À la lumière du petit matin, la maison prenait vie.
Les rayons tous neufs venaient jouer entre les persiennes, animer les personnages des tableaux ornant les murs. Le bronze de la rampe d’escalier, poli par toutes les mains qui s’y étaient attardées, reprenait son éclat d’antan. Dans l’air encore immobile, la poussière faisait autant d’étoiles – mises en branle dans une valse de début des mondes au gré du courant d’air de la porte d’entrée, faisant éternuer la plus jeune des nouveaux arrivants.
« Prems sur le choix des chambres !
— Eh, non ! »
Ils la bousculèrent en s’élançant à travers le hall, leurs pas étouffés par le lourd tapis, puis ils entamèrent l’assaut de l’escalier en colimaçon avec une énergie qui ne laissait pas soupçonner qu’ils viennent tous de passer une nuit blanche dans la voiture. Azra, elle, accusait la fatigue de leur trajet, et elle baillât, se frotta les yeux, avant de pénétrer à son tour dans la maison.
Les pas de Léo et de Sallie, à l’étage, résonnaient à travers les vieux os de la maison, ponctués des grincements de portes engoncés dans leur tranquillité depuis bien des années. Azra et Evan s’encadraient toujours dans le rectangle de la porte d’entrée, plus haut qu’eux, immobiles, admirant la simple vue du hall. Dehors, visible par certaines fenêtres seulement, Olive s’attardait, capturant ses toutes impressions de leur nouvelle demeure sous la lumière dorée de ce nouveau jour.
Ils avaient prévu d’y passer un an, tous les cinq, à l’écart du monde et du tourbillon de leurs vies. Un an juste à eux, juste pour créer. Ils étaient trentenaires, ils étaient artistes, chacun dans son genre, et ils avaient besoin d’une pause pour se recentrer sur eux et leur art. C’était ce qui était écrit dans la lettre qui avait atterri sur le parquet de la maison, quelques mois auparavant, avant que la petite bande ne comprît que pour avoir une réponse, il fallait mieux s’adresser directement à l’agence. Ça faisait bien longtemps que la maison vivait seule avec elle-même.
Azra laissa courir ses doigts sur le guéridon, souriant vaguement alors que ses doigts rencontraient le velouté du papier, la lettre repliée et reposée sur l’enveloppe ouverte proprement, d’un passage maîtrisé du coupe-papier.
*
La répartition des chambres s’était faite sans encombre – il y en avait bien assez, de ces pièces vides, n’attendant qu’un nouvel hôte. Elles étaient différentes, de la peinture des murs au mobilier, à l’époque même – presque contemporaine pour celle la plus proche de l’escalier, alors que l’autre arborait avec fierté ses boiseries de style Rococo. Chacune avait son âme propre, et ainsi chacune avait attiré une personnalité différente.
Finalement, chacun des cinq amis dormait seul dans une chambre, malgré leur idée initiale, évoquée pendant leur premier déjeuner, d’en partager deux et de transformer les autres en atelier, pour que leur travail reste entre quatre murs. Sallie avait ri qu’elle en avait bien quatre, aussi, la maison elle-même.
« Mais non, s’était amusé Léo en pointant sa fourchette sur elle, il y en a plus. Ce n’est pas un carré, et il y en a... douze, si con compte tous les angles. »
Et voilà que la bande s’était pour s’amuser mis en tête de vérifier ces dires. Ils avaient fait le tour du propriétaire, de l’intérieur d’abord, de l’extérieur ensuite, avant de, perplexes, chercher les plans de la maison. De toutes les heures passées à explorer leur nouvelle demeure, nulle ne leur avait permis de les trouver. La maison savait conserver ses secrets.
*
À la lumière de la fin d’après-midi, la maison paraissait bien grande pour eux cinq.
Les rayons déclinants peinaient à éclairer tout cet espace, renforçant à la place les ombres noyant les silhouettes et les visages. Le bronze de la rampe d’escalier, fatigué par les doigts qui s’y étaient agrippés pour ne pas perdre l’équilibre, formait une ligne de vie dans cet escalier qui donnait le tournis. Dans l’air qui sentait le bois et la pierre, toujours froid peu importe à quel point ils essayaient de monter le chauffage, seuls résonnaient parfois pendant de longues heures de suite les soupirs de la maison – jusqu’à ce qu’un des occupants sorte de sa torpeur, de sa chambre attitré, partant d’un pas mal assuré, ankylosé par les heures de concentration, à la recherche des autres.
« Hey, Azra. »
Elle ne se tourna pas vers lui, la lumière blafarde de son écran d’ordinateur accusant les traits de son visage. Elle avait des cernes.
« Azra ? » insista-t-il – et enfin, il parvint à attirer son attention. « Tu veux prendre un thé ? »
Elle le regarda pendant plusieurs longues secondes, d’un regard vide, envoûté, puis elle parut reprendre ses esprits. Dehors, le vent siffla dans la gouttière, la maison amplifiant et renvoyant en écho ce son plaintif.
« Je n’avance sur rien, ajouta Evan sans trop savoir pourquoi. Alors autant parler un peu, non ? Juste pour remplir le silence. »
Et oui, il y en avait tant, de silence, dans la maison. Presque autant que de murmures. Elle s’était habituée au calme, pendant ces longues années où les rumeurs maintenaient les locaux à l’écart de ses hautes grilles de métal tarabiscoté. Elle aimait bien le silence.
Ce fut en silence, aussi, que les deux amis préparèrent leur thé. Pendant que le sachet au goût de poussière infusait, Azra commença machinalement à ranger le plan de travail. Les assiettes dans l’imposant buffet, si lourd que même à cinq ils n’avaient pas réussi à le déplacer pour chercher ce qui pouvait bien faire du bruit, là derrière, là où il n’était pas censé y avoir de pièce mais seulement un mur particulièrement épais, puis l’extérieur. Les verres dans le placard au-dessus de l’évier dont le robinet gouttait à ses heures perdues, à moins que ce soit celui de la baignoire à l’étage. Sallie jurait qu’elle entendait une fuite quelque part. La mort aux rats dans le réduit où ils rangeaient aussi les balais. La boîte de thé derrière le sel.
*
À la lumière du fragment de lune, la maison prenait vie.
Les rayons blafards s’infiltraient entre les persiennes aux rayons inégaux, glissant sur les habitants des murs, ceux qui s’y mouvaient et ceux qui y étaient pendus. Le bronze de la rampe d’escalier, terni par l’âge, luisait doucement au milieu du hall plongé par la pénombre. Dans l’air lourd, la poussière dérangée se mêlait à l’odeur douceâtre de l’humidité qui avait plongé ses griffes dans la chair même de la maison – étouffant les cris.