Cléandre se laissa aller à une pensée qui lui arracha un sourire. La dernière fois qu'il avait été trop magnanime, il avait fini avec un œil poché, une épaule démise, et une réputation de philanthrope particulièrement malmenée. Ce n'était pas qu'il avait un problème avec l'idée d'aider, seulement chaque fois qu'il essayait, cela finissait toujours par se transformer en un spectacle douloureux. Il ne savait aider que lui-même, c'était là beaucoup et l'essentiel. Sa raison lui murmurait : Dépêche-toi de fuir, Cléandre. Ce monde est perdu. Laisse les fous se débrouiller entre eux. Préserve ce qu'il te reste de raison et va-t'en avant de finir la tête sous l'eau, ou pire, sous une pile de cadavres.
Il tourna les talons, son esprit en paix… jusqu'à ce que son regard croise celui de Miranda. Un regard suppliant, la lueur d'une demande silencieuse, plus cruelle que mille menaces. Et là, un soupir, un petit grognement de frustration, et il pensa, dans un éclat de lucidité absurde : Fichtre, voilà que je vais encore devoir sauver quelqu'un, moi !
Il se préparait à répondre à la requête de la mariée, sa vie n'avait pas assez de complications. Ah, la magnanimité… Quel foutu fardeau.
Cléandre s'approcha de la mariée qui était toujours figée dans sa posture macabre. Il baissa les yeux sur elle, l'examinant un instant. Elle était belle, son air figé la rendait aussi inerte qu'une poupée de porcelaine. Il soupira, haussant les épaules. Le destin ne lui laissait aucun répit. Avec un grognement de désespoir, il se pencha pour la soulever.
Miranda, debout un peu plus loin, observait la scène, ses doigts jouant avec une mèche folle. Un petit ricanement s'échappa d'entre ses lèvres.
— T'as vraiment un faible pour les femmes en détresse, toi, Cléandre, dit Miranda en le regardant d’un œil moqueur. Toujours là à courir après celles qui ont l'air... un peu fatiguées, non ? C’est ça, ta façon d’être gentil ?
Cléandre se redressa, la mariée dans ses bras, avec un air qui aurait pu sembler noble, si ce n'était pour la pile de cadavres qui tapissait le sol autour d’eux. Il grimaça, jeta un regard vers Miranda, profondément détendue, une petite moue amusée sur le visage.
— Tu sais, Miranda, après avoir sauvé une gamine abandonnée dans les bois, voilà que je sauve une princesse d’un bain de sang. Ah, vraiment, je vais finir par avoir un palmarès digne des plus grands héros : Cléandre, sauveur de princesses et d’orphelines, champion des situations pourries. Qu’est-ce qu’on dit ? Bravo, Cléandre, t’as encore frappé !
Miranda roula des yeux, à peine touchée par l’ironie de la situation. Elle avait l'air de trouver cela parfaitement naturel : ramasser des mariées évanouies au milieu d’un carnage faisait partie du quotidien. Certainement que le monstre en elle, ce colocataire mal embouché, grignotait aussi ses instincts d’enfant normale, ceux qui auraient dû hurler, pleurer ou au moins hausser un sourcil.
Cléandre grimaça sous l'effort. Il venait de réaliser qu’il venait de répondre à une requête d’une inconnue, et il se retrouvait à la porter en plein milieu d’un champ de bataille, sans la moindre idée de pourquoi il faisait cela. Peut-être qu’un jour, il écrirait un manuel sur comment se retrouver dans des situations impossibles en trois étapes simples. Il l’aurait intitulé Cléandre et ses choix erronés : un guide pratique de l’échec éclairé.
Il tourna un regard vers Miranda nullement perturbée par le bain de sang qui baignait la salle. Derrière ses yeux d’un enfant innocent, le monstre en elle n'était jamais bien loin. Un détail qui laissait Cléandre dans l’incertitude : était-elle plus perturbée par le cadavre du vieux seigneur qu’elle venait de croiser ou par le fait qu’un petit chien avait accidentellement trébuché dans une flaque de sang quelques minutes plus tôt ?
Il secoua la tête et, malgré lui, commença à avancer à travers la scène du carnage, avec la mariée toujours dans ses bras.
Cléandre jeta un regard par-dessus son épaule, vers Miranda, toujours perchée au milieu des cadavres, l’air d’assister à une représentation comique.
— J’espère que tu prends des notes, Miranda. Un jour, quand tu seras grande, tu pourras raconter à quel point ton tuteur improvisé excellait dans l’art de ramasser les causes perdues. Et les traîner, au sens propre, à travers les salles de bal ensanglantées.
Il ajusta la mariée dans ses bras avec précaution et se mit en route, slalomant entre les corps et les morceaux de buffet volés. En passant près d’un bassin de vin renversé, il faillit glisser et lâcha un grognement outré. À défaut de dignité, il lui restait une paire de bottes encore présentables, il comptait bien les garder sèches jusqu’à la fin de cette farce.