— Forme olympique —

Par Flo_M

Une fois le repas terminé – dans la bonne humeur habituelle –, Éric avait déclaré qu’il était l’heure pour lui d’aller lire le journal sur le canapé, ce qui signifiait en réalité qu’il n’allait pas tarder à démarrer sa sieste digestive.

Les deux femmes s’étaient retrouvées autour d’un café en parlant de tout et de rien, avant qu’Eliza n’annonce à sa fille ce qu’elle redoutait le plus en arrivant chez ses parents.

— Et si on allait courir toutes les deux cet après-midi ? On emmènerait Fifou, ça lui fera plaisir de se dégourdir les pattes.

Claire savait que ce moment viendrait, mais elle espérait de tout cœur que par miracle, sa mère n’ait pas cette idée-là. Elle hésita sur sa réponse, ne sachant pas quels arguments trouver pour éviter cette activité bien trop physique pour elle.

— Tu sais, j’ai encore du travail au grenier, commença-t-elle.

— Oh, tu auras bien le temps plus tard, contra sa mère décidément bien trop habile. Et puis si tu fais tout, que restera-t-il pour ton frère quand il se décidera à venir ?

Voyant qu’elle ne pourrait pas convaincre Eliza, Claire abdiqua et finit par accepter. Mais non sans tenter une dernière fois d’échapper au supplice.

— C’est d’accord, mais je n’ai pas apporté mes affaires de sport.

— Ce n’est pas un problème, on fait la même pointure et j’ai une deuxième paire. Et si tu regardes dans ton armoire, tu devrais trouver un vieux survêt’ encore en état.

Non, sa mère était bien trop maligne et Claire n’y échapperait pas. Elle acquiesça et se leva avec un sourire forcé. Allez, se dit-elle en regagnant sa chambre, ça sera l’occasion de passer un moment mère-fille, puis ça a l’air de lui faire tellement plaisir. Cette pensée suffit à la convaincre, mais elle ouvrit cependant son ancienne armoire avec réticence. Elle savait ce qu’elle allait y trouver, et ce n’était pas la tenue qu’elle aurait espéré mettre durant son week-end.

L’ancien survêtement était bien là. Sa couleur fuchsia, toujours aussi flashy, n’avait pas bougé. Il avait l’air comme neuf. Normal, pensa-t-elle, vu le peu de fois où je l’ai porté. Elle se demanda, comme à chaque fois qu’elle le voyait, comment elle avait pu oser un jour acheter et surtout envisager de mettre une chose pareille. Mais si c’est pour faire plaisir à Maman, soupira-t-elle. Elle sortit le vêtement de l’armoire et entreprit de l’essayer. Contrairement à la plupart de ses copines, qui auraient craint de se retrouver boudinées dans les vêtements de leur jeunesse, datant d’une époque où elles étaient sveltes et faisaient tourner les têtes, Claire n’avait pas ce problème. En réalité, c’était plutôt le contraire. Le survêtement était clairement trop grand, et ce à cause des quelques kilos qu’elle avait perdus au sortir de l’adolescence, alors qu’elle entrait à l’université. Elle n’était pas peu fière d’avoir réussi cette prouesse toute seule, sans régime drastique ni coach nutritionnel. Un été, elle s’était mise au vélo et avait commencé à fondre, mais c’est au moment où elle s’était rendu compte que le problème venait de son régime alimentaire que les choses avaient vraiment changé. Le budget serré de sa vie étudiante l’avait aidé à arrêter d’acheter toutes ces friandises trop sucrées qui ne rentraient clairement plus dans le calcul de ses dépenses. Elle aurait pu, bien sûr, équilibrer son budget différemment en achetant du bas de gamme, peu cher, trop salé et trop sucré, mais elle avait préféré opter pour un rééquilibrage de son alimentation, ce qui profitait aussi à ses finances. Les légumes frais n’étant pas donnés, elle faisait régulièrement une razzia au potager familial et s’en tirait à bon compte en évitant les fast-foods et autres sandwichs trop caloriques. Mais aujourd’hui, cette victoire personnelle se retournait contre elle. Le survêtement étant élastique, il lui tenait sans problème à la taille, mais elle se retrouvait avec une espèce de pantalon bouffant, sans aucune forme ni grâce. Avec un soupir de résignation, elle referma l’armoire et redescendit rejoindre sa mère. Après tout, il n’y avait aucun risque qu’elle croise une connaissance par ici, ou pire, ce collègue qui lui faisait de l’œil depuis quelques semaines et qui ne la laissait pas indifférente.

 

Finalement, ce footing n’était pas aussi terrible qu’elle l’avait imaginé… Il était bien pire ! Claire arrêta sa course et se pencha, les mains sur les cuisses, pour reprendre son souffle. C’était incroyable d’avoir autant perdu en endurance en si peu de temps. Cela ne faisait pas une éternité qu’elle avait arrêté le sport… En fait si, une éternité, réalisa-t-elle avec amertume. Elle relava la tête pour dire à sa mère de ne pas l’attendre quand elle réalisa que celle-ci ne l’avait justement pas attendue. Elle n’avait même pas dû voir, ni même envisager que sa jeune fille n’arrive pas à suivre sa cadence. Claire la voyait, telle une petite silhouette qui disparaissait au loin, un petit chien trottinant à ses côtés. Elle envisagea de l’appeler, au moins sur son téléphone portable, puis elle se ravisa. Je vais pouvoir me reposer un peu, décida-t-elle. Pourtant cela ne faisait pas très longtemps que les deux femmes avaient commencé leur footing. Au début, Claire n’avait pas eu de mal à suivre sa mère ; mais ça, c’était au début. Puis, il y avait eu le chemin de traverse et ses grosses pierres qui ne faisaient que la déstabiliser et la faisaient constamment trébucher. Et c’était sans compter les nids de poule et les ornières creusées par les tracteurs des agriculteurs du coin. Eliza ne semblait pas gênée par ces obstacles, elle était dans son élément et connaissait ces chemins par cœur.

Claire, elle, n’y avait pas mis les pieds depuis des années. Elle se souvenait que durant son adolescence, elle les parcourait à vélo pour rejoindre son amie Alicia. D’ailleurs, pensa-t-elle en tournant la tête vers la droite, elle se trouvait justement à proximité d’un de leurs anciens points de rendez-vous. Alicia était une amie d’enfance que Claire avait rencontrée durant ses toutes premières vacances chez sa grand-mère. Au cours des années, les deux jeunes filles avaient pris l’habitude de se retrouver à chaque vacance, sans jamais rater un rendez-vous. Elles avaient même eu la surprise d’être réunies dans le même internat à leur arrivée au lycée. Ce qui n’avait pas fini d’inquiéter les parents de Claire qui auraient souhaité qu’elle se concentre sur sa scolarité. La jeune adolescente avait depuis lors tout partagé avec celle qui était devenue sa meilleure amie. Ses joies, ses peines, ses histoires d’amour… rien n’avait de secret pour les deux jeunes filles. Mais quelque temps après leur arrivée à l’université, elles avaient fini par se perdre de vue. À l’époque, Alicia avait rencontré un garçon que Claire n’appréciait pas. Elle lui avait fait part de ses doutes et avait essayé de la mettre en garde, mais son amie, bien trop amoureuse, avait préféré couper les ponts sur les conseils de son cher et tendre. Claire grimaça au souvenir de cette période. Elle n’en voulait pas à Alicia, mais elle aurait préféré que les choses se passent autrement. D’autant plus qu’elle avait eu raison d’être méfiante, le fameux garçon avait fini par tromper Alicia. Malheureusement, aucune des deux jeunes femmes n’avait réussi à mettre son égo de côté pour revenir vers l’autre.

Plusieurs années s’étaient écoulées et il arrivait encore à Claire de se remémorer les bons moments passés avec son amie. Elle avait appris à accepter le passé pour n’en garder que les meilleurs souvenirs.

La jeune femme quitta le chemin cahoteux pour se rapprocher de l’ancien lieu de rendez-vous que les deux amies affectionnaient tant. Sur la gauche du chemin se trouvait un petit espace vert, habituellement entretenu par la municipalité. Apparemment, personne n’avait jugé bon de continuer à y couper l’herbe, et Claire s’y enfonça en espérant ne pas y croiser de vipères. Au centre de cet espace, une table de camping en bois trônait fièrement depuis des années. Claire s’approcha en se demandant si la table avait été changée depuis tout ce temps. Elle découvrit avec surprise que les petits mots qu’elle et Alicia passaient leur temps à graver dans le bois étaient toujours là. La table était bien la même ; elle ne semblait pas avoir subi les affres du temps. Claire sentit une bouffée de nostalgie l’envahir en passant le doigt sur les anciennes gravures. Certaines lui décrochèrent un sourire au souvenir de cette période. Elle s’attarda quelques instants avant d’entendre le bruit du ruisseau qui coulait à proximité. Le souvenir des longues soirées d’été passées au bord de l’eau lui revint, et elle décida de s’en rapprocher en envisageant d’y tremper les pieds, comme à l’époque.

Elle eut la surprise de constater que même s’il n’était pas entretenu, le petit chemin qui menait au bord de l’eau était tout de même bien plus accessible que la fameuse table en bois. Malgré tout, elle trouva le moyen de s’érafler le bras contre les ronces qui bordaient le passage.

— Merde !

— Il y a quelqu’un ? demanda une voix inconnue, en provenance du bord du ruisseau.

— Euh, oui. Pardon, je me suis griffé le bras avec des ronces. Je ne voulais pas vous déranger.

— Il n’y a pas de soucis.

Claire s’approcha pour mieux voir qui lui parlait.

Elle eut alors l’impression d’avoir une hallucination. Elle était venue près du ruisseau, poussée par l’envie de retrouver les traces des moments passés en compagnie de sa meilleure amie, Alicia… Et Alicia se trouvait à présent juste devant elle !

— Claire ? s’exclama la voix qui n’était finalement pas si inconnue. C’est toi ?

— A… Alicia ?

Elle était tellement abasourdie que sa réponse ressembla plus à borborygme indistinct. Elle se ressaisit et lui demanda plus de clarté.

— Mais qu’est-ce que tu fais là ?

— Je suis venue faire un tour par ici pour me remémorer le passé et…

Elle tourna le regard vers l’eau et sembla hésiter quelques secondes.

— Ça va peut-être te paraitre bizarre, reprit-elle en posant à nouveau les yeux sur Claire, mais… je pensais justement à toi…

Claire eut un sourire devant la gêne de son ancienne amie.

— En même temps ici, il n’y a que des souvenirs de nous deux, tenta-t-elle de la rassurer.

Elle aurait aimé la prendre dans ses bras et lui dire qu’elle lui avait tellement manqué. Mais les années passées loin l’une de l’autre ne permettaient pas de briser aussi facilement cette distance.

— Je peux m’assoir à côté de toi ?

Son amie acquiesça avec un sourire. Le même sourire chaleureux dont se souvenait Claire. D’ailleurs, Alicia n’avait quasiment pas changé. Cela devait bien faire près de dix ans que les deux amies ne s’étaient pas vues et la jeune femme semblait exactement la même que dans son souvenir. La seule différence notable était sa nouvelle coiffure : un carré plongeant des plus saisissants. Brune avec les yeux couleur chocolat, Alicia avait toujours été une très belle fille. Si bien que Claire avait ressenti une certaine jalousie au tournant de leur adolescence tandis que les garçons ne semblaient s’intéresser qu’à son amie. D’origine latine, sa beauté n’avait jamais laissé indifférente la gent masculine. Ni féminine, pensa Claire avec amusement en se rappelant les expériences de son amie à ses débuts à l’université. Mais malgré son succès, Alicia avait toujours tenté de rassurer Claire. Elle vantait son regard bleu azur en lui disant que les garçons ne tarderaient pas à s’y noyer et qu’une femme avec des formes n’en était que plus jolie. Claire n’en était pas vraiment convaincue, mais avait toujours apprécié les tentatives de son amie. Elle se rappela ces souvenirs avec plaisir en prenant place aux côtés d’Alicia.

— Tu ne t’es pas fait trop mal ? lui demanda-t-elle.

— Hein ? Ah oui, les ronces ! Non ça va, ce n’était qu’une petite égratignure.

— Et sinon, qu’est-ce que tu es venue faire par-là, déguisée en joggeuse flashy des années 90 ?

Claire, qui avait oublié sa tenue, baissa les yeux vers son survêtement fuchsia et sentit le rouge lui monter aux joues. Alicia éclata de rire. Elle avait gardé le même que quand elles étaient enfants. Claire sentit la barrière des années fondre entre elle et son amie.

 

Les retrouvailles avec sa meilleure amie s'étaient déroulées d’une façon inespérée. Elle avait imaginé tant de fois une telle rencontre, qu’elle fut surprise de la simplicité avec laquelle ça s’était passé. Dans ses scénarios, cela se finissait toujours par des reproches et des cris. Tu as trop tendance à négativer, se reprocha-t-elle. Les deux jeunes femmes avaient discuté sans voir le temps passer, en se remémorant le passé, tout en évitant soigneusement tout sujet qui aurait pu amener à les fâcher. Puis, Alicia s’était levée précipitamment, comme si elle venait de se rappeler quelque chose d’important.

— Je n’avais pas vu l’heure ! s’était-elle exclamée. Il va falloir que je rentre. Mais ça m’a fait super plaisir de te revoir, avait-elle ajouté en serrant brièvement son amie dans ses bras.

Et avant que Claire n’ait pu rajouter quelque chose, elle était partie en lui promettant qu’elles se reverraient bientôt. Claire avait regardé Alicia s’éloigner, quelque peu perplexe. Le temps était, certes, passé comme une flèche, mais elle aurait juré qu’Alicia avait regardé sa montre seulement une demi-heure plus tôt. Elle avait forcément vu l’heure passer. Elle haussa les épaules et se retourna pour prendre le chemin de la maison. Sur la route du retour, elle réalisa qu’elles n’avaient pas échangé leurs numéros, et qu’il serait donc plutôt difficile qu’elles « se revoient bientôt » comme Alicia lui avait promis avant de s’éclipser. Bah, songea-t-elle, avec les réseaux sociaux, ça ne devrait pas être un problème de se retrouver.

Claire chassa ces pensées de son esprit, tandis qu’une silhouette familière approchait à sa rencontre.

— Ben alors ! lui lança Eliza, qui venait de commencer un énième tour sans paraitre pour autant essoufflée. Je t‘ai cherchée partout. Tu t’es perdue ? En plus, tu avais oublié ton portable à la maison, ajouta-t-elle en tendant l’objet à sa fille.
Voilà qui règle le problème d’échange de numéros, songea Claire.

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