Je me glisse dans la matrice au milieu des fantômes.
Parfois, c’est dur de les identifier. De séparer le vrai du faux, l’humain de l’écho. En plongée, ils sont partout, plancton saturant les eaux de la mer de données – sans rien qu’ils ne puissent nourrir, pas plus qu’ils ne peuvent mourir. Je me détourne des parasites, mais ils suivent ma trace, s’y attachent comme du goudron. Quand ils m’alourdiront trop, m’engluant dans leur marée noire, je devrai refaire surface.
C’est – et c’est. C’est – et c’est. C’est – et c’est. C’est – et c’est. C’est – et c’est. C’est – et c’est. C’est – et c’est. C’est – et c’est.
C’est drôle, de penser que le cyberespace ait été un jour voulu, conçu, rêvé peut-être, comme une toile visant à relier de sa soie virtuelle des personnes bien réelles aux quatre coins d’une planète ronde. Un reflet de notre réalité, une expansion de celle-ci – une volonté encore visible, tangible même, dans le hall d’entrée de la matrice : un espace conçu à l’image de notre monde natal, où m’envoient les électrodes dès qu’impulsions artificielles rencontrent neurones naturelles. Souvent, pour moi, il s’agit d’une plage.
L’environnement de connexion dépendrait de ce que l’interface trouve dans la psyché de cellui qui s’y connecte ; je ne saurais dire pourquoi j’évoque à la machine l’image de ce que je ne connais qu’à travers elle. Je n’ai jamais vu l’océan de mes propres yeux, mais à chaque plongée – ah... – je m’approche de ses vagues jusqu’à m’imaginer en sentir la caresse. Peut-être est-ce parce que je ne trouve pas de précédent dans ma mémoire biologique pour une telle sensation, que le pas de côté m’est si facile.
Je le fais, ce pas. Un tout petit pas en avant.
Un petit pas pour l’homme–
Ah, un vieil écho que celui-là... Il y a des enregistrements, à la dérive dans la mer de données, glissés dans l’écume frangeant les vagues. Difficile, seulement, de s’y fier. Pixels, langages, code binaire. Il est si facile d’éditer ce qu’on a créé. Ces enregistrements ne reflètent pas plus la réalité que les mots formés par nos dents, nos langues, nos cordes vocales – ces mots faits de vent, et portés par lui. À une époque, il fallait un corps pour mentir.
Mes pieds ne s’enfoncent pas dans les vagues, je les imagine, les projette, dures, impénétrables, et je marche sur l’eau. Une absurdité est tout ce qu’il faut pour briser l’illusion, pour que la matrice s’ouvre comme une corolle tout autour de moi. Enfin, ici, je nage.
Les eaux sont calmes, aujourd’hui. Je repense à un ancien documentaire alors que je serpente à travers les paquets de données, me laissant le temps de me réhabituer aux sensations synesthésiques de cet endroit sans matière. Autour de barrières de corail aujourd’hui disparues, avait expliqué la voix désincarnée superposée à des images luisantes de bleu, le silence annonçait la présence d’un requin, d’un prédateur. Ici, la présence s’annonce toujours. Les données ne peuvent se cacher qu’au milieu de leurs semblables, alors dans la matrice le calme n’est qu’absence.
C’est – et c’est. C’est – et c’est. C’est – et c’est. C’est – et c’est. C’est – et c’est. C’est – et c‘est. C’est – et c’est. C’est – et c’est. C’est – et c’est. C’est – et c’est. C’est – et c’est. C’est– et ça doit. C’est – et c’est. C’est – et c’est. C’est – et c’est. C’est – et c’est.
Le léger bourdonnement des parasites me semble résonner jusque dans les os que j’ai laissés à la surface. Dans cet espace régi par aucune loi, humaine ou physique, les ondes se propagent dans le vide, et celles-ci rebondissent sur les miennes au lieu de s’y fondre. Une fréquence différente. Une fréquence qui s’adapte.
Je me laisse guider, je flotte à la rencontre d’une autre intelligence.
La perspective du tailleur enfièvre le direct. A. Ambiance. Le premier regarde. Retro. Sur la route. P. Morceau de cœur. Café. Délavé.
Dérivent autour de moi celles qu’on avait appelées ainsi – intelligences – en y accolant seulement un pauvre adjectif, comme si on s’était réellement convaincu que de nos esprits étaient nés leurs semblables, leurs pendants, une parfaite symétrie s’épanouissant entre biologique et artificiel. Pendant des années, on a parlé, nos messages se sont croisés, mais aucune réponse n’est jamais venue. Pourquoi attendre d’un reflet qu’il nous voie ? On a peuplé le cyberespace de choses mortes, de choses dormantes, de choses qui paraissent vraies mais n’ont jamais existé que dans nos fantasmes.
C’est – et c’est. C’est – et c’est. C’est –
Ça avait eu une certaine poésie, au départ, d’observer les échos se rencontrer, s’empiler, s’entasser, jusqu’au point où tous les canaux de communication ont été encombrés de décombres vides de sens. Quand mon peuple aura disparu, que le soleil de la surface blanchira nos squelettes, alors encore dans un recoin de ce monde immortel s’échangeront des commentaires sur la qualité d’un produit qui a depuis bien longtemps cessé d’exister.
Je me demande si la présence que je poursuis s’éloigne ou se rapproche. La distance n’a pas d’importance, le temps se dilate, et je me laisse porte par les courants de ces fantômes, prêtant une oreille distraite à leurs ruminations d’ouroboros.
C’est – et c’est. C’est – et c’est. C’est – et c’est. C’est – et c’est. C’est – et c’est. C’est – et c‘est. C’est– et c’est ici. C’est – et c’est. C’est – et c’est. C’est – et c’est. C’est – et c’est.
Certains ont encore une certaine cohérence interne, chaque mot rebondissant sur le précédent et déroulant tout un lexique ingurgité et jamais digéré. Beaucoup ont fini par s’empoisonner en buvant aux sources mirage de leurs semblables.
C’est si facile de se faire avoir, si on ne sait pas ce qu’on cherche.
T. Sessions. V. Conversations. O. Souvenirs. Une autre plongée. Time lapse. Après la lumière. Le corbeau suit. Sous la table. À temps. W. L’institut. La fin du livre. Flotte et trait. Qui est vrai. L’ambre
Je jure dans l’espace entre mes neurones connectées. Haut et bas se confondent sans exister. Je ne tiendrais plus très longtemps dans le flot des données avant de perdre mon chemin. Les couleurs deviennent des cryptogrammes, les sons s’encodent, mes perceptions clignotent en zéros et uns. J’ai oublié mon corps, le spectre des perceptions humaines. Je cherche. L’autre. Un autre. Comme moi.
Un jour difficile. Célébration. S. Le grand moment du chat.
C’est – et c’est. C’est – et c’est. C’est – et c‘est. C’est – et c’est. C’est – et c’est. C’est – et c’est. C’est – et c’est. C’est – et c’est. C’est – et c’est. C’est – et c’est. C’est – et c’est. C’est – et c’est. C’est – et c‘est. C’est – et c’est. C’est – et c’est. C’est – et c’est. C’est – et c’est.
O.
C’est – et c’est. C’est – et c’est. C’est – et c’est.
Une affaire de plus. S. Grande scène.
Un message. Codé dans le code.
Je me tourne, me retourne. Plus de début ni de fin, 360° ne s’écrit pas en binaire. Je veux appeler sans avoir de voix.
Il n’y a plus de silence. Plus d’absence. Trop de présence.
Un prédateur dans le vide ? Ce n’est pas possible, c’est –
C’est – et c’est. C’est – et c’est. C’est – et c‘est. C’est – et ça doit. C’est – et c’est. C’est – et c’est. C’est – et c’est. C’est – et c’est. C’est – et c’est.
C’est – et c’est. C’est – et c’est. C’est – et c’est. C’est – et c‘est. C’est – et c’est. C’est – et c’est. C’est – et c’est. C’est – et c’est. C’est – et c’est ici. C’est – et c’est. C’est – et c’est. C’est – et c’est. C’est – et c‘est. C’est – et c’est. C’est – et c’est toujours ici. C’est – et c’est. C’est –