Un jour, elle lui demande :
« Qu’est-ce que tu aimais, toi, dans la voile ?
– Drôle de question… En tout cas, je n’en referai plus, si c’est ce que tu te demandes…
– Non, pas du tout, je ne pensais pas à ça… »
Elle laisse planer le silence sans s’expliquer plus, espérant qu’il veuille bien revenir de lui-même à la question qu’elle a posée.
John plonge dans ses pensées, et reprend (Banco ! se dit-elle) :
« J’aimais l’adrénaline.
– Ah, oui, je me souviens même que le gros temps ne t’arrêtait pas ! »
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Tu aimais les vagues et les creux.
Tu aimais quand ça tangue.
Je me souviens, tu avais filmé un jour de tempête, et à chacun de nos amis, tu leur avais raconté l’histoire, comment le bateau avait failli chavirer, la voile déchirée.
Le gros temps ne t’arrêtait pas : je suis en dessous de la vérité : peut-être bien que ça t’attirait.
Moi, j’aimais découvrir le monde. Les autres mondes.
Et j’aime toujours ça ! Je veux repartir !
Et lui, il aimerait toujours ça, l’adrénaline, aujourd’hui ?
Non, on peut dire qu’il est plutôt devenu timoré.
Il roule à deux à l’heure.
Au ski, pas de hors-piste, pas de noires, il y va pépère.
Il se balade quoi.
Pour les États-Unis, il m’a dit "pourquoi pas", "si tu veux".
Ça ne l’excite pas plus que ça.
Mais il ne s’oppose pas.
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Alanis et Sandra se retrouvent à nouveau, et Sandra lui raconte tout ça.
Elles se connaissent de mieux en mieux.
Sandra sait qu’Alanis et George sont ensemble depuis six mois.
Ils ont emménagé vite ensemble !
Alanis a deux enfants, que Sandra voit tous les soirs rentrer de l’école.
George n’est pas le père.
Du père, ils ne parlent pas.
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Un jour, John trouve Sandra dans le salon.
Il a l’air dévasté.
Il tient un cahier à la main.
« Ça ne va pas ? Qu’est-ce qu’il y a ? »
John ne répond pas.
Il s’approche, s’assoit à côté d’elle sur le canapé, et lui tend le cahier ouvert.
« C’est mon journal, dit-il. Depuis que tu m’as posé des questions sur la voile l’autre jour, j’ai commencé à douter, et… »
Il n’arrive pas à terminer sa phrase qui se noie dans sa gorge.
Sandra se sent alors terriblement coupable.
Elle ne voulait pas le contaminer avec ses doutes !
John continue :
« … et je me suis mis à relire mes notes.
Celles d’avant la croisière.
Et j’ai trouvé ça. »
Il met son doigt au début d’un paragraphe.
Sandra lit : "C’est l’histoire d’un couple, où l’un des deux fait exprès de les mettre en danger (comme : visiter un pays dangereux), pour que l’épreuve les rapproche, les soude.…"
Au bout de quelques pages, Sandra s’arrête.
« Tu as écrit ça quand ? demande-t-elle.
– Un an avant qu’on parte. »
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Ils restent silencieux un moment, puis elle dit :
« C’est idiot, pourquoi tu me le montres ? »
John répond :
« Je ne m’en souvenais pas. »
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Sandra se demande si elle n’aurait pas préféré ne jamais lire cela.
Il fait chier, quand même !
Elle ne peut que lui en vouloir, maintenant !
Elle ne peut que lui en vouloir qu’ils aient fait ce voyage !
Mais elle ne peut évidemment pas lui en vouloir d’avoir été sincère avec elle, et d’être venu lui dire tout de suite ce qu’il avait trouvé dans ce cahier !
Mais c’est l’inverse que Sandra voudrait !
Elle voudrait beaucoup ne jamais avoir eu à lui reprocher leur voyage et tout ce qu’il s’est passé !
Mais elle ne peut pas s’empêcher de le détester pour sa franchise !!
Pourquoi tu n’as pas gardé ça pour toi ! Merci de ta franchise mais merde ! Je fais quoi avec ça maintenant !
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D’un autre côté, elle avait déjà ressenti un malaise. Un besoin de réinterroger le passé.
Il fallait peut-être en passer par là.
Et dire qu’il avait suffi qu’elle lui pose une question. Une seule !
Pour que lui aussi se mette à douter…
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Sandra a besoin de réfléchir. Sans lui.
Elle a besoin de se confier à quelqu’un. D’autre.
Elle va voir Alanis, qui est chez elle avec ses enfants. George n’est pas là.
Pendant qu’Alanis va chercher une bouteille à la cave, Sandra reste seule avec les deux garçons, qui ne sont pas encore couchés.
Le plus grand a 5 ans. Il lui dit :
« Tu veux que je te montre un secret ?
– Oui, je veux bien ! répond Sandra. »
Elle suit le gosse jusqu’au fond du salon.
Ces enfantillages lui font du bien.
Enfin autre chose que mes questions existentielles et de ressasser cet évènement ! se dit-elle.
L’enfant pousse une chaise contre un mur, se met debout dessus, et attrape derrière le cadre d'un tableau une photo qui y était glissée.
C’est le portrait d’un homme en uniforme.
« C’est mon papa, dit l’enfant.
– Elle est à toi cette photo ?
– Oui, Maman me l’a donnée. Elle m’a dit de la cacher, parce que c’est un secret.
– Ah oui ?
– Je pense qu’elle ne veut pas le dire à George, sinon George il sera jaloux.
– Et il est où ton papa ?
– Il est mort. Sur un bateau. »
FIN