En marchant, ils s'étaient rapprochés de la forêt, barrière sombre qui emplissait l'espace devant eux. Des résineux à l'allure austère se mêlaient à d'autres espèces comme des hêtres ou des bouleaux, aux feuillages d'un coloris plus tendre. Des mélèzes, qu'Arthen aimait tout particulièrement, exhibaient fièrement leurs aiguilles neuves, d'un vert presque fluorescent, proclamant leur statut de résineux excentriques, dénudés l'hiver, mais éclipsant tous les autres par leurs couleurs éclatantes au printemps et à l'automne. En s'approchant, Arthen se laissa envahir par la beauté de la forêt, après l'arrière-goût de tristesse que lui avait laissé le village, enlaidi par sa pauvreté. Elle couvrait des kilomètres et des kilomètres devant eux, s'il se fiait à ce qu'il avait découvert en observant dans cette direction depuis la villa. En voyant le chemin se diviser à l'approche des premiers arbres, il se demanda comment ils allaient bien pouvoir trouver F'lyr Nin.
Ils n'eurent pas à chercher. La fille-oiseau les attendait derrière un arbre, au premier embranchement du sentier, buvant le soleil. À côté d'elle, un empilement de branches imposant montrait qu'elle n'avait pas chômé. Comment avait-elle pu entasser du bois sur plus de deux mètres de haut et bien cinq de large, en un monticule bien rangé qui séchait au soleil, à plus de cinquante mètres des premiers arbres ? Même en considérant qu'il ne s'agissait que de bois mort qu'elle s'était contentée de ramasser, l'exploit restait impressionnant pour une gamine qui paraissait si frêle.
- Alors, tu t'es fait prendre ? attaqua Djéfen d'un ton narquois.
Elle les gratifia d'une moue, les bras croisés.
- Le lendemain, j'avais la cheville tout enflée, il a bien fallu que je m'explique.
Arthen ne dit rien, trop occupé à la détailler. Elle correspondait à sa première impression. Elle n'était pas « moche comme un vautour déplumé », comme l'avait suggéré Djéfen avec moquerie. Non, de jour, l'oiselle était encore plus étonnante que de nuit, avec ses yeux orange, un peu ronds, et ses cheveux longs auburn parsemés à la racine de plumes d'un roux plus vif. Son visage était couvert d'un très fin duvet pâle qu'on pouvait ne pas remarquer au premier coup d'œil : les plumettes étaient exactement de la couleur de la peau des deux garçons. Une couronne de plumes légèrement plus grandes et plus foncées, dans les gris perle, encadrait son visage à la naissance des cheveux. Arthen fut saisi d'une envie de toucher, juste pour éprouver sous ses doigts la sensation de sa « peau ». Il se demanda si tout son corps était couvert de ces plumules. Son pantalon en tissu épais et sa tunique de travail à manches longues ne permettaient pas d'en juger. Les vêtements, pratiques et sans grâce, de couleur fanée, s'ajustaient à ses formes longilignes. Mais ils ne suffisaient pas à la rendre terne, loin de là...
- Eh ! Quand t'auras fini de me dévisager ! protesta-t-elle d'un ton gouailleur, en se levant d'un bond léger.
Arthen rougit, pris en flagrant délit. Était-elle télépathe, comme Djéfen l'avait affirmé ? Avait-elle vu qu'il l'avait déshabillée en pensées ? La chaleur monta jusqu'à ses oreilles, et il se sentit horriblement gêné.
- Tu... tu ne ressembles pas à ta tante, jeta-t-il pour tenter de se donner une contenance, en butant sur les mots d'une façon qu'il jugea lamentable.
- K'min Ser est la demi-sœur de ma mère. Sa mère à elle était une « peau-nue ». Tous mes ancêtres à moi sont du peuple des oiseaux, expliqua-t-elle fièrement. Tu me trouves jolie ? fit-elle sans transition, en tournant sur elle-même avec grâce.
Fine et déliée, elle mesurait environ une demi-tête de moins qu'Arthen. Physiquement, elle était encore une enfant, ce que son attitude mutine ne démentait pas. Djéfen grogna d'un ton dégoûté. Arthen, lui, avala sa salive, intimidé soudain.
- Euh, je ne sais pas, non, enfin oui ! bafouilla-t-il, avec embarras.
Elle éclata d'un rire franc, arborant un air dédaigneux et moqueur.
- Toi, tu ne sais pas grand-chose, petit étourneau ! lança-t-elle à Arthen.
Il rougit encore plus, jusqu'à sentir la chaleur à la racine de ses cheveux.
- Hum, je pourrais t'apprendre des choses, des choses que ton ami connaît... des choses qu'on te cache...
- Qu'est-ce que tu me donnes pour ne rien dire de tes secrets, bel oiseau ? continua-t-elle tout haut, se tournant vers Djéfen.
Arthen comprit soudain qu'avant, F'lyr Nin s'était adressée à lui et rien qu'à lui, sans parler. Il eut comme un vertige. C'était donc ça qu'elle avait fait avec Djéfen l'autre jour ? C'est vrai qu'il ne savait pas grand-chose...
- Pourquoi je te donnerais quelque chose ? Je n'ai rien à cacher, répliqua Djéfen.
- Dans cette ville, tout le monde a des secrets... répondit-elle avec aplomb.
Djéfen parut mal à l'aise, ou du moins agacé, pour autant qu'Arthen pût en juger. En effet, il aimerait entendre ce que F'lyr Nin avait à lui dire ! Pouvait-elle comprendre cette pensée, formulée avec insistance ?
- Mouais, je ne suis pas sourde ! Viens dans trois nuits à la cabane... Seul !
- Cette fille raconte n'importe quoi ! lança Djéfen à son ami en faisant demi-tour. Rentrons, je ne vois pas pourquoi on l'aiderait à porter son bois. Après tout, c'est de sa faute si elle a récolté une corvée, pas de la nôtre !
Elle éclata d'un rire clair. Se levant d'un bond léger, et fit un geste vers le tas de bois qui se mit à flotter au-dessus du sol, en parfait équilibre.
- Je n'ai pas besoin de vous, mes petits moineaux, ces branches volent de leurs propres ailes !
Elle rit de plus belle, satisfaite de son dernier jeu de mots. Arthen fixa avec ébahissement le tas en suspension. Ça l'impressionnait bien plus que la boutade : des branches avec des ailes, ce n'était que très moyennement drôle. F'lyr Nin n'était-elle pas un peu vaniteuse ? Ou alors, le garçon était allergique à son vocabulaire, petits moineaux par ci, ailes par là... Et puis d'ailleurs, qu'avait-elle à les traiter tout le temps de petits, elle n'était pas plus vieille qu'eux !
Il vit F'lyr Nin changer du tout au tout d'expression, et prendre un air mécontent, le fusillant du regard :
- Eh ! Vous n'auriez pas trouvé mon carnet ? cria-t-elle en mettant les mains sur ses hanches.
Son ton acerbe indiquait clairement ce qu'elle pensait de la disparition de son carnet. Elle avait haussé la voix pour qu'elle porte jusqu'à Défen, déjà éloigné de quelques dizaines de mètres. Celui-ci ne s'arrêta pas. Ce n'était pas lui qui avait le carnet, de toute façon... Tiraillé entre son désir de le rejoindre et la mission qu'il était venu accomplir, Arthen hésita. Il pourrait bien le rattraper plus tard... Il fouilla nerveusement dans sa veste, cherchant la bonne poche, et en sortit finalement le carnet.
Il le tendit à F'lyr Nin en se maudissant de rougir derechef :
- C'est quoi... ce que tu écris ? balbutia-t-il.
- J'aime bien les mots, dit-elle en saisissant l'objet avec avidité. Les mots de mon peuple s'envolent, alors moi, je les pose sur du papier.
Arthen secoua la tête, médusé. Comment pouvait-elle lancer à la suite des blagues grossières et des phrases aussi belles et subtiles ? Il n'était décidément pas près de la cerner.
-Eh, tu rappliques ? l'appela Djéfen.
Il sursauta, fit un petit signe d'au revoir gêné à F'lyr Nin, et partit vers son ami au petit trot. Il jeta un regard de regret à la forêt, dont il n'avait eu qu'un maigre aperçu. Rejoignant Djéfen, il se dirigea vers le village et les adultes.
Arthen ne savait plus quoi penser. Djéfen croyait la fille-oiseau dangereuse, et il avait certainement raison, sa démonstration de lévitation en donnait la preuve. Pourtant, elle était d'un abord fantaisiste qui la rendait drôle, voire un tantinet ridicule. Et quand elle parlait des mots, elle devenait touchante et émouvante. Tout cela n'incitait pas à la considérer comme une menace.
Et F'lyr Nin avait prétendu que Djéfen ne disait pas tout à son ami. Arthen était de plus en plus persuadé qu'il connaissait l'identité du nazgar d'Arcande. Était-ce bien judicieux de vouloir la connaître aussi ?
****
Arthen se montra exemplaire les trois jours suivants. Il s'améliorait dans ses tâches de garçon à tout faire de l'auberge, et trouvait du plaisir et de l'intérêt à tendre l'oreille aux discussions des clients. Elles étaient la plupart du temps sans grand intérêt, des conversations privées qui ne le concernaient pas, mais il engrangeait aussi les informations glanées des patrouilleurs, qu'il écoutait avidement. Ce n'était pas bien difficile, ils aimaient se mettre en valeur et recherchaient l'attention du public. Leurs récits d'embuscades ou de combats avec les sauvages titillaient l'imagination d'Arthen. Il aurait aimé être un petit mulot dans une de leurs poches, pour observer tous ces alters d'apparence étrange. En même temps, les voir de trop près n'était pas forcément souhaitable... la bonhomie des homme-oiseaux restait une exception chez des sauvages au comportement essentiellement violent.
Arthen évita quand même de trop se laisser distraire. Il n'aurait pas fallu qu'une punition ou une corvée l'empêche d'honorer son rendez-vous nocturne. Oanell lui avait dit que K'min Ser était une « bonne amie », qu'elle connaissait depuis longtemps. Elle lui faisait confiance. Arthen ignorait si cette confiance pouvait s'étendre à sa nièce, mais il avait décidé de tenter le coup. F'lyr Nin ne lui paraissait pas animée de mauvaises intentions à son égard. En réalité, rien ne lui permettait de l'affirmer, mais il suivait son instinct.
Depuis deux jours, et surtout deux nuits à dormir en pointillés, tracassé par le doute, il se demandait quand même s'il faisait bien, mais au fil du temps sa résolution s'était renforcée. Même si c'était idiot, ou dangereux, il avait envie de savoir qui était le protecteur d'Arcande. Il voulait également des informations sur les Spatiaux, et en particulier sur son père. Les hommes-oiseaux n'étaient peut-être pas réticents, comme les humains d'Arcande, à parler des Spatiaux. Après tout, ils étaient présents, eux aussi, quand les visiteurs avaient construit la ville !
****
Au milieu de la nuit, Arthen se faufila hors de l'auberge par l'entrée de service. Personne n'avait encore remarqué ses absences nocturnes, autant en profiter : cela risquait de ne pas durer éternellement.
Le ciel était obscur ; même les étoiles avaient disparu sous une couche de nuages, mais une petite lampe compensait le manque de lumière naturelle. Il avait pris un thermos de tisane chaude - il s'en montait dans sa chambre le soir -, un livre, et une couverture ultra fine, héritage des Spatiaux. Il avait plu en fin de journée, la température était devenue fraîche.
Avec la pluie qui avait rendu les chemins glissants, la fille-oiseau viendrait-elle ?
Arthen attendit F'lyr Nin en lisant, bien emmitouflé dans sa couverture, sa loupiote éclairant juste assez pour déchiffrer les caractères. Depuis tout petit, il aimait l'odeur qui se dégageait des feuillets imprimés. Avant qu'il sache lire, Siohlann lui faisait la lecture le soir, de sa voix grave et apaisante, allongé à côté de lui, au chaud dans le lit. Déjà, à cette époque, il rapportait d'Arcande, exprès pour Arthen, les livres qu'on y fabriquait sur du papier, comme dans les temps très reculés. Si quelque chose ne manquait pas ici, dans les collines, c'étaient bien les arbres...
On imprimait de tout, bien sûr des manuels scientifiques et techniques à usage pratique, mais aussi de l'histoire, de la philosophie, et de la littérature. Arthen piochait surtout dans cette dernière : les grandes épopées du passé, les romans qui évoquaient entre les lignes la façon de vivre en des temps lointains.
Si son père était bien celui qu'il croyait, alors il avait écrit des livres, lui aussi... Arthen s'aperçut qu'il ne lisait plus. Ses pensées avaient suivi leur cours, et l'avaient ramené vers son problème existentiel à lui. D'où venait-il ? Pourquoi son père, si c'était bien son père, ne les avait-il pas tous emmenés en partant : lui, sa mère et Sio ? Peur de s'embarrasser d'eux, dans le monde hyper-civilisé dans lequel il vivait ? Ou honte qu'ils soient tous si ordinaires par rapport à lui ? Et surtout, pourquoi était-ce si important ? Arthen avait sa mère et Siohlann, et toute une famille autour d'eux ; cela aurait dû lui suffire.
Pourtant, il était là ce soir...
Comme j'adore le passage avec Flyr nin ! Les dialogues sont super, l'irruption de la télépathie fonctionne bien . C'est bien qu'elle ait du caractère, un peu, on ne sait effectivement pas quoi attendre d'elle !..
Oui, elle est imprévisible et elle est forte pour éclipser les garçons...