Grappin


— Chris ! tonna une grosse voix derrière la porte.
Camille paniqua, coincé entre un danger imminent et Chris, bien plus menaçante encore. Il n’eut pas une chance de s’écarter et se prit le battant dans le dos, basculant en avant contre Chris qui le rattrapa dans ses bras.
Strada s’immobilisa, la bouche grande ouverte, coupé dans son élan. Camille se redressa et ôta son nez de la poitrine de Chris et s’efforça de se recomposer une attitude, mais se rendit compte que le chef était bien plus décontenancé que lui. Le visage de ce colosse avait viré au cramoisi et il se détourna, si embarrassé qu’il donnait l’impression d’avoir perdu vingt bons centimètres.
— Je constate que vous avez trouvé votre chemin, petit, dit-il d’une voix un peu indignée tout en tâchant de garder un air dégagé. Les jeunes, bon sang, un peu de décence !
— Je suis chez moi, rappela Chris. Mais je suppose que si tu n’as toujours pas appris à frapper aux portes, c’est parce que tu espérais te rincer l’œil.
— Je ne me… oh voyons ! Je ne permettrai pas que…
Elle le regarda avec satisfaction se dépêtrer avec son embarras. Camille se racla la gorge, il avait pitié pour ce grand bonhomme.
— Qu’est-ce qui vous amène, chef ?
— Est-ce que tu as eu tes réponses ? demanda Strada en retrouvant sa stature.
— Pas encore. Nous discutions.
— Moi aussi je voulais discuter, reprit Strada
— De la même manière ? rattaqua Chris implacable. La tête entre mes seins ? Je n’en doute pas une seule seconde.
Strada se décomposa à nouveau complètement, vaincu. Il se tourna vers la porte, prêt à partir, mais quelque chose le poussa à rester. Il pivota vers elle et riposta avec sa plus grosse et sa plus puissante voix.
— Il faut qu’on cause tous les deux, et tu n’y couperas pas ! Regarde-donc ce qu’a retrouvé Fred près du dernier couloir !
Il tira de sa poche un morceau de métal poussiéreux.
— Qu’est-ce que c’est ? demanda Chris en le prenant pour l’inspecter.
— Tu sais très bien ce que c’est ! Amène-moi ton fichu grappin que je te montre la pièce qui manque. Pourquoi tu as encore ce truc et qu’est-ce que tu foutais avec près d’une brèche des limbes, non de non ?
— On… on était tous les deux, tenta Camille assourdi. Et vous m’aviez dit qu’elle était pas sortie de chez elle depuis trois…
— Elle était pas ici, elle était là-bas ! cria-t-il en reportant sa colère sur Camille.
Camille écarquilla les yeux, sonné.
— Tu sais pourquoi je le sais ? Parce qu’il n’y a pas plus borné que cette gamine ! Parce qu’après trois ans de silence elle est toujours persuadée que ton père est encore dans les limbes, en enfer, et qu’il l’attend ! Tout le matériel qu’on a laissé dedans après la fermeture des brèches a disparu ! Fondu ! Explosé ! Même ce qui était le plus résistant aux hautes températures. Tout a été détruit en un rien de temps ! Tout ! Alors comment un homme, un homme aussi courageux et valeureux soit-il pourrait-il avoir survécu ? C’est pas possible ! Il faut que tu te mettes ça dans la tête une bonne fois pour toutes, ma fille. Ce ! N’est ! Pas ! Possible !
Chacun de ses derniers mots était un mini tremblement de terre et Camille voyait la tension de Chris monter, ses muscles se crisper, ses veines gonfler, elle était prête à exploser comme un volcan. Il chercha les bons termes pour désamorcer le conflit, mais le niveau sonore l’avait assommé.
— Dehors ! cria Chris.
Strada eut un temps d’arrêt, il tourna son attention vers Camille comme pour le prendre a parti et sans un mot de plus, il quitta la maison. Chris lança sa pointe de grappins si fort qu’elle se ficha dans la porte. Camille n’osait plus bouger. Il la regarda se diriger vers sa chambre, il l’entendit fouiller, puis il vit juste son bras lancer quelque chose de toutes ses forces. Un dispositif métallique rebondit contre le mur et s’échoua sur le sol tandis que la porte se refermait avec fracas. Camille ramassa ce qu’elle venait de lancer. C’était son grappin, et effectivement, la pointe était absente. Il jeta un coup d’œil au mécanisme. C’était plutôt basique, mais usé. Il se rapprocha de la pièce encore fichée dans le bois. Il s’y reprit à trois fois pour essayer de la sortir de là, en vain. Il allait avoir besoin d’outils…
La salle principale de la maison donnait sur plusieurs portes qui faisaient toutes face à l’entrée. Il y en avait deux en bas, et deux à l’étage. Au rez-de-chaussée, il savait qu’il avait tout intérêt à éviter la porte de droite parce que c’était la chambre de Chris et qu’elle pouvait le tuer. Alors il tenta celle de gauche et n’eut pas à chercher plus loin. C’était une sorte de petit débarras avec des rayonnages surchargés, entre autres d’outils. Il récupéra une paire de pinces et un jeu de tournevis. Avec la pince, il retira enfin la pointe du bois, et avec le tournevis, il commença à démonter le grappin. Regarder les attaches à moitié défaites et étudier le filin usé le détendit, s’absorber dans des gestes mécaniques avait toujours été pour lui le meilleur moyen de réfléchir posément. Et en ce moment, il avait pas mal de pensées à démêler. Il tira sur la première. Chris était convaincue que son père était vivant et œuvrait pour le sauver. Et ça, c’était capital.
Chris était allongée sur son lit, occupé à compter les secondes sur sa respiration pour se calmer. Elle se sentait mal, comme si on l’avait agressée. Strada la faisait sortir de ses gonds, et ce petit fouineur de mini-Tony la mettait en danger.
Elle tâcha de desserrer peu à peu les poings. Son grappin était hors d’usage. Elle était dans la merde. Il lui en fallait un autre. Elle savait que la Brigade n’en utilisait plus depuis des années, ils se cantonnaient à soulever leurs récupérateurs avec le monte-charge. C’était une perte de temps, mais ils s’en fichaient parce que les gars n’avaient pas à aller aussi loin que des explorateurs, ils se contentaient d’un peu de minerais, un ou deux filons selon les exigences du moment et faisaient demi-tour. Ils avaient sûrement donné tout ce dont ils ne se servaient pas, inutile d’essayer de braquer la Brigade. Quelle autre solution avait-elle ? Une échelle ? Elle avait besoin d’un moyen d’entrer, mais surtout de sortir en toute discrétion. Comment faire ? Comment faire ? Comment faire ?
Habituée à dormir aussitôt après avoir visité les limbes, elle sombra en peu de temps, au milieu de ses pensées qui tournaient en boucle. Quand elle se réveilla, elle était plus calme. Elle entendait du bruit dans la pièce d’à côté. Elle savait que c’était le fils de Tony. Ce type était aussi collant que son père était courageux. Il allait falloir qu’elle mette les choses au clair avec lui. Peut-être que si elle lui donnait les informations qu’il voulait il allait partir ?
Elle poussa la porte de sa chambre et le trouva à la cuisine en train de faire cuire quelque chose.
— Ça ne te dérange pas de t’imposer, comme ça ? demanda-t-elle.
— Je ne sais pas où aller.
— Ce ne sont pas les maisons vides qui manquent.
— Je veux t’aider.
— Je n’emmène personne dans les limbes.
— Je n’ai pas l’intention de m’y rendre. Je veux t’aider à retrouver mon père. Je peux sûrement faire des choses que tu ne peux pas faire.
— Comme quoi ?
— Comme réparer ton grappin.
Il lui montra la table. Entre les deux couverts, elle vit son outil, intact. Elle se rapprocha et l’inspecta. Le filin n’était plus tout à fait bloqué de la même manière, le mécanisme était huilé et propre. La pointe était solidement fixée.
— Tu n’aurais pas dû y toucher. Si ça lâche par ta faute…
— Si ça lâche, ce ne sera pas de ma faute, assura Camille. La pointe est usée, le filin est fragilisé à plusieurs endroits. J’ai fait ce que j’ai pu, mais il faudra envisager de le remplacer de toute façon.
— Et donc… tu es en train de te proposer pour en trouver un nouveau ?
— Chercher, faire ta maintenance, et même te nourrir si c’est ce que tu veux.
Il s’approcha d’elle et versa dans son assiette une épaisse omelette grillée, fourrée à la viande, au riz et aux poivrons. L’odeur seule poussa Chris à s’assoir. Elle en avait la tête qui tournait. Elle mangea sans attendre. Camille réprima son sourire satisfait. Il avait longtemps réfléchi. Il avait affaire à une sorte de guerrière primitive… Il fallait donc l’amadouer au niveau de ses instincts primaires. La bouffe et les armes. Et ça marchait du feu de dieu. Il ne l’avait encore jamais vue aussi bien disposée. C’était reposant.
Chris termina son assiette et poussa un soupir satisfait. Elle se dirigea vers la cuisine, récupéra deux verres et sa bouteille, elle les servit tous les deux généreusement. Camille savoura sa petite victoire en portant son verre à ses lèvres. Il avait bien besoin d’un remontant. Il s’étouffa presque en gouttant le breuvage translucide.
— C’est de l’eau, dit-il surpris.
Elle le regardait avec un sourire énigmatique. Lui soupira. Il avait raison, depuis le début.
— L’alcool tue, ici, expliqua Chris. Pourtant c’est de loin la boisson qu’on trouve le plus facilement.
— Pourquoi l’alcool tue ?
— Les spectres ciblent les membres de la communauté les plus faibles pour les posséder. Les enfants sont incapables de lui résister, ils ne doivent jamais rester seuls. Les étrangers ne savent pas comment les combattre, pareil, il faut les entourer ou au contraire les mettre à l’écart pour qu’ils servent d’appât et explosent loin d’ici.
— Exploser, répéta Camille surpris.
— L’ivresse produit le même effet que la naïveté ou l’ignorance. Quand tu es sous l’effet de la boisson, l’attraction d’un spectre est tout simplement irrésistible. Jamais d’alcool si tu veux vivre.
— Et pourtant… j’ai vu des bars, il y avait du monde…
— Il parait que ça les aide à tenir le coup pour tout le reste. Ça en vaut peut-être la peine. Je ne sais pas. Demande-leur…
Camille hocha la tête. Elle était tellement plus abordable l’estomac plein… il fallait qu’il en profite. Elle lui coupa la parole avant qu’il ait pu poser sa question.
— Je ne veux pas te donner de faux espoirs. Ton père est sûrement mort. Mais au moment où je l’ai perdu, il m’a dit qu’il m’attendrait, et j’ai fait la promesse de revenir le tirer de là. C’était il y a trois ans. J’ai retrouvé l’endroit où il a été capturé, mais il n’y avait plus aucune trace de sa présence. Pas de corps, pas même d’indices de son passage. Tant que je n’aurai pas la preuve de sa mort, je continuerai à le chercher. Mais trois ans là-bas… Il faut être honnête. Ça parait difficilement faisable.
Elle avala son verre et se resservit.
— Les limbes sont un putain de labyrinthe sans fin. Chaque fois que j’entre, ça semble différent. J’ai vu des endroits qui avaient l’air identiques, mais jamais tout à fait. Par exemple la maison dans laquelle ton père était enfermé… La rue qui l’entourait avait disparu, et puis à l’intérieur, les choses avaient bougé… C’est comme ça à tous les coups. J’ai laissé des traces, des marques pour essayer de me repérer. Parfois, je les retrouve, parfois pas. Je t’avouerai que même depuis tout ce temps… ça reste un mystère. C’est comme… comme si le labyrinthe se redessinait à chaque fois que le volcan s’éveille. C’est l’enfer.
— Parle-moi de mon père, demanda Camille alors qu’elle semblait au bout de ce qu’elle avait à dire.
— Tony est un véritable héros. C’est un type incroyable. Personne ne lui arrive à la cheville. Il est toujours entré dans les limbes comme s’il s’y sentait chez lui. Il les parcourait sans jamais avoir peur. Les spectres, par contre, le craignaient, tu sais ? Et il a pas besoin d’une grosse voix comme Strada pour s’imposer. Il est juste… lui-même, intelligent et malin. C’est pour ça que je crois qu’il est vivant. Mais il est coincé dans un immense labyrinthe sans fin. Un jour, si j’échoue à le ramener, je suis sûre que lui retrouvera son chemin de lui-même.
Camille haussa les sourcils.
— Tu as l’air de l’admirer.
— C’est mon mentor et je suis très fière d’avoir pu apprendre avec lui.
— D’accord, d’accord. Ce n’est pas vraiment l’image que j’avais de lui, mais… ça fait du bien d’en entendre parler comme ça.
— C’est quoi l’image que tu avais de lui ?
— Juste celui d’un père. Il a fait des études de droit, mais travaillait dans un petit cabinet d’assurances, il devait voyager un peu partout pour aller constater et évaluer des dégâts naturels. C’est comme ça qu’il s’est retrouvé à Eïr, en première ligne, parce que des clients ont vu leur maison détruite par le volcan. Il n’est jamais rentré. Le mur a pris tout le monde de court. Ma mère l’attend, tu sais ?
C’était une double question. Camille observa le visage de Chris sans réussir à lire quoi que ce soit d’embarrassé.
— Qu’elle attende encore. Il reviendra peut-être. Il n’a jamais parlé d’elle ni de toi, mais il disait que sa famille lui manquait.
Camille hocha la tête. D’accord. Il la croyait.
— Sa chambre est là-haut. Il n’y a pas grand-chose. Tu peux jeter un coup d’œil si tu veux. Mais je préfèrerais qu’ensuite tu te barres. Je me débrouille très bien toute seule et tu me gênes plus qu’autre chose. Merci pour le grappin.
— De rien.

 

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Emma
Posté le 06/12/2024
Hello,
Encore un. chapitre à la hauteur de mes attentes. Chris a de la suite dans les idées, et la scène avec Strada m'a beaucoup fait rire, curieusement je l'aime bien ce type, quant à Camille, je pense qu'il a beaucoup plus de potentiel de ce côté du mur. Il pourrait être un atout pour Abi et pourquoi pas pour la brigade, il est débrouillard, malin et intelligent et je l'imagine très mignon aussi :)
Merci pour ce partage, j'adore ton histoire.
Au plaisir
Solamades
Posté le 07/12/2024
Merci ! <3
Nakama93
Posté le 26/10/2024
Re !

Un très bon chapitre, Camille fait preuve d'ingéniosité pour établir un dialogue avec Chris et il est très crédible.
La scène où Strada s'énerve est pas mal du tout également.
On en apprend aussi un peu plus sur les limbes et comment fonctionne le labyrinthe, c'est vraiment complet comme chapitre.

Merci pour la lecture :)
Solamades
Posté le 27/10/2024
Re ! 
Oh… tu uses aussi de ce genre d’arguments, parfois ? Haha
Merci pour ton commentaire ! 
Nakama93
Posté le 27/10/2024
Lol, quel argument ? ^^'
Solamades
Posté le 28/10/2024
Nourrir les gens pour établir le dialogue XD
Nakama93
Posté le 28/10/2024
xD, çà a du m'arriver sans le vouloir lol, mais en tout cas cleuz quelque chose qui fonctionnera assurement sur moi xD
Raza
Posté le 26/10/2024
Hello!
Ce chapitre a quelque chose de burlesque, un peu décalé, que j'ai trouvé vien marrant!
J'aime beauuuuucoup l'approche de Camille qui l'amadoue par la bouffe :D
Je m'étais dit pendant la lecture que j'aurai bien voulu avoir une raison de son acharnement, et tu me l'as donnée tout de suite, c'est top, peut être aurais tu pu la faire ressortir dans la dispute avec Strada, ce qui rendrait la scène plus équilibré ?
Merci pour le partage, par contre je crois que tu as eu un souci de publication, il y a 2 fois le même chapitre?
Raza
Posté le 26/10/2024
PS: j'ai trouvé le moment où elle dit "il parlait pas de toi, juste de sa famille" (c'est pas les mots exacts désolé), unbpeu bizarre. Peut être ajouter "directement" ou quelque chose qui nlis fais comprendre que si, il oensait à lui, mais qu'il évitait le sujet?
Solamades
Posté le 26/10/2024
Salut !
Je note, comme d’hab. Mais oui, tu as raison, ce serait plus clair d’en parler pendant la dispute avec Strada. Faut voir si j’arrive à garder ça fluide.
Bien vu pour le doublon, ce n’est pas la première fois, je me demande que je fais de travers.
Je suis aussi d’accord pour le «il parlait pas de toi.» je trouve aussi que ça choque. Je note.
Merci pour ton commentaire ! <3
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