Noël approche. Le soir, les rues du quartier sont illuminées par des décorations suspendues aux lampadaires et aux grands arbres. Les magasins sont parés de leurs atours de fêtes ; vitrines peintes de flocons de neige, sapins couverts de boules rouges, d’étoiles d’argent et de soleils d’or, festons accrochées aux plafonds, petits pères Noël et lutins posés sur les comptoirs chargés de merveilles de saison, pains d’épices, bougies allumées et odorantes au milieu de toutes sortes d’animaux d’hiver, rennes, ours, hiboux et petites souris qui veillent au respect des traditions et de la fête.
Chez Zoé et Lucia, un faux sapin de Noël trône dans la petite pièce, couvert de boules de couleurs, d’objets de toutes sortes et de guirlandes, chinés dans de petites boutiques au hasard, ou fabriqués à la maison. Le sapin est composé d’un enchevêtrement hétéroclite de branches mortes couvertes de tissus et plantées dans un pot de terre, c’est une création de Lucia. L’ensemble est original et décalé, tout à fait à sa place chez les deux filles.
Zoé rentre un soir d’une visite à la Salpêtrière. Alphonse va bientôt sortir, il sera chez lui pour Noël. Zoé a toujours le cœur serré quand elle le voit, elle n’a jamais osé aborder avec lui ses progrès futurs et son retour à la maison, trop angoissée de trahir ce qu’elle a appris par Olympe. Alphonse se sent de mieux en mieux à l’idée de quitter l’hôpital, mais Zoé ne lui parle jamais de son état et n’arrive toujours pas à croire qu’il passera le restant de sa vie en fauteuil roulant.
- On dirait qu’elle ne se préoccupe pas de ma guérison, pense Alphonse déçu et même vexé par la prétendue indifférence de Zoé.
Il est si entouré par Olympe qui vient le voir tous les jours, que sa tendresse pour Zoé s’estompe peu à peu au profit d’Olympe. Au premier abord, Alphonse ne se sentait pas du tout attiré par une fille sophistiquée comme Olympe, mais au fur et à mesure que les jours passent et qu’Olympe augmente son emprise, Alphonse succombe et se laisse manipuler. Il éprouve de plus en plus d’intérêt pour le côté artificiel des choses vanté en permanence par Olympe, car il n’est par nature pas très résistant à ce qui est facile d’accès.
Olympe passe de longues heures au pied du lit d’Alphonse avec son carnet de croquis, à esquisser des formes pour sa collection : robes, manteaux, chaussures, chapeaux, coupes de cheveux, au gré de sa fantaisie, mais sans grande conviction. Elle soumet ses dessins à Alphonse qui y jette un œil mou peu intéressé et hausse les épaules sans jamais donner un avis sincère.
Leur dialogue est peu nourri, l’un grogne un peu dans son coin mais ne supporte pas de rester seul, l’autre est possessive et surveille son nouveau jouet. Jusqu’au jour où Olympe, fine mouche, apporte une chemise qu’elle a confectionnée pour Alphonse dans le but d'interrompre la routine dans laquelle ils se sont installés et d’éveiller le sens artistique d’Alphonse. Réalisée dans un tissu de coton blanc souple et fin, avec de grandes manches plissées et un jabot de dentelles, la chemise a une coupe originale. Au premier abord, Alphonse n’en veut pas, mais Olympe lui explique combien cette chemise mettra en valeur son physique romantique et ses boucles blondes.
- Je me suis inspirée de tableaux pour faire le modèle. Tu auras l’air d’un prince de la renaissance italienne, l’un de ces magnifiques jeunes-hommes peints par les plus grands maîtres, Raphaël ou Titien ! tout le monde te remarquera !
- Dit comme cela, c’est plutôt tentant, finit par avouer Alphonse dont l’ego est flatté, je l’essaierai dès que je pourrai quitter cette chambre où je suis en pyjama vingt quatre heures sur vingt quatre, vissé sur mon lit.
- Tu verras, j’ai particulièrement soigné les finitions, tu seras extraordinaire !
Zoé a quitté les deux prétentieux en riant sous cape, mais en reconnaissant aussi que la chemise d’Olympe a beaucoup d’allure. Elle ira sûrement très bien à Alphonse, et rehaussera encore son charme naturel, qui n’a pourtant besoin d’aucun artifice.
Zoé est dans l’escalier, quasiment arrivée à l’appartement, quand son téléphone vibre, c’est sa jeune sœur Ninon qui l’appelle.
- Salut Zoé, c’est Ninon.
- Salut Ninon, tu vas bien ? Tout va bien ?
- Mais oui pas de souci. Je viens d’avoir une idée, ça fait longtemps que j’y pense, mais jamais l’occasion ne s’était présentée. Là, il me semble que c’est le bon moment car ce seront bientôt les vacances scolaires. Est-ce que je peux venir passer quelques jours à Noël à Paris chez toi ?
- Tu veux monter à la capitale ?
- J’ai envie de découvrir Paris pendant les vacances et tout le monde veut savoir comment tu vis là bas, je ferai d’une pierre deux coups ! Two birds, one stone [1] disent les anglais, ce qui est fort cruel.
Ninon fait des études de lettres, elle passera son bac en juin, et pourrait entrer dès septembre prochain à l’université à Paris, si elle présente un bon dossier, c’est son rêve secret pour s’évader de l’emprise familiale comme Zoé avant elle. Ninon est charmante, et tout comme Zoé elle est très jolie mais l’ignore complètement.
- Mais oui, pourquoi pas ! tu sais je suis petitement logée mais on se serrera ! dit Zoé, ravie.
- Tu es d’accord alors, je peux prendre mon billet de train ?
- Si Maman veut bien, évidemment !
- Je suis trop heureuse ! quelle chance ! Oui bien sûr Maman approuvera !
- Alors on va bientôt se revoir, super ! Donne-moi des nouvelles de Mamina !
- Elle ne va pas trop mal, même si ce n’est pas la grande forme. Je crois que tu lui manques beaucoup, elle parle souvent de toi.
- Je lui téléphone régulièrement, mais comme tu vas le voir, je suis tout le temps occupée, je ne peux pas me déplacer. Et puis je fais attention à l’argent, je ne gagne pas grand chose pour l’instant et les billets de train coûtent cher.
- C’est son cœur qui nous inquiète un peu, il est faible. Elle se fatigue vite. On essaie de la soulager quand il y a des efforts à faire, mais tu la connais, quand elle a décidé quelque chose, impossible de lui faire changer d’avis
- Oui, elle en parle souvent, elle a du mal maintenant pour ce qui est physique. J’espère qu’elle se ménage.
- Non, tu penses bien que têtue comme elle est, elle fait des bêtises. L’autre jour elle a absolument voulu aller couper du bois pour sa cheminée, non mais tu te rends compte ! il faisait froid, elle est rentrée avec deux bûches, rouge comme une pivoine et elle a mis une heure à s’en remettre, essoufflée dans son fauteuil. C’est comme ça qu’on l’a trouvée en arrivant chez elle. Impossible de masquer son forfait !
- C’est bizarre, ça, elle ne me le raconte pas.
- Je crois qu’elle n’était pas très fière. On s’en occupe bien tu sais.
- Oui, j’en suis certaine. Et les parents ?
- Ca va, toujours pareil, travail, travail et travail pour des clopinettes. J’ai un peu besoin de m’échapper de l’atmosphère pesante à la maison, ce séjour à Paris sera une bouffée d’air et de liberté.
- J’ai compris le message, je t’attends, tu me rappelles quand tu as ton billet et je viendrai te chercher à la gare.
- Super ! je t’envoie un sms très vite. Bisous et merci pour l’accueil.
- Bisous et embrasse tout le monde pour moi.
- Tu peux compter sur moi.
Zoé se réjouit de revoir Ninon et de pouvoir parler de la famille avec sa sœur. Il lui semble qu’il y a bien longtemps qu’elle ne les a tous vus et ils lui manquent énormément. Malgré la proximité de ses amis à Paris, rien ne remplace jamais la profondeur des relations familiales, surtout quand on a eu l’habitude d’une grande fratrie.
- Je suis contente que ce soit bientôt Noël, je ne sais pas ce qui va être organisé, mais on fera une belle fête ! et Ninon participera ! Je me demande ce que fera Zebediah … je vais lui écrire pour savoir.
Parvenue sur le palier, elle lui envoie aussitôt un sms : ‘salut Zebediah, on est en train d’organiser Noël, ma sœur Ninon va venir à Paris. Tu reviens pour les fêtes ? À bientôt bisous’, auquel Zebediah, toujours connecté, répond quelques instants plus tard : ‘salut Zoé, désolé j’ai beaucoup de travail, journées de 12 h, je suis mort de fatigue, si je peux je reviendrai le 24 soir et repartirai le 25 mais rien n’est moins sûr. biz’
- C’est bien dommage, pense Zoé en ouvrant sa porte et en pénétrant dans l’appartement, j’espère qu’il pourra venir, sinon on risque de faire une belle fête, mais sans lui.
Manon arrive en se traînant et en miaulant avec désespoir.
- Oh Manon, tu as faim ! viens je vais te donner à manger. Zoé attrape son chat dans les bras, une grosse boule de poils très doux qui se met immédiatement à ronronner sous les caresses.
Zoé entend son téléphone biper à nouveau, c’est encore Zebediah : ‘tu la logeras où ta sœur ?’. Elle répond : ‘chez nous, on se serrera’ et Zebediah renchérit : ‘mais c’est minuscule chez toi, il n’y a pas de place. Mets-la chez moi, c’est inoccupé et tu as la clé. De toute façon je ne reviendrai pas à Noël, profites-en.’
Zoé est surprise par la proposition inattendue, et en même temps triste de se dire qu’ils ne se verront pas pour les fêtes. ‘Merci c’est très sympa, bien sûr j’accepte, ce sera plus confortable pour Ninon. Dommage que tu ne puisses pas revenir.’
Depuis Londres, Zebediah apprécie la réponse, lui aussi aimerait passer Noël à Paris avec Zoé. ‘Pas de problème, j’aurai préféré rentrer moi aussi mais impossible trop de travail et trop mort de fatigue, bises et bonne soirée’
Zoé fait la dernière réponse : ‘merci encore Zebediah, bonne soirée et bonne nuit.’ et va donner à manger à Manon qui continue à réclamer.
- Viens ma Choupinette, regarde la bonne pâtée de thon et de riz bien cuit, celle qui fait le poil très doux. Je l’ai préparée moi-même, exprès pour toi.
Manon n’écoute plus, le nez plongé dans le bol. On entend un intense bruit de mastication tandis que la petite chatte affamée se restaure. Zoé se laisse tomber sur le sofa rouge et allume quelques minutes la télévision en attendant le retour de Lucia. Elle regarde des clips sans les voir ni les écouter.
A nouveau dans sa tête, les idées tournent à grande vitesse. Ninon va arriver dans quelques jours, il faut prévoir quelques sorties mais Zoé n’a aucune inspiration.
- Finalement, je vais l’emmener avec moi partout, il y a de quoi se distraire. Avec Hassan elle pourra faire du vélo et livrer les plats, avec Antoinette actualiser le site. On ira rendre visite à Alphonse et avec un peu de chance on verra Olympe … Ha ha ha ! rit-elle en se moquant de son amie couturière, forcément on la verra, elle est toujours avec Alphonse. Lucia trouvera bien quelque chose, je lui ferai rencontrer Eugénie et Léontine, Rose et Sarah et Marceline. On pourra tourner une vidéo, elle sait faire des desserts elle aussi. Pas la peine de se casser la tête. On fera quelques balades dans Paris, il n’y a rien de plus beau. Tiens, traverser la Seine vers Bir Hakeim, on voit la Tour Eiffel et tous les clochers et dômes depuis le pont. Avec un petit rayon de soleil c’est magnifique. Et se balader du côté des Batignolles, on pourrait déjeuner d’une pizza dans un petit restaurant. Et on peut aussi aller là où toutes les rues montent et descendent, à Montmartre … Parmi toutes ces promenades, je ne sais pas laquelle je préfère. Et le jardin du Luxembourg … j’adore. Nous aurons l’embarras du choix !
Au milieu de ses élucubrations, tandis qu’elle caresse Manon venue se coucher en travers sur ses genoux, elle entend la clé tourner dans la serrure.
- Hey ! ciao Bellina, dit Lucia en pénétrant dans la pièce. Come stai ? [2]
- Ciao Lucia ! ça va. Je viens d’apprendre que ma sœur Ninon va arriver d’ici quelques jours pour les fêtes de Noël. Elle logera chez Zebediah, il me l’a proposé.
- Molto bene ! [3]
- Qu’est-ce qu’on prépare pour Noël ? Il n’y a pas beaucoup d’endroits à part chez Eugénie pour accueillir du monde.
- Si, è certo [4]. Il faudrait lui demander si elle est d’accord pour qu’on fasse Noël chez elle, ou bien si elle a une autre idée.
- Je vais lui téléphoner. Je ne crois pas qu’elle aura d’autre idée !
- Moi non plus !
Zoé passe la soirée à organiser le repas de Noël. Eugénie est tout de suite partante pour inviter tout le monde chez elle. Quand Zoé a prévenu toutes les personnes qui vont venir le soir du réveillon, Lucia et elle réfléchissent au menu et à la décoration. Au bout d’un moment, après la journée de travail, Lucia sature un peu.
- Zoé, sono stanca, ho bisogno di cambiare idea. Voglio uscire, non vuoi andare al cinema ? [5]
- Tu as une idée de film ?
- Some like it hot ! [6]
- A quelle heure la séance ?
- Adesso [7]
- Perfect, let’s go.[8]
Aussitôt dit, aussitôt fait. Les deux filles attrapent chaussures, sacs et manteaux et cinq minutes plus tard dévalent l’escalier.
*
Ninon arrive deux jours plus tard. Tout est prêt pour la recevoir. Zoé est montée chez Zebediah pour changer les draps du lit. Malgré elle, elle a tourné dans l’appartement pour voir un peu ce qui constituait l’environnement de Zebediah. Elle a rangé les piles de livres et de magazines qui menaçaient de tomber sur le bureau désormais vide, plié les vêtements qui traînaient et fait une lessive avec tout ce qui lui paraissait devoir passer à la machine.
Pour mettre un peu de gaîté dans cet appartement terne, elle a apporté des coussins de couleur et un plaid rouge, une plante verte retombante et un petit miroir baroque à moulures dorées trouvé dans une brocante (le vendeur avait fini par le lui donner lorsqu’elle avait hésité si longtemps à le prendre, mais depuis ce temps il était caché au fond de son armoire). Posée sur une petite table, la plante verte déroule ses longues feuilles décoratives. Accrochée au mur en face de la porte, la glace attrape la lumière et reflète les formes et les ombres, jetant un éclat brillant au milieu de la pièce. Les coussins sont semés sur le sofa gris, recouvert du plaid rouge.
Grâce à Lucia qui récupère des tissus inutilisés ou jetés après les représentations théâtrales, Zoé a pu trouver des rideaux rouges pour remplacer les rideaux marron trop tristes. Après les transformations, la pièce a changé d’aspect et devient accueillante.
Zoé est partie chercher sa sœur à la gare et l’attend au bout du quai. Elle voit arriver Ninon chargée d’une lourde valise qui essaie tant bien que mal d’avancer dans la foule pressée. Quand elles se rencontrent, Ninon pose la valise par terre et les deux sœurs s’étreignent.
- Allez, viens Ninon, j’ai plein de choses et de gens à te faire découvrir.
Ninon a les joues rouges après l’effort, la chaleur du train et le froid du quai. Zoé l’aide à porter la valise, elles s’alternent le long du chemin.
- On va prendre le bus, il n’y aura pas d’escaliers à descendre et à monter comme dans le métro. Par contre à la maison, tu seras au sixième étage, il va falloir monter la valise tout là-haut ! C’est un ami, Zebediah, qui te prête son logement. Tu auras un appartement pour toi toute seule !
- Incroyable ! je n’ai même pas une chambre à moi à la maison, et là j’arrive à Paris et me voilà seule dans un appartement ! C’est trop bien ! s’exclame Ninon folle de joie en battant des mains.
Elles attendent le bus sur le boulevard. Les voitures passent dans un vacarme assourdissant, les yeux de Ninon vont de droite à gauche, comme hypnotisés par les bruits, les couleurs, les odeurs, la tête lui tourne presque. Paris est décidément une bien étrange et curieuse ville.
- Mais comment tu as fait toi, la première fois quand tu es arrivée à Paris ? tu étais toute seule ! s’étonne Ninon
- Je me suis débrouillée …
- Il n’y avait personne pour t’accueillir !
- J’ai rapidement rencontré Lucia, et à partir de là, je n’ai plus eu de problèmes. Tu vas voir comme elle est sympa ! j’ai eu beaucoup de chance.
- J’ai hâte de découvrir tous tes amis ! Mamina m’a déjà beaucoup raconté de choses, mais ce n’est pas pareil de voir les lieux et les gens pour de vrai. Elle te fait d’énormes bisous au fait. Et je suis contente de voir ton chat, j’adore les animaux et surtout les chats. Remarque, j’aime aussi beaucoup les chiens et les chevaux … poursuit Ninon joyeusement en éclatant de rire.
Ninon est une incorrigible bavarde. Elle parle sans discontinuer tout le long du parcours jusqu’à la rue N. Zoé apprend en une seule traite toutes les nouvelles sur ses parents, ses frères et ses autres sœurs, les cousins et cousines, oncles et tantes, et bien sûr Mamina. La nombreuse famille est passée en revue, il n’y a pas vraiment de nouveauté, pas de mariage ni de bébé en vue, ni de souci plus grave, maladie ou chômage. Donc c’est plutôt rassurant.
Lorsqu’elles arrivent dans la cour de l’immeuble, Louis et Hassan se précipitent pour les aider à monter la valise de Ninon jusqu’au sixième étage. Puis tout le monde descend chez Eugénie pour prendre le thé. Ninon est aussitôt immergée dans l’ambiance familiale et chaleureuse des amis de sa sœur. Elle goûte les gâteaux au citron et à la cannelle fabriqués par Eugénie. Mousse vient faire son inspection et vérifier que cette nouvelle venue est fréquentable.
Louis et Eugénie sont émus de faire connaissance avec Ninon qui ressemble beaucoup à sa sœur et paraît avoir la même sensibilité et la même générosité. Petites et vives toutes les deux, elles ont le don de communiquer leur enthousiasme, de stimuler leur entourage et d’encourager les autres à se surpasser.
Ninon et Hassan éprouvent tout de suite un vif sentiment d’amitié réciproque, ils ont sensiblement le même âge, ils découvrent tous les deux Paris, ils vont bientôt être étudiants, ils ont l’envie et l’énergie de la jeunesse. Ninon est ravie de cette rencontre et tout ce qui l’entoure la charme, elle discute avec Hassan qui commence à très bien parler français.
- Demain je te présenterai d’autres personnes, lui dit Zoé. Là on va dîner chez Eugénie, je crois qu’elle a préparé quelque chose de rapide. Ensuite on ira se balader dans Paris. Avec la nuit et les éclairages de Noël, ce sera magnifique.
- C’est génial, merci Zoé !
Eugénie bouscule toute la petite bande pour mettre la table et sert une soupe au potiron, puis une grosse salade et du fromage de chèvre frais avec un pain maison encore chaud et croustillant. Pour le dessert, elle a fait une tarte aux pommes à la cannelle.
Après le dîner et la vaisselle, Louis et Hassan accompagnent Zoé et Ninon pour une promenade le long des quais de Seine. Ninon s’extasie sur les monuments, les lumières, les reflets sur la Seine, les bouquinistes, les hordes de touristes qui défilent dans tous les sens, et bien sûr elle est estomaquée par la beauté de Notre Dame.
- Wow, je comprends les poètes et les peintres à présent … dit-elle en se frottant les yeux devant la façade si majestueuse avec les deux tours carrées, les portails et leurs tympans, les gargouilles raides et jaillissantes, les chimères, les sculptures en nombre incalculable et la rosace. On peut entrer ?
- Trop tard, il faudra revenir, à cette heure-ci c’est fermé. répond Zoé. Quand c’est ouvert, il y a la queue mais on peut entrer, ça avance assez vite. A l’intérieur, ce sont d’autres merveilles qui t’éblouiront, les hautes arches aériennes, l’éclairage, la luminosité, les nombreuses chapelles, les vitraux, et les rosaces toutes plus belles les unes que les autres. On peut aussi monter en haut des tours !
Plus tard, étendue dans son lit chez Zebediah, Ninon se remémore toutes les choses incroyables qu’elle a vues lors de la balade et se dit qu’après tout, elle pourrait elle aussi tout à fait vivre à Paris. Elle a fait connaissance avec Lucia avant de remonter dans sa chambre et elles ont tout de suite sympathisé. Qui pourrait ne pas s’entendre avec Lucia ? Il faut juste connaître quelques mots d’italien pour la comprendre, et sa bonne humeur fait le reste.
*
Le rythme est soutenu les jours suivants : les visites se succèdent, Antoinette, Marceline, Gustave et Honoré et les jardins ouvriers, puis toute l’équipe des cuisiniers bénévoles. En même temps, Zoé peut faire une revue des membres de l’association et poser les bonnes questions sur leur satisfaction ou leurs réclamations.
Ninon découvre l’envers du site internet, là où Antoinette gère les comptes clients, les plannings, et l’actualisation des recettes, des vidéos, des articles.
- C’est toi qui a fait tout ça Zoé ?, demande-t-elle à sa sœur, admirative.
- C’était l’objet de ma formation, le développement d’un site web. Mais pour faire notre site j’ai été aidée par Cezary, on s’est servis de notre site du stage, et maintenant c’est Antoinette qui fait toutes les mises à jour. Je te ferai rencontrer Cezary, c’est un garçon très sympa, mais un bourreau de travail.
- En tout cas, ce site est une pure merveille à manier, précise Antoinette. Il est intuitif, tout y est, un vrai bonheur pour une profane comme moi.
- Antoinette a découvert sa vraie vocation en travaillant avec nous, dit Zoé. Elle gère tout le site, et maintenant que nous avons un peu de succès, ce n’est pas une mince affaire, il faut travailler tout le temps pour suivre les commandes et les affectations.
Plus elle découvre les activités de sa sœur, plus Ninon est surprise par tout ce que Zoé a entrepris et mis en place. Quand elle rencontre Marceline, elle est emballée par sa bonne humeur et sa joie de vivre. Marceline leur présente deux de ses petits enfants qu’elle garde pendant les fêtes de Noël. Elle les fait tous asseoir pour leur faire déguster un jus de bissap à base de fleurs d’hibiscus séchées.
- Spécialité de mon pays, ha ha ha, dit Marceline qui continue pendant ce temps sa préparation culinaire, un Thiebou Yapp, c’est un plat traditionnel sénégalais de riz à la viande avec des légumes, que je sers avec une sauce à l’oignon. C’est une commande qu’Hassan viendra chercher tout à l’heure.
Après avoir dégusté le jus de bissap, Ninon et Zoé rendent visite à Rose et Sarah, puis à Anselme et Nino, puis à tous les autres spécialistes de la cuisine. Hassan a prévu d’emmener Ninon en fin d’après midi à vélo chez Gustave et Honoré pour lui faire découvrir les jardins ouvriers. Les filles ont rendez-vous au garage avec lui. Ninon admire la nouvelle porte et l’intérieur bien aménagé. Hassan et Zoé lui racontent la vandalisation et la reconstruction des lieux, grâce à l’intervention de deux policiers proactifs. Théophraste fait un rapide passage pendant leur visite, il rapporte sa boîte à outils pour la ranger dans le garage.
- Tu vas aider Hassan à ramener des légumes et des fruits. A l’aller vous porterez des déchets à recycler dans les composts. Quand tu reviendras, on ira voir Alphonse, il sort demain de l’hôpital.
- D’accord boss, répond Ninon en riant, tu as l’âme d’un chef d’entreprise !
- Non, le patron c’est Louis. Il a fait ça avant, et il assure. Moi, je ne suis que son apprentie.
- Mais c’est toi qui es à l’origine du Faitout Magique, non ?
- Sans Louis, je n’aurais rien fait. Et je ne suis pas trop intéressée par l’administratif, le juridique, la comptabilité, je n’y connais rien, lui oui. Moi ce que j’aime ce sont les relations humaines, mettre les gens en contact et créer de l’énergie et du bonheur. Et puis je peux rendre hommage à Mamina qui m’a tant apporté, c’est elle qui m’a donné le goût de la cuisine, depuis que je suis toute petite.
- Oui, c’est vrai que Mamina est une reine des fourneaux. Aujourd’hui, elle ne cuisine plus tant que ça, elle ne fait plus que des gâteaux pour ses parties de cartes avec ses amies.
- A son âge, ce n’est plus à elle de gérer les réunions de famille ! approuve Zoé.
De retour des jardins ouvriers, après l’approvisionnement du garage avec les nouvelles denrées, Ninon rejoint Zoé et elles partent pour l’hôpital. Ninon ne se réjouit pas plus que Zoé de revoir Olympe, qui a mauvaise réputation chez les Muid, mais elle n’en laisse rien paraître.
Dans la chambre d’Alphonse, Olympe n’est pourtant pas là. Alphonse est dans son lit, seul, la tête encadrée d’oreillers, l’air morose. Son visage s’éclaire d’un sourire à la vision des deux sœurs.
- Salut les filles. A qui ai-je l’honneur, dit-il en hochant la tête en direction de Ninon, tu ressembles tellement à Zoé que je devine que vous êtes sœurs !
- Bingo ! répond Zoé, bonjour Alphonse, voici Ninon. Elle vient passer les vacances de Noël chez nous.
- Très sympa. Alors Ninon, tu arrives de la province, contente de découvrir Paris ?
- Eh, il me prend pour une benête ? demande Ninon à Zoé en riant
- Non, pas du tout, s’excuse Alphonse, à force d’être cloué dans cette chambre, c’est moi qui devient un benêt.
- Bon, mauvaise entrée en matière, dit Zoé, on va reprendre depuis le début.
Soudain un bruit de talons qui marchent rapidement sur le carrelage se fait entendre dans le couloir et Olympe pénètre en coup de vent dans la chambre, vêtue d’un grand manteau noir très large et déstructuré et de bottes vertigineuses. Olympe jette quasiment sa houppelande sur le fauteuil en skai à côté du lit, ainsi que son sac à main qui ressemble à un cabas trop chic pour faire les courses.
- Salut Zoé, salut Ninon, en visite chez nous ?
- Salut Olympe, absolument, comme tu le vois.
- C’est le dernier jour pour Alphonse, demain il rentre à la maison dans son appart. Mais il sera en fauteuil roulant. Heureusement il y a un ascenseur. Comme il a besoin d’aide, je vais m’installer chez lui temporairement.
Olympe ne laisse à personne la possibilité de parler, encore moins à Alphonse qui ouvre et ferme la bouche comme un poisson.
- Oui, je sais, Alphonse n’était pas trop d’accord, mais comment ferait-il si je n’étais pas là ? je vous le demande !
Olympe pousse son manteau sur le dossier et se laisse tomber dans le fauteuil en se taisant enfin, les autres sont encore ébahis par son arrivée théâtrale.
- Toujours aussi dingue, murmure Ninon, elle se croit tellement indispensable et en fait elle est juste odieuse.
- Chut, répond Zoé, tu apportes de l’eau à son moulin. Si elle t’entend, elle va reprendre de plus belle. Attends qu’elle se calme un peu !
- Bon, c’est d’accord, finit par répondre Alphonse à Olympe, mais tu dormiras où ? je n’ai qu’un seul lit …
- Ce n’est pas un problème, ou bien je rentre chez moi, ou bien je dors par terre. Ou encore mieux, dans ton lit ! Olympe éclate d’un rire un peu fou. Excusez-moi, finit-elle par dire, je suis un peu sous tension à cause de ma collection. Cela ne se passe pas très bien avec la sponsor. Elle vient d’arriver de Londres et elle s’est aperçue que je suis un peu en retard … en fait beaucoup en retard. Mais pas de souci, je vais remonter la pente, l’inspiration est là ! Olympe pointe son index sur sa tempe d’un geste qui se veut convaincant.
- Complètement folle, susurre Ninon en riant sous cape. Cà fait longtemps que je n’avais pas vu une scène pareille. Mais comment tu fais Zoé pour ne pas éclater de rire, elle est totalement ridicule.
- Je serre le poing dans ma poche, tant elle m’énerve.
Ninon observe sa sœur et constate qu’elle a effectivement les mains dans les poches de son manteau, qu’elle regarde droit devant elle avec raideur, et qu’elle semble crispée.
- Comment êtes-vous organisés demain pour ton retour, demande Zoé à Alphonse pour couper court au monologue d’Olympe.
- Ce sont mes parents qui viennent me chercher et me ramènent chez moi. Ils ont prévu la location du fauteuil roulant.
- Savent-ils qu’Olympe s’installe chez toi ?
- Non, j’avoue que je ne le savais pas moi-même il y a encore quelques minutes, répond Alphonse en faisant un clin d’œil à Zoé et Ninon.
- Eh bien ils vont l’apprendre rapidement, réplique Olympe sèchement. Tu ne peux pas rester tout seul, il te faut de l’aide.
- On verra demain, l’interrompt Alphonse, pour l’instant, profitons de la visite de Zoé et Ninon ! Qu’allez-vous faire ces prochains jours les filles ? Quelque chose de prévu pour Noël ?
Zoé explique à Alphonse mais sans trop révéler de détails, qu’une fête est organisée avec les membres de l’association, et que les préparatifs sont en cours. Le temps passe paisiblement, une fois qu’Olympe s’est calmée. Zoé et Ninon disent finalement au revoir au couple hétéroclite, et retournent rue N. pour la soirée.
En route, Zoé échange quelques sms avec Zebediah. ‘Salut Zebediah, ma sœur est bien arrivée et bien installée chez toi. Je me suis permise quelques aménagements pour mettre un peu de gaieté dans ton appart. Noël est organisé, Alphonse quitte l’hôpital demain, il sera en fauteuil roulant, et Olympe s’incruste chez lui ! biz’ Zebediah répond le cœur battant : ‘Merci pour la déco, c’est un truc auquel je n’ai jamais le temps de penser, alors c’est sympa de le faire pour moi. C’est quoi cette histoire entre Olympe et Alphonse ? bises’. Zoé poursuit : ‘Olympe est devenue la garde malade d’Alphonse, elle se consacre à lui et du coup elle est en retard pour sa collection. Elle est très énervée à cause de sa sponsor. Alphonse s’en moque mais il en profite, comme toujours.’ Zebediah s’amuse maintenant : ‘c’est du délire les histoires d’Olympe, c’est quoi son objectif, elle joue à la maman avec Alphonse ?’ et Zoé conclut ‘elle cherche un nouveau boy friend depuis des mois, depuis sa rupture avec Auguste, elle déteste rester seule ! Mais Alphonse n’est pas très sérieux, elle risque de se casser les dents !’
De l’autre côté de la Manche, assis à son bureau dans un immeuble neuf tout en verre au pied de la Tamise, Zebediah rit tout seul sur sa chaise ergonomique en imaginant la scène. Ce petit échange de sms lui a donné un coup de boost, parfois il faut savoir être patient, et tout vient à point à qui sait attendre, Alphonse ne semble plus être dans la course ! Un instant plus tard, il admet la mesquinerie de sa joie, et Zoé ne lui a jamais rien promis. Son sourire s’efface, il hausse les épaules et se replonge bravement dans ses notes. Le travail est toujours une consolation incomparable.
*
Noël s’est déroulé comme prévu. Le vingt quatre décembre au matin, la neige s’est mise à tomber, rendant difficiles les déplacements à vélo. Hassan, Louis et Ninon sont allés chercher les provisions en bus, une fois n’est pas coutume, Théophraste a préféré rester au chaud.
Chez Eugénie, les préparatifs se sont passés dans une atmosphère industrieuse toute la journée. Et la fête familiale le soir a été réussie. Antoinette et Louis ont offert à Zoé comme cadeau de Noël le premier bulletin de salaire du Faitout Magique. La joie de tous a été à son comble, car même si Zoé était désolée d’être seule à toucher une rémunération, cette feuille de paie numéro un est la preuve de la réussite de leur association et la promesse que d’autres bulletins suivront.
Le vingt cinq décembre a été une journée de repos pour tous, les livraisons avaient été faites la veille. Les activités ont repris le lendemain, avec la fébrilité de la préparation de commandes pour le réveillon du nouvel an.
La neige a tenu plusieurs jours avant de fondre lamentablement. Ninon repartira après le premier janvier, après une semaine mouvementée où elle aura eu l’occasion de voir tous les amis de Zoé. Elle pourra ainsi faire un rapport positif à Mamina et à leurs parents sur la vie trépidante de sa sœur à Paris. En attendant, elle partage les préoccupations des membres de la communauté et n’hésite pas à apporter son aide. Tous les soirs, elle se retrouve dans l’appartement de Zebediah et goûte le bonheur et le luxe d’être à Paris et de disposer d’un petit appartement pour elle toute seule.
Alphonse est rentré chez lui et Olympe est aux petits soins pour son protégé. Naturellement elle est arrivée à ses fins, et Alphonse a cédé à ses avances. Dorénavant, elle est officiellement sa ‘girlfriend’. Elle est depuis cette annonce comme un petit oiseau sur une branche, elle est gaie et chante du matin au soir. La préparation de sa collection a connu un moment de flottement avant de repartir de plus belle. Mais la sponsor est furieuse car elle n’a aucun feedback sur son investissement, elle n’est pas certaine du sérieux de la jeune femme. Il n’est pas impossible que des complications surgissent en début d’année avec un rappel à l’ordre pour Olympe. La désinvolture d’Alphonse aurait-elle fini par déteindre sur sa petite amie ?
Zoé porte toujours dans son cœur le fardeau de la tragédie d’Alphonse, et craint pour sa santé mentale quand il apprendra la vérité. Elle craint même pour la sienne quand elle se demande comment il faudra faire pour le soutenir s’il flanche complètement.
Saïd et Violette ont invité les Delta avant le nouvel an, et ils se sont retrouvés le vingt neuf décembre à ‘La Nuit Étoilée’. Cezary, habillé d’un costume flambant neuf et d’une chemise à col cassé, a fière allure et est accompagné par une collègue de travail, Marie-Christine (dont tous devinent qu’elle n’est pas qu’une simple connaissance même si Cezary ne révèle rien). Alphonse est venu en taxi avec Olympe, il porte sa chemise blanche à jabot, et est assis dans le fauteuil roulant avec une couverture posée sur ses jambes plâtrées. Olympe est habillée avec extravagance, en robe noire et blanche à col montant, collant jaune vif et escarpins à larges talons carrés en daim noir. Zoé a mis une jolie robe fluide en mousseline écarlate, avec des babies fines en vernis noir. Ninon et Hassan ont également été invités, intimidés au départ, puis tout à fait à l’aise au milieu des ex informaticiens et de leurs amis, eux aussi vêtus de beaux atours. Ninon a emprunté une robe à sa sœur, et avec l’accord de Zebediah, Zoé a prêté l’un de ses costumes à Hassan.
Saïd et Violette ont prévu un dîner somptueux et fermé le restaurant pour cette soirée exceptionnelle. Travaillant comme des fous, ils ont décidé de fêter leur rencontre et la nouvelle année avec les amis de Violette, et de profiter d’une journée sans clients ! Ils annoncent aux Delta que Violette est enceinte. John et Chaymâa viennent saluer la compagnie, ils sont adorables dans leurs habits de fête.
La soirée est formidable, Cezary est dans une forme incroyable, il est heureux comme un roi et tout le monde comprend pourquoi … Tout le monde comprend aussi rapidement que le talentueux Cezary est mené à la baguette par Marie-Christine, et qu’elle en fait ce qu’elle veut. Mais cette jeune-femme autoritaire ne peut pas, au moins pendant la soirée, empêcher que les Delta protègent Cezary de sa trop grande influence. Aussi Cezary, contrairement à son habitude, est bavard et ouvert, il plaisante sans arrêt et ses amis sentent qu’il a enfin atteint l’objectif de réussite sociale qu’il s’était fixé.
Les Delta, intéressés par l’avancement de l’initiative du Faitout Magique, interrogent Zoé et sont à la fois surpris et ravis de constater que le pari a fonctionné et que le succès arrive. Cezary propose de venir donner un coup de main pour optimiser le site, et notamment de vérifier la pertinence du référencement.
- On pourrait enfin créer la synergie dont on avait parlé il y a quelques temps, en ajoutant des liens pour naviguer entre nos deux sites, propose Saïd. En effet, Violette aidée de Cezary a elle aussi développé un petit site pour le restaurant.
- Mais oui, répond Zoé, j’espère qu’on pourra tenir avec davantage de notoriété, car nous sommes tout petits … même si ça marche bien. Si on grossissait trop vite, on ne serait plus assez dimensionnés pour répondre à la demande …
Le rendez-vous est pris avec Cezary, Zoé lui présentera Antoinette qui est désormais le webmaster du Faitout Magique.
Olympe n’a pas fait d’esclandre pendant la soirée, il faut dire qu’elle est très préoccupée par l’avancement de sa collection qui semble quasi nul, faute de travail et d’inspiration. Du coup, Alphonse a pu s’exprimer librement, lancer quelques remarques insolentes et tourner sa situation de blessé en dérision. Ses critiques virulentes ont surtout porté sur la vie à l’hôpital et sur la sécurité des routes et des cars en Patagonie. Mais comme toujours il est plein d’esprit et en aucun cas n’est passé pour un râleur, juste pour un convive pertinent et drôle.
A la fin de la soirée, tous s’étreignent et se promettent de ne pas attendre aussi longtemps que précédemment pour se revoir. Saïd et Violette sont complimentés pour leur accueil et le délicieux dîner, et félicités pour l’heureux événement (le bébé est attendu pour l’été, il y a encore le temps !). Alphonse et Olympe s’engouffrent dans un taxi, Olympe, en bonne garde malade, plie le fauteuil roulant qui est déposé dans le coffre. Cezary et Marie-Christine repartent à pied, Zoé, Ninon et Hassan rentrent en métro.
*
Le trente et un décembre au matin, le temps est très maussade et Zoé prépare un dessert dans la cuisine pour le soir. Une fête pour le nouvel an est organisée par les amis italiens de Lucia, dans un pavillon de banlieue, tout près. Ninon est partie faire un tour dehors depuis un bon moment, probablement avec Hassan.
Soudain, la porte de l’appartement s’ouvre et Zoé ne discerne pas de bruit de pas, mais elle entend le chat grogner. Intriguée, elle s’essuie les mains pleines de farine d’épeautre et va jeter un œil dans le couloir. Dans l’encadrement de la porte, à contre jour, elle voit Ninon qui attend. A ses pieds, boule de poils frisés, avec un museau frétillant et deux yeux vifs, un petit chien est assis. Manon est arc boutée, tout son pelage dressé, sa queue a doublé de volume, et de sa gorge monte une plainte de colère et de peur.
Zoé attrape Manon avant qu’elle ne se précipite sur le chien, puis interroge Ninon du regard.
- C’est un cadeau. Il m’a suivie dans la rue, avoue Ninon piteuse, je n’ai pas eu le cœur de le chasser, pourtant j’ai essayé de le semer plusieurs fois, mais rien à faire, il ne m’a plus lâchée.
- Tu es complètement dingue d’amener un chien ici avec Manon ! Regarde comme elle est stressée !
- Mais non voyons, je vais leur expliquer à tous les deux et tu verras, ça va bien se passer.
- Oui, mais je ne peux pas garder un chien, j’ai déjà Manon, et puis il doit être à quelqu’un.
- Oui, il faut se renseigner, mais je suis persuadée qu’il n’est à personne.
- Qui va aller voir le vétérinaire pour vérifier s’il est pucé ? interroge Zoé
- Moi. Je vais l’emmener, et puis mettre un message sur un site pour animaux perdus. Mais d’abord, laisse-moi avec Manon et Peter.
- Peter ?
- Oui, je l’ai appelé Peter, ça lui va bien non ? il a un petit air british, il est très précieux. Regarde le marcher du bout de ses pattes ! Il fait pareil dans la rue pour éviter les obstacles ! Trop mignon !
- Pour l’instant, je ne peux pas trop le voir marcher, je protège Manon qui n’est pas heureuse.
- Passe-moi Manon, je me charge des deux.
- Tu as l’air bien sûre de toi ... je te fais confiance …
- Retourne faire ton gâteau.
Lorsque Zoé a enfin terminé sa préparation, un peu sous stress, elle retourne dans la chambre où Ninon a fait entrer Manon et Peter. Le chien ne se préoccupe pas du chat et Manon semble calmée, même si elle reste à l’abri en hauteur.
- Je l’emmène chez le vétérinaire, décrète Ninon, j’y vais avec Hassan, je viens de l’appeler. Il va se débrouiller pour me trouver une laisse et un collier.
Le trente et un décembre au soir, Zoé a officiellement hérité du chien, non pucé, vacciné et dénommé Peter. Hassan s’est engagé à le promener souvent, une fois que Ninon sera partie. Le chien est adorable et naturellement tout le monde fond pour lui, sauf Mousse qui préfère se réfugier sur une armoire quand Hassan l’amène chez Eugénie.
Le réveillon est une soirée animée, sans prétention, dont le thème est amusant et original. Lucia a apporté des costumes et des accessoires pour se déguiser. Le pavillon de banlieue a été transformé en palais vénitien avec des tentures, des meubles de décors et des candélabres dorés. Les convives peuvent donner des représentations, réciter, déclamer ou improviser des scènes comme au théâtre, sur fond de musique d’opéras italiens.
C’est une fête peu ordinaire, somptueuse et faussement décadente, qui transporte les apprentis acteurs jusqu’aux premières heures du matin. A minuit, Zoé envoie un sms à Londres : ‘salut Zebediah, tous mes vœux de bonne année, j’espère que tu t’amuses ce soir, nous sommes habillés en acteurs comme au théâtre et nous jouons des pièces loufoques. Très réussi. Ninon m’a rapporté un chien abandonné, c’est Peter. Biz’ et Zoé joint une photo du chien couché par terre alors que le chat perché juste au dessous le regarde d’un œil morne. Zebediah répond : ‘Salut Zoé, bonne et heureuse année à toi, biz à tous et au chien, je m’ennuie dans ma fête sinistre sans vous tous et sans toi. biz’.
- Pas drôle ce réveillon pour Zebediah, se dit alors Zoé, qui s’amusait dans sa fête un peu égoïstement, sans penser que d’autres pouvaient être moins chanceux. J’espère qu’il sera là bientôt et qu’il pourra rattraper le temps perdu.
- A qui tu écris ? demande Ninon qui se penche vers sa sœur, curieuse, habillée d’une longue robe à crinoline verte et d’une perruque blanche à boucles.
- A Zebediah, je parie, répond Lucia qui passait par là, elle aussi transformée en Marquise pomponnée.
- Le propriétaire de l’appart ? poursuit en riant Ninon qui attrape la main d’Hassan vêtu d’une longue veste brodée et d’un pantalon blanc, ses cheveux poudrés de blanc, pour aller danser un menuet.
Le lendemain matin, un peu fatiguées par la folle soirée à laquelle elles ont participé avec enthousiasme, Zoé et Ninon appellent d’abord Mamina pour lui souhaiter la bonne année, puis toute leur famille.
Ninon repart le jour suivant, la mort dans l’âme après s’être bien amusée et avoir profité de chaque instant de ses vacances. Elle laisse avec tristesse Peter qui la regarde partir avec sa lourde valise.
- Je ne peux pas ramener Peter chez les parents Maman ferait une crise cardiaque. Elle a déjà suffisamment de choses et de gens à s’occuper comme ça. Tu peux le garder ? avait-elle demandé à Zoé au bord des larmes.
Le chien sentait très bien que quelque chose n’allait pas et que son sort était en train de se jouer à ce moment précis. Il gémissait doucement en regardant fixement tour à tour Zoé et Ninon.
- Tu crois que je peux faire autrement, maintenant qu’il s’est installé ici après avoir connu la rue ? tu penses que je peux le laisser repartir et affronter les dangers du froid et de la solitude ? en sachant que s’il se fait attraper ce sera d’abord la fourrière et ensuite la piqûre ? avait répondu Zoé
- Merci Zoé, je penserai à lui tous les jours, je suis si soulagée de savoir qu’il sera bien traité. Et bien sûr je reviendrai le voir très vite, il me manque déjà … .
Après des adieux tragiques à Peter puis à Hassan et tous les fidèles du Faitout Magique, Zoé raccompagne Ninon à la gare puis reprend seule le chemin de la maison.
La nouvelle année qui commence sera-t-elle aussi riche en événements que la précédente ?
Arrivée chez elle, Zoé met le collier autour du cou de Peter, y accroche la laisse, et l’emmène faire le tour du pâté de maisons avec nostalgie. Tout semble vide autour d’elle, sans Ninon, sans Zebediah, sans Lucia qui est restée chez Giambattista, et sans Louis qui passe beaucoup de temps désormais avec Antoinette. A son retour, Zoé passe chez Eugénie où elle trouve Hassan un peu perdu sans Ninon, penché sur un livre qu’il ne lit même pas. Eugénie est trop heureuse de leur proposer une bonne tasse de thé avec un peu de cake aux fruits, pour changer leurs idées noires.
[1] Deux oiseaux, une pierre (d’une pierre deux coups)
[2] Comment vas-tu ?
[3] Très bien
[4] Oui, c’est sûr !
[5] Zoé, je suis fatiguée, j’ai besoin de me changer les idées. Je veux sortir, tu ne veux pas aller au cinéma ?
[6] Certains l’aiment chaud
[7] Maintenant
[8] Parfait, on y va !