Je sors en courant dans la rue. Mes sandales frappent maladroitement le sol, la chaleur s’évapore du bitume et m’enveloppe pour mieux me dévorer. J’avance vite, vite, encore, nouvelle sensation de déjà-vu. Moi, il y a deux jours, la nuit pour chappe de plomb en lieu et place de ce soleil insupportable, qui dévale les rues de Soleuze à la recherche de ma grand-mère. Moi, maintenant, il est bientôt midi, qui dévale les rues de Soleuze pour récupérer Nellie Guenille au commissariat.
Le coup de fil du policier me reste en tête, sa voix ordinaire, banale, un marteau-piqueur qui cogne les tempes jusqu’à compression de mon crâne, crispation de ma main sur le téléphone puis raccrocher, mettre les chaussures, empoigner clefs et portable, courir.
— Mademoiselle Guenille, on a votre grand-mère Nellie dans notre bureau. Elle dit qu’elle a commis un homicide, c’est pas très clair. On vous attend.
guenille homicide pas clair on vous attend
grand-mère commis notre bureau très clair
on vous attend
Je ne me suis évadée qu’un seul instant. Enfermée dans ma chambre – enfin, la porte entrebâillée – penchée sur mes planches. La pieuvre éphémère a grandi, poussé, mûri. Je n’ai pas vu le temps passer. Nellie a dû en profiter, est-ce qu’elle me croit partie ? Volatilisée, comme l’autre soir, pendant qu’elle se rongeait les sangs et triturait dans sa tête des histoires impossibles de cliniques et de penderies ?
Quelle conne je me dis, très fort, quelle conne et ce crachat contre moi-même, tout en onomatopées cassantes, sèches, rejoint le concert du marteau-piqueur.
Je me dépêche. Arrive en nage au commissariat. À l’accueil, ma nervosité ne rencontre que des uniformes sagement assis à leur poste, dans l’ennui et la moiteur. Je prononce le nom de ma grand-mère, je répète les paroles du policier et une vague de honte m’emporte. De peur, d’effroi. Et si la police la prenait au mot ? Enquêtait, creusait, déterrait, quoi ? Des secrets de famille à nourrir Soleuze en anecdotes croustillantes, comme c’est divertissant. Des bébés dans des sacs poubelle au fond du jardin, un éventrement des chairs dans un éventrement de plastiques, des bouts potelés ensevelis sous des rides noires, et puis quoi encore. Est-ce vrai ? Elle ne s’accuse pas de ça. Oui, mais. Imaginons. Je m’enfonce dans ce tourbillon, mes doutes font des ricochets qui ne s’évanouissent jamais et au milieu de tout ça, dans ma transpiration, face aux policiers à deux doigts de bailler, je m’en veux, mais qu’est-ce que je m’en veux, de penser une seule seconde que ma grand-mère soit capable d’une chose pareille.
— Asseyez-vous, mon collègue va venir vous chercher.
Je ne veux pas m’assoir. Pas attendre. Et pourtant, docile, le souffle court, je dis gentiment merci et avise le premier siège qui vient.
Patienter, donc. Avec mon tourbillon pour compagnon.
Mon téléphone vibre, je découvre un appel manqué et plusieurs textos. Rien qui ne sorte de l’ordinaire, Jacob, Émilie, mon éditrice – si ce n’est les messages de Jonathan auxquels je n’ai pas encore répondu. Pas le temps. Pas de place à vraiment lui consacrer, et puis qu’est-ce que c’était, ce baiser ? Le point final d’un rencard, il faut croire. Incompréhensible.
Je mets mon téléphone en silencieux, ne sais pas où le ranger pour qu’il disparaisse. Je respire un grand coup, les mains enfoncées dans le siège, la tête rentrée dans les épaules. Et j’observe. Le hall d’accueil est grand et gris, vide, à l’exception d’un homme tapant nerveusement du pied et d’une femme qui, elle, préfère fermer les yeux. La chaleur encombre bien plus l’espace qu’eux – que nous. Je ne m’étais pas assise à ne rien faire depuis une éternité. Je donnerais tout pour être ailleurs. J’attends. J’en suis à perdre patience quand un policier avance avec, à son bras, ma grand-mère.
— Vous êtes gentil mais je peux bien marcher toute seule.
Je me lève, Nellie s’écarte du policier comme s’il ne fallait pas que je la voie diminuée.
— Mademoiselle Guenille ? C’est moi qui vous ai appelée tout à l’heure. Votre grand-mère a un vrai caractère.
Politesse, envie d’en finir, curiosité, toutes les nuances passent dans le ton du policier. Je ne me sens pas à l’aise. Il paraît immense dans son uniforme carré, les mains sur les hanches et le menton relevé ; droit dans la posture de l’homme à qui l’univers a imposé le rôle de maître sauveteur, mais que la veuve et l’orphelin continuent d’agacer.
Moi aussi je veux en finir, avec mes bras ballants et ma bouche bêtement entrouverte, j’ai besoin que le tourbillon honte questions accusations poubelle s’arrête.
— Bon, je vais pas y aller par quatre chemins, comme je vous le disais votre grand-mère ici présente s’accuse du meurtre de Jonathan Louvois. Seulement voilà, c’est stupide mais enfin tant mieux me direz-vous, cet individu est bel et bien vivant. Maintenant il ne faut pas prendre ce genre de témoignages à la légère, j’ai poussé un peu le bouchon mais elle est catégorique. Il ne s’agit pas d’un homonyme.
— Je suis juste à côté de vous et j’ai toute ma tête.
— Je n’en doute pas, madame. Maintenant je m’adresse à votre petite-fille. Mademoiselle Guenille, je vous invite à prendre soin de votre grand-mère. Il y a des solutions qui existent, n’hésitez pas à vous rapprocher des organismes dûment habilités.
La condescendance du policier gagne du terrain tandis qu’un large et violent sentiment de soulagement m’envahit. Ils n’enquêteront pas. Il n’y a pas de crime. Cette évidence me frappe de plein fouet. Bête, bête je pense en écartant le sang sur les mains de ma grand-mère, en évinçant cette petite voix qui ne voit pas le rapport entre Jonathan et des infanticides.
Ma grand-mère suit la conversation d’un air courroucé, lance au policier des regards noirs pleins de retenue. Après tout, il faut respecter l’autorité. Une seconde de flottement, un courant d’air froid qui passe entre nous trois et je réalise pleinement l’énormité de la situation. Ma grand-mère, aujourd’hui elle-même – semble-t-il – qui a préparé ses affaires – bien habillée, une petite tenue coquette et un sac qu’elle a pris soin de dépoussiérer – qui est sortie de la maison, a traversé Soleuze seule – sans sa canne – pour se rendre au commissariat et oser, ne pas hésiter, ne pas y aller de main morte. Une telle accusation. Comment lui expliquer ?
— Je ne vous retiens pas plus longtemps, conclut le policier en nous serrant la main de manière très formelle.
Il tourne les talons, ma grand-mère et moi restons face à face. Elle, toujours son air courroucé, les lèvres pincées et les yeux qui jettent des éclairs. Moi, dans l’expectative, ne sachant pas sur quel pied danser, quel comportement va-t-elle adopter maintenant que son aveu a créé les mêmes déflagrations qu’un pétard mouillé ?
— Viens Vivi, on se casse de ce trou à rats.
Elle me pousse du plat de la main, j’avance. Puis me ravise, une idée me traverse l’esprit.
— Monsieur !
Le policier se retourne, irrité. Je me rapproche de lui à grandes enjambées.
— Puisque je suis là, autant vous demander. Vous avez des nouvelles de ma mère ? Mathilde Guenille ? Des… des conseils à me donner ?
Le maitre sauveteur me toise, sa poitrine se gonfle d’impatience sous son uniforme carré.
— Je ne comprends pas, dit-il.
Une nouvelle seconde de flottement. Alors je lui explique en trébuchant, ma mère, Mathilde, sa disparition. Ma gorge se serre, je pressens une réponse qui ne me plaira pas, une suite logique mais aberrante de mots qui creuseront un trou vertigineux sous mes pieds.
— Il n’y a pas de disparition, finit par expliquer le policier. Aucun signalement n’a été fait.
Chouette, la dénonciation à la police, comme un morceau que j’attendais encore et qui a fini par arriver.
La phrase-choc à la fin n’a marché qu’à moitié sur moi parce que je n’étais pas 100% sûre de ce que ça signifiait. Mon interprétation est « Jacob était censé signaler la disparition mais ne l’a pas fait, ce qui renforcerait éventuellement la piste du meurtre ? ou de il s’en fout ? » mais je ne sais pas si c’est ça. Je me dis que peut-être dans les chapitres précédents il pourrait y avoir des occurrences plus soulignées de « et t’as des nouvelles de la police ? ». Sans que ce soit trop trop trop évident, mais je pense que ça peut être remonté un poil. Après, nota bene : je lis par intermittence, donc j’ai pas l’effet que j’aurais en le lisant d’une traite dans un livre, où peut-être ce serait plus évident.
Ceci étant dit, je suis ultra méga intriguée. Déjà que je suis super curieuse de ce qui se cache vraiment derrière la confession convaincue de Nellie (parce qu’il y a quelque chose, j’en suis sûre maintenant). Bref, j’imagine déjà ce roman dans ma bibliothèque-papier, ne nous mentons pas. Bonne inspiration et continuation pour l’écriture ♥
Pour commencer je rebondis sur une de tes précédentes remarques, à laquelle j'ai malheureusement oublié de répondre bien qu'elle me trotte dans la tête : tu as parfaitement raison pour les prénoms masculins. Je n'avais pas pensé aux sonorités voisines, autour du "J". Je pense que je garderai Jacob et Jonathan (Jacob a une explication toute historique et symbolique). Mais je changerai Julien ! Je vais poursuivre l'écriture avec ces trois prénoms, et je modifierai en réécriture pour éviter toute confusion. Merci de l'avoir souligné !
Pour ce chapitre-ci, je pense que le final fonctionne assez : j'ai glissé des références à la police plusieurs fois dans le roman, avec Jacob qui balaie ça d'un revers de main sous prétexte que les flics font ce qu'ils peuvent, et qu'il n'y a pas à s'inquiéter puisque Mathilde a surtout besoin de repos. Je me suis même demandé si j'en faisais pas trop, s'il n'y avait pas de la répétition avec trop peu de relief d'une occurrence à une autre... Ceci dit j'aimerais tout de même que l'effet soit au top, donc je range ton commentaire dans la boîte mentale des modifs auxquels s'attabler en réécriture !