Ils s’étaient arrêtés à l’abri d’un lavoir en ruine, à bonne distance des deux cités en guerre, sous une toile sommaire tendue entre deux poteaux tordus. Le silence les enveloppait, doux drap tiré sur une chambre d’hospice. Cléandre avait calé la mariée contre un banc en pierre. Miranda, assise en tailleur, grignotait un croûton, indifférente aux relents de sang qui persistaient dans l’air.
Un soupir : la mariée ouvrit les yeux.
Elle ne cria pas, ni sursaut ni larmes. Seulement un long regard, d’abord vide, puis légèrement plissé.
— Vous m’avez emmenée ? demanda-t-elle simplement.
Cléandre, pris au dépourvu, haussa les épaules.
— Vous étiez allongée sur la piste de danse. Les convives perdaient un peu leur… entrain.
Elle hocha la tête. Puis, d’un geste lent, elle porta la main à son ventre, effleura le tissu tendu de sa robe. Là, sous le corset, une trace rouge. Elle se redressa péniblement, souleva le tissu. Le cuir épais du corset avait arrêté la dague. Il y avait une entaille nette, peu profonde.
— Mon père voulait que je sois droite. Pour bien respirer, disait-il. Pas trop, non. Juste ce qu’il faut pour ne pas discuter.
Elle posa les yeux sur Cléandre, une ironie lasse au fond du regard.
— J’ai été à lui. Puis au fils du comte. Puis au tailleur. Je suis une créature d’attentes : on m’attendait vierge, docile, décorative. J’ai coché toutes les cases. Et pourtant…
Elle tourna la tête vers la toile tendue. Cléandre la regarda en silence, frappé par une étrange surprise. Il s’était attendu à des cris, à des frissons d’horreur, à un tremblement désordonné de l’âme. Rien de tout cela. Un calme d’eau plate, une sérénité que l’on ne trouve que chez ceux qui ont vu tout le tumulte du monde et en sont revenus intacts, ou vidés, sans plus d’espoir ni de douleur. Qu’avait donc contenu cette vie de noblesse, pour qu’un massacre, un mariage avorté, un coup de dague au ventre, n’en tirent qu’un soupir ?
Elle porta une nouvelle fois la main à son ventre, effleurant l’entaille du corset, les yeux perdus dans le vide. Après un moment, elle s’exprima d’un ton las et distrait.
— Héloïse de Cresnes, dit-elle lentement. Voilà le nom qu’ils m’ont donné à la naissance. Un nom comme un collier, lourd et élégant, qu’on porte sans savoir s’il nous étrangle ou nous orne. Mon père m’a appris que le nom, c’était tout. Je vous assure, ce n’était rien de plus qu’un costume, un apparat.
Elle tourna son regard vers Cléandre, son ironie disparaissant lentement derrière une lassitude infinie.
— Vous m’enviez, non ? Vous voyez, ce nom… Il est censé être une couronne. C'est plutôt un fardeau. On attendait de moi que je sois irréprochable, sans défaut, sans surprise. Une créature de règles et de silences. Et maintenant, je suis ce qu’il en reste.
Cléandre la fixa un moment, amusé par la scène de désenchantement qui se déroulait devant lui. Puis il haussait les épaules, décontracté.
— Alors, si vous deviez me décrire ce nom, je dirais… un collier trop serré, qui finit par vous couper la respiration. Peut-être qu'il serait temps d'en changer ?
— Certainement, finit-elle par répondre dans le plus grand des calmes.
Cléandre la fixa un moment, un sourcil haussé. Il n’avait pas encore posé la question, quelque chose dans cette absence d’émotion lui chatouillait les nerfs.
— D’accord, vous n’étiez pas heureuse, tout de même… vous venez de perdre votre famille, vos proches, votre père… Et probablement votre mère. Le papi gâteux et la mamie baveuse, votre frère braillard, vos sœurs enquiquineuses, vos petits cousins morveux, vos cousines dédaigneuses, et toute cette lignée d’êtres qui faisaient partie de votre monde. Même la nourrice qui vous donnait le sein et vous collait des fessées, le petit chiot qui vous suivait partout… Vous ne ressentez rien ? Pas le moindre frémissement, pas une once de tristesse ?
Héloïse tourna lentement la tête vers lui, une lueur de mépris lui traversant ses yeux. Sa voix, pourtant calme, portait toute la rage qu’elle avait accumulée.
— Triste ? Non, je ne suis pas triste, je suis en colère. En colère contre eux, contre ce monde qui m’a écrasée. Contre mon père, qui m’a traitée comme un pion dans un jeu de promesses, contre ma mère, qui m’a laissée devenir une simple silhouette dans un monde de règles et de silences. Contre mes frères et sœurs, que je n’ai jamais eu le droit d’aimer, contre mes cousins et cousines, qui n’étaient que des visages dans la foule. Contre cette nourrice qui me caressait quand ça l’arrangeait et me frappait quand ça l'arrangeait aussi. Contre le petit chiot qui me suivait partout, que je ne pouvais même pas caresser sans sentir l'œil de ma mère sur moi. Ce n’est pas de la tristesse, c’est de la haine. De la haine envers tout ce que j’ai été forcée à accepter. Vous comprenez ? De la haine envers ce qu’ils ont fait de moi.
Cléandre observa Héloïse, qui, dans son calme glacé, prenait le temps d’exorciser sa haine. Dans un instant de réflexion fugace, il se surprit à imaginer la scène. À croire que la mariée elle-même aurait pu organiser son propre meurtre, se glisser dans l’ombre des conspirateurs pour s’échapper de ce monde de règles et de masques, un acte de liberté bien plus radical que tout ce qu’elle aurait pu envisager en restant vivante. Après tout, n’était-ce pas là la seule issue logique pour quelqu’un dont le nom et la vie étaient des prisons invisibles ? Un sourire fugace se dessina sur ses lèvres, aussi amer que la situation elle-même. Il laissa cette pensée s’éclipser aussi vite qu’elle était apparue.
Observant le visage de la mariée, qui n’avait plus rien d’une victime fragile, il hocha lentement la tête. Il acceptait pleinement sa réponse, un simple haussement d’épaules suffisant pour approuver ce sentiment qu’il n’avait pas cherché à comprendre plus profondément.
— Très bien. Vous avez raison, après tout. Pour en revenir à votre nouveau nom, donc…
Il plissa les yeux, prit un air solennel et pointa un doigt vers elle, tel un prophète de foire.
— Par les pouvoirs que je m’octroie à moi-même, en vertu de rien du tout, je vous rebaptise… Ginette Pataclop. Oui, madame. Patronne des rixes évitées de justesse, duchesse des mauvaises décisions et comtesse des escapades inopinées. Que ce nom vous porte loin, et qu’il ne vous ramène jamais là d’où vous venez.
Il s’inclina avec sérieux, puis lui lança un clin d'œil.
— Bienvenue dans le monde, Ginette.
Miranda, qui jusque-là s’était tue, pouffa dans un souffle.
— C’est moche… j'adore.