Un état de fureur. Le sang qui bout dans les veines. Une envie, comme un courant électrique, de tout détruire sur son passage. Érafler les murs de mes ongles. Lancer des objets à travers la pièce. Renverser meubles et mensonges. De foutre le feu. Une explosion. Un briquet, la gazinière, tout partirait vite. Au sommet de Soleuze il y aurait une détonation et cette maison qui hurle. Hurle. Couvrant mes hurlements. Les flammes qui lècheraient jusqu’au toit, jusqu’au jardin des voisins. Et d’autres cris mais que personne n’entendrait, des cris silencieux plaqués sur des visages horrifiés, la bouche grande ouverte, les yeux écarquillés, des mains qui arracheraient des cheveux en trois gestes désespérés.
Fureur, bouillonnement. Jacob ne répond pas au téléphone, malgré mes appels incessants. Incessants. Plusieurs dizaines de tentatives, les unes à la suite des autres, mes mains qui malmènent l’écran. Je veux entendre sa voix. Je veux qu’il s’explique. Je veux qu’il entende mes hurlements, mes explosions, qu’il sente les flammes qui claquent dans ma tête et que je n’arrive pas à faire sortir. Puisqu’il n’est nulle part.
Je quitte le Sceptre. La terrasse est bondée, Mehdi s’affaire entre les tables. Aucune trace de Jacob, personne ne l’a vu de la journée. Je retente un appel, dans mon oreille le bip intolérable de la messagerie vocale. Les flammes grandissent, parcourent mes veines à la recherche d’une échappatoire et je les vois s’abattre sur le Sceptre. Envelopper le comptoir, manger les murs, noircir le plafond. Mais oui. Tellement plus logique de détruire le bar, Jacob, plutôt que la bicoque.
Il n’y a pas de disparition.
Aucun signalement n’a été fait.
C’est réparé. Je viens de le faire, ce foutu signalement. Des heures supplémentaires dans ce commissariat gris, désespérant, à expliquer à des policiers ce qu’ils sont censés savoir. Et bouillonner, encore. C’est réparé, sauf que pas tout à fait : des semaines, des mois entiers perdus, tombés dans les limbes du rien, Jacob n’a pas levé le petit doigt. Des semaines, des mois entiers pendant lesquels personne n’a cherché ma mère, personne ne s’est inquiété, et alors je m’emballe, je pense aux polars que j’ai lus, aux films noirs que j’ai vus, je ne peux m’empêcher de me dire dans les affaires de disparation, les premières heures sont cruciales.
Il y a bien une disparition. Depuis aujourd’hui, officiellement.
Je remonte les rues de Soleuze. J’ai laissé ma grand-mère seule et ces derniers jours m’ont amplement servi de leçon. Autour de moi la foule habituelle, commerçants et étalages, touristes et appareils photos. Le soleil caresse et écrase, je me sens gronder au milieu des sourires et des cris.
J’entre dans la bicoque avec fracas. Et tombe sur un tableau improbable, une série de lignes, de courbes et de couleurs auxquelles je ne m’attendais pas, et qui me laissent, abasourdie, un pied dans la maison et l’autre dehors.
— Salut Victoire ! T’es pile de retour quand il faut.
Mon père est aux fourneaux, dos à moi. Il se retourne et me lance un sourire jovial. Il a les mains plongées dans les casseroles et les poêles, je devine une odeur d’huile brûlante. Et sur le canapé de la véranda, juste à côté : Jacob. Lui aussi se tourne vers moi, la nuque tordue, et me sourit. Il porte une bière à ses lèvres avant de désigner la table, dressée.
— Regarde ce qu’on t’a préparé !
— On s’est dit que t’avais besoin d’un peu de repos, complète mon père.
Je reste figée.
— Ben entre !
Je m’exécute, maladroite. Pose mon sac sur le canapé mais reste debout, regardant Jacob puis mon père, mon père puis Jacob. Le feu crépite sous les gestes d’Olivier et, tandis que je tente de m’agripper aux choses, un bourdonnement enfle à mes oreilles, enfle encore, jusqu’à recouvrir le cri que j’ai dans la poitrine et qui ne sort toujours pas. Le Sceptre se superpose à la cuisine envahie, les flammes quittent les murs du bar et viennent lécher les parois de mon crâne.
— Mais…
— Une moussaka, si je me souviens bien tu adores ça !
— Mais vous vous foutez de moi ?
Ma colère prend des accents aigus ridicules, un cri de souris qui s’écrase contre la table dressée, la cuisine occupée et le plafond blanc. Mon père reporte son attention sur la cuisson de son plat. Jacob reprend une gorgée de bière.
— De quoi, on se fout de toi ?
— J’ai pas arrêté de t’appeler, je t’ai cherché partout. J’étais chez les flics tout à l’heure. Ils disent qu’il n’y a pas de signalement. Pour ma mère.
Cette fois j’assoie ma voix, qui retombe du plafond pour embrasser pleinement la pièce, attraper l’attention des deux hommes et me laisser un peu de place. Je continue sur ma lancée :
— Jacob, tu me parles d’un signalement depuis des plombes. Quand je te demande des nouvelles, tu me dis que les flics s’en occupent, qu’il y a pas à s’inquiéter. Tu m’expliques ? Merde, tu m’expliques ?
Je sens mon père se crisper, rater un geste et jeter sur son pote un regard surpris. Un silence, les grésillements de l’huile battent leur plein et Jacob m’observe, toujours m’observe, le visage ouvert et l’air apaisé. Il prend une profonde inspiration avant de répondre :
— Non c’est vrai, j’ai pas fait de signalement. Tu me prends la main dans le sac. Mais avoue, ça t’a rassurée qu’il y en ait un, non ? Ça t’a aidée à dormir un peu la nuit ?
Mais de quoi parle-t-il, je me demande avec, dans le creux de l’estomac, la sensation acide de passer à côté de quelque chose.
— Ça sert à rien d’aller chez les flics. Ta mère, tu sais… Elle est partie, voilà. Elle en avait besoin. Elle s’est barrée quelque part, pas très loin j’imagine. Elle fait une pause, quoi. Faut que tu le comprennes. Et puis quand elle aura plus du tout de sous, elle reviendra et elle reprendra son poste à l’office du tourisme. Voilà. Alors le moins qu’on puisse faire, en attendant, c’est… C’est de lui foutre un peu la paix. Non ?
Une moquerie, je me dis, une moquerie, je perds des heures de ma vie à me croire bête, conne, stupide pendant que lui, confortable, juge qu’il n’y a aucune urgence. Aucune prise à prendre sur le monde pour que tout tourne rond.
— C’est tout ? C’est ça, ta solution ? Papa, mais réagis ! Tu le savais, toi, qu’il y avait pas de signalement ?
Un autre silence, mon père qui joue des coudes pour remuer le contenu de la casserole.
— Oh, en fait…
— Et puis, Victoire, les flics ont déjà assez à faire. J’en connais certains assez bien, ils ont pas un métier facile, tu sais. Ils sont sur d’autres choses. Des vraies enquêtes, quoi.
Imaginons qu’ils aient raison. Ma mère n’est pas digne d’une vraie enquête policière. Sa disparition n’est pas alarmante, elle est partie en claquant la porte et finira par revenir, toute honteuse d’elle-même. Il ne lui est rien arrivé, rien ne nous arrive jamais. Subir n’est pas une affaire d’Etat, se lever le matin n’exige que notre propre volonté, avancer dans sa journée, s’occuper de soi, des autres, est une nécessité gratifiante. Tout est simple - leur vision est démesurément simple. Et atrocement simpliste.
Je finis par m’assoir, mon dos coule sur la chaise et mes jambes s’étalent. Simple. Je ne suis pas d’accord avec eux. Je me le dis et je me le répète, je ne suis pas d’accord avec eux. Je veux prendre soin de ma mère, je veux m’inquiéter pour elle. M’assurer qu’elle va bien. Qu’elle ne s’est pas perdue, qu’aucune maladie ne la traque. Que son cadavre ne git pas dans un fossé. Je me le dis et je me le répète, je ne suis pas d’accord avec eux, leur manière de faire monde ne me plait pas, et ce faisant ma colère dégonfle. Les flammes s’éteignent, la fatigue me gagne.
— N’empêche, Jacob… commente mon père. T’aurais pu éviter de mentir, quand même.
J’attends. Olivier va peut-être creuser la question, gratter le comportement de Jacob. J’attends et rien ne se passe, il revient à ses casseroles, cette fois les aubergines sont prêtes et le plat bientôt enfourné. Des raclements de plaques dans le four, le minuteur enclenché.
Soudain, un sursaut. J’empêche mon corps de devenir enclume, je me remue, un dernier effort et je suis de nouveau debout. Je traverse la pièce, prends mon père par le poignet, l’embarque vers la porte. M’avance vers le canapé, me penche, empoigne Jacob par la chemise, le force à se lever.
— Mais qu’est-ce que tu…
— Dehors.
Mon père a comme un début de rire, les commissures des lèvres qui se plient sur les joues, je le devine gêné et traînant. Il n’y croit pas.
— J’ai dit dehors, je répète, plus fort.
J’ouvre la porte, les pousse vers l’extérieur.
— Ça va pas la tête ? Ça te sort d’où, ce comportement ?
Je ne les entends pas. Au fond de mon crâne les flammes ont pris les rênes, leurs crépitements font barrage et mes bras, mes doigts, semblent enfin m’appartenir. Je pousse Olivier et Jacob une dernière fois, referme la porte, prends grand soin de verrouiller à clef et tourne les talons. Mes jambes me portent jusqu’au four, je l’ouvre et sors à mains nues le plat tout juste chaud. Une fourchette, j’attaque les légumes mal cuits, le métal crisse contre le pyrex et je remplis ma bouche. Je la remplis d’énormes bouchées, je mâche à peine et j’avale. Mâche à peine, avale. Compulsivement.
J’ai faim.
Debout devant ce plan de travail que j’ai tant de fois utilisé, sali, nettoyé, et encore utilisé, sali et nettoyé, le plat suspendu dans les airs par-dessus ma paume grande ouverte, les muscles fatigués mais fermes, je déguste, j’aspire, je dévore comme si je n’avais rien mangé depuis des années. Chaque bouchée arrondit ma bouche, tombe dans mon œsophage puis mon estomac, s’ajoute aux cellules qui me composent et je grandis. J’en suis persuadée – je grandis, mon dos s’allonge, mes membres s’étendent, ma tête grossit, je prends plus de place, bientôt j’envahirai la maison tout entière, balayerai ses parts d’ombre et remettrai chaque élément à sa bonne place.
La nourriture disparaît en un clin d’œil. Je lâche le plat sur le plan de travail, un bruit sourd. Puis jette la fourchette dans l’évier, un écho métallique. Je m’accoude. Prends une profonde inspiration. J’ai mal au ventre, mal au cœur, l’envie de vomir se mélange à une honte saupoudrée d’un brin de fierté.
Je les ai foutus dehors. C’est une sacrée avancée.
Parfois, les choses commencent par le simple geste de refuser et repousser, de s’accrocher à notre vérité, plutôt qu’à ce qui nous est répété de façon si lancinante que les flammes s’éteignent dans la confusion. C’est très joli de vérité comme chapitre. J’ai beaucoup aimé l’image de la nourriture et du corps qui grandit. Chouette de régler les deux pères en même temps, c’est inattendu et ça marche bien je trouve.
Coquillette :
« prend mon père par le poignet » prends
Contente que tu aies eu une sensation de satisfaction ET d'inattendu ! Surtout après le chapitre précédent qui t'avait laissé un petit goût de sur-place.
Je peaufine mon plan pour la suite de l'histoire, pour éviter que le soufflet retombe. Et dans pas longtemps, retroussage de manche et reprise de plume !