du jour, Edana aperçoit la colline, épinglée sur le brasier du ciel. Sans la magie de la forêt et le voile de la nuit, elle lui paraît bien petite. Elle s’y dirige, elle ne ralentit pas le pas alors que des branches mortes craquent et claquent sous ses chaussures. Elle monte et ses muscles chantent.

Comme promis, comme toujours peut-être, Lucianne est là.

Elle lui tourne le dos. Jamais elle ne lui a paru aussi frêle, aussi pâle, sa silhouette tremblante dans le vent comme une branche encore jeune. La suie l’entache de noir.

Edana l’appelle. Sa voix porte dans la désolation, résonne dans ses os, reste suspendu dans l’air qui sent encore la fumée, comme une épée de Damoclès au-dessus de leurs têtes. Elle avait presque oublié ce nom. Oublié tout ce qui les liait, et encore plus tout ce qui les séparait.

Edana l’appelle, une fois de plus, et Lucianne se retourne. Ses yeux d’argent ont terni. Son pas toujours aussi léger, sa caresse toujours aussi froide. Ses lèvres toujours aussi douces. Quand elle se retire, Edana la suite, un pas en avant et sa jambe entre les siennes, ses deux mains de chaque côté de ce visage délicat, avec ses boucles défaites qui lui chatouillent les poignets. Elle l’embrasse à lui faire mal, à faire s’emballer son cœur, à ne plus respirer.

Tu es mienne, à jamais. Mon amour, pour toujours.

Elle consent à rompre leur baiser quand le manque d’air se fait sentir, plonge dans le cou de Lucianne pour retrouver son parfum de jeunes pousses et de vie, pour se laver de la cendre et du bois brûlé. Du coin de l’œil elle voit ses doigts délicats se refermer autour du fil rouge.

Elle ne respire plus.

Elle s’écarte et ses yeux rencontrent ceux de Lucianne. S’y heurtent et s’y noient. Elle y trouve la promesse éternelle de leur amour, elle y trouve l’autre moitié de son cœur et au même moment, elle comprend que la part qu’elle-même porte dans sa poitrine, celle de Lucianne, s’est flétrie au fil des années. Elle marche à travers la vie avec un morceau de charbon derrière ses côtes, et son pendant, niché derrière ces yeux pâles, s’est solidifié en les facettes tranchantes d’un diamant.

Les mains paniquées de Edana se portent à son cou, ses ongles griffant sa peau, tentant en vain de se glisser sous le fil rouge qui l’étrangle. Lucianne ne détourne pas le regard.

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Hortense
Posté le 22/06/2023
C'est un beau poème d'amour absolu que tu nous livres ici. Il porte en lui le mystère, l'espoir et la souffrance. Les images et les symboles sont touchants et très beaux. Je ne suis pas certaine d'avoir tout compris, ni bien interprété, mais il me semble que l'essentiel est plus dans le ressenti que dans l'explication. Après tout, l'amour est un grand mystère.

Juste quelques coquillettes.
- Aimer, c’est faire confiance à l’autre pour te donner en échange de la moitié de son cœur une partie du sien : il me semble que tu veux dire "Pour te donner en échange de la moitié de ton cœur, une partie du sien"
- le fin tronc d’un boulet balise la route : d'un bouleau
- je garderai captive : captif
Toujours un plaisir de te visiter !
Rimeko
Posté le 26/06/2023
Hello !
Eh bah, ce texte va sûrement disparaître du recueil dans les semaines à venir pour cause d'édition, c'est drôle de t'y retrouver du coup xD
Eeeet du coup je viens de me faire une petite frayeur, mais non j'avais bien corrigé ces coquilles avant de l'envoyer à l'éditeur mdr - le "boulet" / "bouleau" m'a bien fait rire, je vois que la dyslexie a frappé.

Merci ! Le fil rouge et les moitiés de cœur sont métaphoriques, en quelque sorte - même si le fil a un impact plus direct dans l'intrigue, à travers l'idée de se retrouver en le suivant et puis, bien évidemment, la fin. Dans ma tête, Lucianne est une sorte de nymphe des bois, et Edana une humaine devenant seigneuresse de guerre, et c'est cette "guerre des hommes" qui a détruit la forêt de Lucianne, d'où sa vengeance. Mais oui, c'est du fantastique, donc ouvert à l'interprétation ^^
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