Un cercle. Blanc.
Je fais tomber le cachet d’aspirine au fond de ma main, le laisse tomber au fond du verre d’eau. Vaseux, je regarde le médicament exploser en un foisonnement de petites bulles. Elles me chatouillent la langue quand je vide d’un trait le verre.
Le miroir de la salle de bains me renvoie l’image de mon teint pâle et de mes yeux, encore un peu brillants, soulignés par de légers cernes. La céramique sous mes doigts a commencé à se réchauffer à mon contact, mais le carrelage de la salle de bain me glace toujours les pieds. Bon. Il est temps de se bouger.
J’effectue ma routine comme un automate. Le café brûlant, mais la tartine grillée à la température parfaite pour y étaler le beurre. Mes vêtements de la veille, abandonnés sur le sol comme des fanions perdus, mais j’ai bien pensé à remettre mes clés dans mon sac, je les entends tinter alors que je le passe en bandoulière.
J’appuie sur le bouton de l’ascenseur, relève la tête. Sur le masque blanc, rond, se distinguent deux points, un trait droit. Pas trop mal pour un lendemain de soirée.
La ville m’accueille, avec son ballet de voiture, son bitume mouillé, et les lumières de ses lampadaires qui s’y reflètent. Le ciel est pâle, mais il ne pleut pas.
Un cercle. Blanc.
Je fixe le fond de ma tasse de café. Le breuvage flotteux, amer malgré la bûchette de sucre en poudre que j’y ai versée, s’accroche encore aux interstices entre du carton.
Je me lève, jette la tasse dans une poubelle déjà trop remplie de ses consœurs, auxquelles s’ajoutent masques et mouchoirs usagés, puis je traverse à grands pas la station-service. Je n’accorde qu’un regard aux étalages aux couleurs criardes, débordant de paquets de bouffe dont le plastique ne constitue pas seulement l’emballage. Quelques années plus tôt, j’aurais peut-être hésité à m’acheter un sandwich triangle, pour la route. Maintenant, la simple idée de ce pain trop mou, trop sucré, dans ma bouche, me donne vaguement la nausée.
L’extérieur sent l’essence. Des enfants braillent, un chien attend ses maîtres, attaché à un poteau rouillé, bavant sur l’asphalte. Quelqu’un a renversé du soda ou que sais-je encore juste devant ma voiture, le sol colle à mes semelles.
Je claque la portière trop fort, je mets le contact, vérifie mon reflet dans le rétroviseur intérieur. Deux croix, un croissant à l’envers. D’accord.
Je prends la route. De chaque côté, une campagne plate, de la terre vide et retournée, étouffée sous le poids de nuages gris, avec des serres çà et là, posées comme des pustules dans le paysage. L’horizon se perd dans un brouillard, les couleurs se mélangent dans des nuances nauséeuses.
Un cercle. Blanc.
L’icône de chargement disparaît, ma playlist se lance. Je tapote du bout des doigts sur le volant. J’attends que le son emplisse l’habitacle, étouffe le silence, fasse taire le tourbillon de mes pensées.
La dernière fois que j’ai pris la route comme ça, quatre heures de route, un arrêt juste le temps de se soulager et de retour sur l’autoroute, il y avait encore un « nous ». Elle surveillait le GPS, m’indiquait le chemin à prendre, souvent un peu en retard, distraite par ce qu’elle racontait. La dernière fois, j’avais dû faire une queue-de-poisson à une petite Clio bleue pour ne pas rater notre sortie. On s’était engueulé. On revenait de week-end. J’aurais aimé revenir en arrière, juste pour que ce souvenir-là au moins ne soit pas entaché par notre relation qui s’effilochait, se délitait.
La deuxième chanson de la playlist, c’était notre chanson, celle qui jouait dans le bar où on s’était rencontré. Je coupe la liaison Bluetooth si brutalement que mes doigts heurtent douloureusement l’écran intégré dans mon tableau de bord. Je secoue la main en sifflant entre mes dents, puis la repose sur le volant. Je fixe la route qui se déroule devant moi et j’essaie de ne pas penser. Je cligne des yeux pour chasser mes larmes.
À travers leur brouillard, je tente de fixer mon attention sur le ruban d’asphalte, s’étirant à travers le plateau sous un ciel pâle et délavé. Les marquages au sol font comme des points de suspension. La route est déserte.
Un cercle. Blanc.
Je retourne le petit badge, puis l’épingle au revers de ma veste. Autour de moi, sur les chemisiers, les polos, les gilets, fleurissent des ronds similaires. Au centre du blanc, un logo vert. Pas le meilleur que j’ai jamais vu : une feuille pour représenter une entreprise d’énergies renouvelables, ce n’est pas le summum de l’innovation. Heureusement que quelqu’un au graphisme y a ajouté une stylisation vraiment sympa, agréable à l’œil.
La salle de conférences est vaste, assez haute de plafond pour en faire oublier l’entassement des chaises en son centre. L’ensemble sent encore vaguement les produits de ménage et la cire à bois, auxquels commencent à se mêler odeurs de parfums et de déodorants. Dans quelques heures, ça sentira sûrement la sueur. La lumière est douce ; tout le monde a un beau teint, je me demande si c’est fait exprès. Elle auréole les cheveux blonds de ma voisine. Je lui souris machinalement.
« Julianne, se présente-t-elle.
— Charlie. »
Je lui serre la main. Sa peau est douce. Dans le reflet de ses verres, je vois deux points, un arc-de-cercle dans le bon sens. Le parfait masque pour un séminaire professionnel : poli, agréable.
Le premier invité prend la parole ; je laisse mon regard dériver par la fenêtre. Le soleil perce entre deux nuages, blancs comme il se doit, perchés dans un ciel de ce bleu pâle d’automne. Les arbres arborent les couleurs de circonstance, rouge, orange, jaune. On dirait une carte postale.
Un cercle. Blanc.
Le jeton de parking, dans ma main quelques secondes plus tôt, qui désormais gît derrière une grille d’égout, tache toute ronde au milieu de la boue. Je balance un coup de pied à la borne, qui refuse même de faire un satisfaisant schlong métallique, et je grimace au flash de douleur dans mon pied. Du coin de l’œil, je vois les têtes de quelques curieux se tourner vers moi. Je les foudroie du regard. Sur un banc tout propret, à quelques pas de là, un groupe de vieilles peaux s’affole en murmures en me montrant du doigt.
Je jure entre mes dents et me résout à payer le prix maximum pour le parking. Dans l’écran à la luminosité trop faible de la borne, j’aperçois mon reflet. Deux traits froncés sur les points, un arc-de-cercle à l’envers. Tu m’étonnes.
À l’horizon se massent de lourds nuages d’orage. De l’autre côté, le soleil s’apprête à être surpassé par les buildings, alors pour se venger il inonde la rue de ses rayons acerbes. Je dois plisser les yeux en retournant à ma voiture.
Un cercle. Blanc.
J’effleure du doigt le miroir de poche qu’elle a laissé sur la table, avant d’aller aux toilettes. Je la vois demander son chemin au serveur, au bout de la salle, avec ses cheveux blonds qu’elle a détachés et qui tombent en douces ondulations sur ses épaules. Son délicat profil se découpe sur les murs lambrissés du restaurant. Je me sens sourire.
Du pouce, j’ouvre son miroir, y jette un œil. Deux points, un croissant, dans le bon sens cette fois. Cette journée finit mieux qu’elle n’a commencée, et décidément, cette bavette aux échalotes dans mon assiette m’est très appétissante. Quand Julianne revient, je l’oublie aussitôt. Je l’écoute, une main sous le menton, et je laisse mon plat refroidir. Je n’ai pas le cœur à m’en soucier.
Dehors, avec son bras au creux du mien, j’aurais juré sentir la chaleur de sa peau même à travers l’épais tissu de ma veste. Nous marchons, et je lève la tête pour admirer les étoiles, comme autant de joyeux parsemés sur le velours de la nuit. Il fait doux.
Au fond de mon armoire, ce matin, c’est comme une nuit sans lune.
Il y a bien les piles vallonnées que forment pantalons, t-shirts, robes et chemises, mais au-dessus, l’œil ne rencontre qu’un noir d’encre, ou peut-être plutôt un marron terre de sienne du panneau de bois. Il y le clou, comme une unique étoile, qui accroche un peu de la lumière de la rue et semble me narguer. Il ne souligne que l’absence.
Plus de cercle, plus de blanc. Plus de masque.
Aujourd’hui, j’affronterai la vie à visage découvert.