Arthen n'en avait pas pour autant fini avec Djéfen. Il voulait lui parler de leur visiteuse de la nuit. Quand le garçon, les joues brûlantes de confusion, dit qu'il aurait bien aimé la revoir, pour lui rendre son carnet - un prétexte qu'il jugeait lui-même peu crédible -, Djéfen s'esclaffa, et traita son ami de romantique.
- Si ça se trouve, en plein jour, elle va te paraître moche comme un vautour déplumé ! se moqua-t-il.
Il recula quand Arthen fit mine de se jeter sur lui, et dévala l'échelle.
- Eh, j'ai ramassé une plume ! cria-t-il d'en bas, tu crois qu'elle appartient à ton amoureuse ?
Arthen se lança à sa poursuite en riant. Les deux enfants se coururent après, leurs soucis oubliés, jusqu'à ce que Djéfen, de retour à son point de départ, s'écroule dans la cabane, à bout de souffle, hilare.
- La fille mystérieuse ne reviendra plus ici, dit-il, j'en suis à peu près sûr. Écoute ! J'ai raconté à mon père qu'une alter s'était invitée dans notre cabane. Il a cru reconnaître dans la description que j'ai faite la nièce de la chef du village. J'ai suggéré qu'il nous emmène au village des hommes-oiseaux, pour l'identifier à coup sûr. Nous n'y sommes pas allés depuis longtemps, alors je n'ai pas eu de mal à le convaincre.
Il fit une pause, savourant la surprise d'Arthen, avant de conclure triomphalement :
- Il va nous emmener dès qu'il aura un peu de temps.
Arthen enterra tout désir de revanche. Décidément, il avait eu une sacrée chance de rencontrer Djéfen en arrivant à Arcande !
****
Le fils de Tenzem était un vrai magicien : trois jours plus tard, ils partaient vers le village des hommes-oiseaux. Entre temps, Arthen avait mis sa mère au courant pour la fille-oiseau, mais sans révéler ses supposés pouvoirs télépathiques. Il n'aurait pas fallu qu'elle revienne sur la permission accordée.
Le matin de l'excursion, alors qu'ils préparaient leurs chevaux, dans une des écuries de la ville où ils les avaient mis en pension, Arthen et sa mère virent arriver Djéfen, juché sur un drôle d'engin. Arthen s'immobilisa, la brosse en l'air, au grand dam de sa pouliche qui le poussa d'un petit coup de tête.
- Arrête de me regarder comme ça ! s'exclama Djéfen. On dirait que tu n'as jamais vu un vélo. Hé ! Mais t'as jamais vu un vélo, c'est ça ?
Arthen s'empourpra. Il avait déjà aperçu ces machines ici en ville, mais n'en avait jamais approché, un peu impressionné malgré lui. Il avait cru que c'était un engin qui pouvait s'élever au-dessus du sol, jusqu'à ce qu'il découvre à l'instant Djéfen tressautant sur sa selle, le long du sentier mal pavé.
Il retrouva assez de verve pour répondre, en toute mauvaise foi :
- Y a pas de chemins praticables pour ces engins chez moi, Djef, grogna-t-il, pourquoi crois-tu qu'on a des chevaux ?
- Sans compter qu'à cheval, on a l'air quand même bien plus digne que sur cette machine, commenta à son tour Oanell peu charitablement.
- Tu veux dire moins ridicule, m'man ? railla Arthen, en retrouvant le sourire.
De près, l'engin ressemblait à une sorte d'insecte de métal brillant, sur le dos duquel Djéfen serait monté. De drôle de panneaux noirs donnaient l'impression qu'il était muni d'ailes ridiculement petites, malformées, difformes, en aucun cas aptes au vol. Aucune chance que ça vole, d'ailleurs, Arthen s'en apercevait maintenant clairement. Ce n'était fait que pour rouler, sur deux roues à gros pneus. De près, ce n'était pas si impressionnant, finalement.
- Boude pas ! jeta narquoisement Djéfen. Je t'apprendrai. Ici, dans les fermes des vallées environnantes, les gens s'en servent tout le temps. Tu verras, c'est pas trop difficile, conclut-il d'un air un peu supérieur.
Tenzem, qui venait de les rejoindre à pied, saisit la conversation au vol, et ébouriffa les cheveux de son fils au passage :
- Ne te laisse pas impressionner par ce fanfaron, Arthen ! Djef est à vélo parce qu'il a peur des chevaux.
- Je n'en ai pas peur, protesta l'enfant ; je ne les aime pas. Ou plutôt, ce sont eux qui ne m'aiment pas.
Comme pour le détromper, la pouliche d'Arthen vint frotter ses naseaux sur ses cheveux, lui faisant faire un bond qui provoqua l'hilarité de tous.
Ils partirent bientôt. Arthen était ravi de retrouver sa pouliche. Le plaisir de chevaucher, de sentir les muscles de l'animal sous ses mollets lui fit regretter de l'avoir un peu délaissée ces derniers temps. Il n'enviait pas son ami, chahuté sur son engin par chaque bosse ou pierre du sentier.
Il était exténué, car il n'avait obtenu l'autorisation de sa mère qu'en contrepartie de deux jours et soirées de travail à l'auberge : il s'était défilé plusieurs fois de suite la semaine précédente, et Oanell commençait à trouver qu'il négligeait ses responsabilités familiales. Il s'était donc donné à fond pour la détromper, et la convaincre de le laisser y aller. Finalement, elle avait accepté, mais à condition de faire partie de la promenade, comme elle l'avait annoncé plus tôt. Arthen ignorait s'il devait s'en agacer ou s'en réjouir : il ne l'avait pas beaucoup vue depuis leur arrivée ici. D'un autre côté, partir en exploration avec sa mère, ça ne ressemblait à rien !
Le village n'était pas loin, juste en bas de la falaise, mais il existait comme une barrière invisible le séparant d'Arcande. Presque personne ne traversait... ni dans un sens ni dans l'autre.
Ils n'étaient que tous les quatre : Djéfen et son père, Arthen et sa mère. Tenzem avait expliqué que les villageois étaient un peu timides, n'aimant pas trop les inconnus, et encore moins les éclaireurs, ces jeunes hommes qui patrouillaient autour de la ville, sous le commandement de Tenzem. Leur mission principale consistait à protéger les habitants des incursions des sauvages, alters ou humains. D'une manière générale, ils assimilaient les alters à des agresseurs. Les hommes-oiseaux sentaient leur animosité ; ils étaient nettement plus détendus quand Tenzem venait seul, ou avec son fils.
La présence de Tenzem, solide et imposant, à leurs côtés, rappelait à Arthen ses préoccupations au sujet de Djéfen et du nazgar. Il avait eu le temps d'y repenser pendant ses heures de travail à l'auberge, surtout quand il faisait les chambres, sans personne pour le déranger dans ses cogitations. Rien n'était encore clair dans sa cervelle malmenée, mais il avait échafaudé un raisonnement qui, bien que fragile, s'imposait de plus en plus à lui : Djéfen savait qui était le nazgar, car cela expliquait ses réticences à fournir des renseignements et également ses remarques un peu suspectes de la veille, comme lorsqu'il avait dit que parfois il préférerait tout ignorer. Parce que s'il savait, alors le nazgar devait protéger son esprit, comme celui de Neilon et Tenzem. Et qui aurait envie qu'un télépathe vienne s'immiscer dans son cerveau ?
Cette ingérence ne semblait pas gêner Tenzem, en tout cas, mais comment pouvait-il être sûr que le nazgar n'influençait pas ses réflexions, ses décisions, ses actions ? Arthen était écœuré, révolté, rien qu'à imaginer cette éventualité. Il faudrait qu'il en parle à Djéfen, qu'il n'avait pas beaucoup vu à vrai dire depuis leur dernière entrevue à la cabane.
Le garçon commençait à se sentir dépassé par ces télépathes autour de lui. Alors qu'ils chevauchaient tous ensemble vers l'une d'entre eux, il se demandait si c'était vraiment une si bonne idée que de chercher à la revoir...
****
Au village, qu'Arthen perçut comme un assemblage mal dégrossi de masures trapues, ils s'arrêtèrent devant la seule construction un peu imposante, sorte de grande hutte de bois. Là, un jeune garçon, qu'Arthen eut à peine le temps d'apercevoir, les fit entrer dans la bâtisse, qui semblait faire office de maison communale ; il disparut aussitôt avec leurs chevaux, le tout sans avoir prononcé un seul mot.
À l'intérieur, on découvrait un large espace, avec des tapis couvrant tout le sol, et peu de meubles, seulement quelques sièges et une table, repoussés contre un mur. Au milieu de la pièce, un tuyau métallique tombait du plafond et venait s'évaser en une forme oblongue, au-dessus d'un foyer ouvert. Arthen remarqua tout cela en un coup d'œil circulaire qui se termina dans le coin de mur le plus éloigné d'eux, sur une console d'où émanaient des spirales de fumée odorante. Cela ressemblait à un autel, dédié au culte de la famille ou des ancêtres. Ils avaient eu un peu l'équivalent, chez Lestrenn : un guéridon où trônaient les photos ou portraits des ancêtres de la famille, comme ses grands-parents disparus. Là, Arthen ne voyait qu'un unique portrait, celui d'un homme-oiseau à l'air fier qui semblait le fixer d'un regard pénétrant. Il détourna les yeux, mal à l'aise d'être ainsi dévisagé. Pourtant, ce n'était qu'un dessin !
Une femme jeune au visage rayonnant les accueillit. Elle salua Tenzem et Oanell comme de vieilles connaissances. Elle était grande, fine, très belle avec sa longue chevelure brune et ses yeux brun orangé, seule originalité dans son faciès typiquement humain. Il émanait d'elle une aura de calme et de dignité, comme si elle en savait plus qu'eux tous réunis. Arthen fut néanmoins un peu déçu : il s'attendait à davantage d'exotisme chez les hommes-oiseaux.
- K'hmin Ser, quel plaisir de te revoir ! s'exclama Oanell en l'embrassant sans embarras.
- C'est toi qui ne viens presque jamais, lui reprocha l'autre d'une voix douce. Tenzem, dit-elle en se tournant vers le père de Djéfen, c'est toujours un honneur...
Elle se déplaça ensuite vers les garçons :
- Bonjour Djéfen ; Arthen, enchantée de faire ta connaissance ! Alors, je crois que vous avez rencontré ma nièce F'lyr Nin ? Je crains qu'elle ne respecte pas beaucoup les limites, expliqua-t-elle en se tournant vers Tenzem.
Les deux garçons se regardèrent furtivement. Tenzem avait vu juste.
- Ça ne me dérange pas, répondit celui-ci, mais c'est pour elle que je m'inquiète. Elle pourrait tomber sur moins innocent que des enfants.
Leur hôte fit un geste gracieux, pour balayer l'objection :
- Elle a certains... talents, diriez-vous. Je lui fais confiance pour assurer sa propre sécurité. Mais cela ne se reproduira plus. Ma nièce est un peu fantasque, mais elle doit apprendre le respect des règles.
Arthen tâta l'emplacement de sa bosse, maintenant résorbée. Oui, F'lyr Nin était capable d'assurer sa sécurité...
La jeune femme parla aux garçons tout en indiquant une direction, d'une élégante arabesque du bras :
- Si vous voulez la rejoindre, elle ramasse du bois dans la forêt à l'ouest du village. Je lui ai trouvé pour la semaine une façon plus productive d'occuper son temps...
Arthen questionna sa mère du regard, et obtint un assentiment sans équivoque. Si Oanell n'était pas inquiète, alors, on pouvait y aller. Elle était visiblement en confiance avec K'Min Ser. Ces deux-là se connaissaient ; encore quelque chose qu'Arthen ignorait...
****
Les deux amis s'engagèrent à pied dans la direction indiquée, parcourant les allées du hameau, les yeux grands ouverts. Arthen avait décliné la proposition de Djéfen de lui faire essayer son engin d'équilibriste.
Les habitations paraissaient infiniment plus rudimentaires que celle du village du grand-oncle d'Arthen. Là-bas, les bâtisses étaient en pierre, massives et amples, bien isolées, avec de solides toits de lauzes. Les villageois possédaient des panneaux solaires pour chauffer l'eau, des générateurs pour l'électricité, et des pompes qui montaient l'eau du ruisseau voisin sur de grands réservoirs sur le toit. Un pour l'eau chaude, un pour l'eau froide. Rien de sophistiqué comme à Arcande, mais de quoi vivre confortablement les longs mois d'hiver des montagnes.
Ici, on n'apercevait que de petites masures, mal finies, en pierre ou bois, avec des ouvertures minuscules, coiffées de toits de paille. Aucune trace d'électricité, de panneaux solaires, de citernes. Pas non plus d'eau courante ; Arthen et Djéfen virent plusieurs personnes remonter de la rivière avec des seaux oscillant aux deux bouts d'une perche posée sur leurs épaules.
Les gens qu'ils croisèrent étaient habillés pauvrement, mais leur chevelure mêlée de plumes leur donnait une allure élégante. Arthen ne put s'empêcher de les dévisager, d'abord à la dérobée, puis plus ouvertement, la retenue cédant le pas à l'ébahissement. Leurs visages étaient aussi étonnants que celui de l'homme-chat trouvé mort dans la montagne. Ils étaient couverts de plumettes de différentes teintes, prêtant un aspect vaporeux, un peu effacé, à leurs traits. À la naissance des cheveux, le duvet laissait place à des plumes qui encadraient leur visage d'une couronne dressée. Leurs yeux étaient plus ronds que la normale, avec cette couleur orangée si particulière. On les aurait crus apprêtés pour une fête masquée, si les vêtements frustes qu'ils portaient n'avaient gâché cette impression. Ils avaient un air fier, mais pas hostile, et aucun ne s'offusqua de la curiosité voyante d'Arthen. Ce fut Djéfen qui le rappela à l'ordre, d'un bon coup de coude dans les côtes :
- Ferme la bouche, on dirait que ta mâchoire va se décrocher ! On se fait remarquer, là !
- Aie ! Pas besoin de taper aussi fort !
Arthen rougit et baissa la tête, mais il ne put se retenir de lancer des coups d'œil en biais sur les gens qu'ils croisaient.
Une fois sortis du village, Arthen et Djéfen se retrouvèrent vite seuls. Le chemin de terre qu'ils empruntaient était défoncé, ravagé de trous faits par les bêtes et les carrioles au moment des pluies. Ils passèrent devant quelques champs cultivés, où ils reconnurent des céréales, et des légumes variés. Des gens y travaillaient, avec des outils à la main, en tirant des paniers sur roulettes.
Djéfen expliqua à Arthen que son père avait déjà proposé aux hommes-oiseaux de les aider à aménager le village, en leur fournissant les machines nécessaires. Ceux-ci avaient toujours refusé :
- Ils ont dit qu'ils ne voulaient pas devenir dépendants d'une technologie qu'ils ne maîtrisent pas. Ils préfèrent trimer dans les champs, aller puiser l'eau dans la rivière, plutôt que d'utiliser nos outils. C'est idiot, non ? Moi, ça ne me gêne pas d'employer la technologie nazgare...
Djéfen haussa les épaules, clairement peu convaincu par la logique des hommes-oiseaux. Pourtant, Arthen croyait saisir. Les alters ne voulaient pas devenir tributaires de leurs voisins humains qui possédaient les usines. Quand on est autosuffisant, on peut survivre sans l'aide de personne. On comprenait qu'ils restent prudents : ailleurs, les humains n'étaient pas en général si bien disposés envers les « souilleux », songea Arthen. Cette cohabitation était à peu près aussi inédite que celle avec le nazgar, et cela, on le lui devait également...
Et le passage sur le vélo et le cheval est super !