Haute-Savoie Tonight (Chap. 3) : Il neige sur mon funk

Par Cyrmot

 

— Tu devrais faire un funk.

— Un funk ?

— Pour ta poésie Merlot. Je peux t'aider si tu veux.

Samir me fixait sans ciller, il paraissait sérieux.

— D'où t'as vu que j'écrivais une poésie ?

—T'es grillé à des kilomètres, en plus je t'ai capté cette nuit quand t'es allé faire je sais pas quoi à la fenêtre avec ton papier.

Je le dévisageai, le crâne chauffé à blanc, vérifiant alentour si quelqu'un avait entendu, tout en écrabouillant par réflexe le papier au fond de ma poche.
On faisait la queue pour visiter une fromagerie. On se les gelait, et ça n'avançait pas.

— T'as combien de lignes à ton truc? 

— Quoi ? Euh, quatre ou cinq... Je sais pas encore. Mais bon, faut que je m'y mette vraiment là.

Le matin j'avais essayé de trouver un moment pour peaufiner un peu, la séance de ski ayant été annulée pour cause d'encadrement insuffisant, pas de trace du vieux moniteur de la veille, et Saillard derrière qui était parti à sa recherche dans toute la station.
Après une bonne heure de bataille de boules de neige. M. Lardeau avait improvisé la sortie-fromages, ça avait été visiblement rapide de trouver un truc avec le mec du chalet, mais beaucoup plus long avec le chauffeur du car qui lui avait pas mal râlé, que c'était pas prévu, qu'on changeait pas les choses comme ça, que c'était pas la première fois, qu'en rentrant ça allait gueuler au syndicat.

— Quatre ou cinq ? S'exclama Samir en tapant dans ses gants, mais c'est bon t'as déjà le refrain! Tu vois tu commences par ça, à la Whispers ou Delegation. Après tu mets une bonne basse, et tu fais tourner tu vois.

— Mais je vais pas faire un funk, n'importe quoi ! En plus comment je fais pour la musique ??

— J'ai l'instrumental de Music and Lights sur K7. Franchement essaye, moi je peux t'aider pour les paroles, si tu veux mettre des mots américains ou même pour les choeurs.

On nous poussa derrière, la file d'attente remuait de nouveau, même si ça avait encore l'air de bouchonner à l'entrée ; on devait bien poireauter depuis une bonne demi-heure.

Au bout d'un moment un gars de la classe s'énerva un peu, « putain on se croirait aux caisses à Leclerc, c'est quoi tout ce monde pour voir des Babybel?! »
M. Lardeau le rappela à l'ordre dans la seconde, c'était une fromagerie de montagne, on allait voir des artisans pas des ouvriers à l'usine. Et alors il y a pas de honte à être ouvrier, rétorqua Saïda. Son père travaillait chez Peugeot, et puis c'est autre chose que d'emballer des Kiri dans les montagnes, elle ajouta. « Et alors qu'est-ce t'as contre les fromages » lança alors Bruno, son père avait son étal de légumes au marché à côté du crémier, Bruno lui filait le coup de main aussi.

On nous fit rentrer comme par magie au moment où Paola commençait à demander à Saïda ce qu'elle avait contre les emballages, sa mère travaillait dans une cartonnerie dans la zone industrielle pas loin de la cité, une dame toute petite, on la voyait pas souvent, sauf aux fêtes du quartier où elles faisait trois tonnes de beignets pour les stands.

Une fois à l'intérieur M. Lardeau nous réunit tous dans un coin avec un mec en chemise, ils nous parlèrent de vaches, puis de paysans, puis il repassèrent aux vaches, aux étables aux alpages, ça tourna vite en rond ces explications, on essayait bien de rester concentré, il y avait même Stéphanie Lemaître qui prenait des notes, mais ça chlingait tellement on avait franchement du mal, c'était comme si on avait carrément glissé dans la cuve, qu'on allait tous ressortir à la chaîne en rouleaux de munster.

Un peu à l'écart j'en repérai deux qui pour le coup n'écoutaient rien du tout, avaient l'air de s'en foutre de l'odeur, et c'était toujours Graillet qui baragouinait je sais pas quoi, Kristina gardant les yeux au sol en faisant oui oui de la tête, oui oui à quoi, il faisait comment lui pour trouver des choses à raconter lui, et il lui disait quoi d'ailleurs.

 Le camembert c'est meilleur que le gouda

 Oui oui.

— Albator franchement on est d'accord il est mieux sapé qu'Actarus

 Oui oui.

Il fait froid à la montagne c'est fou

 Oui oui.

J'avais beau chercher je finis seulement par me dire qu'il fallait vraiment que je me secoue, promis d'ici ce soir j'irai lui parler. En voyant Samir aller demander à un des mecs de la fromagerie s'ils avaient pas du rab de vignettes Panini, comme on en trouvait dans les boites de vache qui rit, je songeai de nouveau à son idée. C'était peut-être pas si con finalement une chanson.

—Tiens j'ai pris le dépliant, si ça se trouve on aura un contrôle sur leur gruyère ou je sais pas quoi, me glissa Erwan alors qu'on ressortait, et que j'avais rien de rien écouté.

Je remontais dans le car les yeux dans le vague, une ligne de basse et des ta-tala... ta-tala de Music and lights plein la tête, ouais un funk pourquoi pas, suffisait de me lancer.
Mais ce qu'il m'aurait fallu, c'était comme le couple du chalet, des vacances peinard sans personne sur le dos pendant quinze jours, j'aurais eu largement le temps de pondre un album entier, Haute-Savoie Tonight, premier titre Let's groove popov sur les pays de l'est, deuxième Kristina ouhou c'est moi avec l'instrumental d'Imagination et Samir aux choeurs.
J'avais quasiment toute la liste des chansons qui défilaient dans ma tête, dernier titre de l'album Il neige sur mon Funk, un peu triste à la Lionel Ritchie, genre piano et tout. La petite soeur d'Antonio avait un synthé on pourrait peut-être lui demander qu'elle le prête.

« Afrique adieu...Belle Africa !...» tonnait la radio du chauffeur, alors qu'on attendait Saillard qui discutait encore avec une des employées en riant tout seul.

« Où vont les eaux bleues?!... Du Tanganika !! ... » Je commençai à battre la mesure sans trop y penser. Elle était un peu bizarre cette chanson, mais il y avait des rimes à Kristina toutes prêtes à l'emploi, en plus  il y avait assez de place pour mettre toutes mes paroles.
Je tournai la tête en fredonnant.
La piste bleue..
Belle Kristina ...

Un non de la tête ferme et définitif de Samir à côté m'arrêta tout net.

 

*

 

— Putain j'espère qu'on va pas faire des chansons.

Bruno nous avait rejoint dans la salle de jeux en bas du chalet, en attendant la soirée-veillée. On finissait toujours là quand on n'en pouvait plus du Puissance 4 ou du Badaboum dans nos chambres. Mais il n'y avait quasiment rien par ici, un billard, avec des espèces de champignons en plastique vissés sur le tapis, et puis un jeu de fléchettes aussi, mais on avait pas pu avoir les fléchettes.
Souvent on regardait la cible, on observait quel numéro avait le plus de trous, avant de revenir au billard. On tournait autour le cube de craie à la main, les plus hardis évoquaient l'origine du truc - thailandais, hongrois - en tournant autour le cube de craie à la main, avant de s'arrêter perplexes devant les boules.

— Si ça se trouve on va avoir une interro sur le ski, s'inquiéta Erwan, en reposant la queue de billard.

— Mais non on va faire un jeu, c'est ce qu'on fait en veillées, affirma Christophe, qui habitait en face de l'arrêt de bus, et qui avait déjà fait des colos.

— Mais non mon grand frère il m'a dit que l'année dernière ils avaient vu un film, assura Jamel.

Son grand frère on le voyait passer parfois sur le terrain de foot avec son sac US. Il nous disait tout le temps comment c'était coolos la primaire à côté du collège, que là-bas laisse tomber comment il bossait tout le temps. Il faisait quelques passes et puis il repartait, le lendemain il avait contrôle d'Anglais, de Sciences-Nat ou d'EMT, laisse tomber ce que j'ai à réviser.

Bruno et Abdel proposèrent qu'on aille demander à la cuisine qu'ils nous prêtent des couteaux à la place des fléchettes. N'importe quoi toi tu t'es cru au cirque ou quoi rétorqua Antonio, alors Samir nous parla de ses shuriken dédicacés par Bruce Lee qu'on aurait pu utiliser, mais le directeur de l'école lui avait confisqués juste avant le départ et ils étaient dans un coffre fort enterré sous le gymnase maintenant.

Finalement je remontai prendre mon paquet de cartes, à six on pourrait faire un pouilleux géant par équipe, on pourrait même jouer sur le tapis du billard, assis tout autour comme les pros.

Je croisai M. Lardeau dans le hall d'entrée, en train de discuter avec le gars du chalet devant le comptoir du hall. Le mec avait mis la télé, on passait du patinage artistique, ils avaient l'air tous les deux bien absorbés.

— Ben tiens Melvil regarde ça, il y a le français qui va bientôt passer ! M. Lardeau m'avait subitement attrapé l'épaule. Oh non putain me crispai-je au milieu du guet-appens, alors qu'un tchèquoslovaque  en fuseau à paillettes terminait son avion sur une jambe. Je parvins à demander pour ma chambre au moment où le français arrivait tout sourire sur la glace.

— Attends deux secondes Melvil, regarde. Et puis il y a Kristina qui finit au téléphone à côté, comme ça vous pourrez monter ensemble.

Je gonflai les yeux au moment où le français se mangeait une big première gamelle sous les oohhh du public et les soupirs de M. Lardeau ; puis reculant distraitement vers la porte de la pièce à la nouvelle chute.

Kristina était campée face à la fenêtre givrée, ses longs cheveux chatain qui tombaient jusqu'au milieu du dos, ses petits doigts à peine sortis d'un gros pull gris. 

— ... Oui... oui maman... oui je fais attention ne t'inquiètes pas.

Autour ça ressemblait à une salle d'attente, du lino bleu au sol, un canapé en cuir et quelques chaises, une plante dans un coin, des magazines de montagne sur une table basse.

— Oui... oui, juste je suis un peu fatiguée c'est tout.

Kristina parlait avec douceur, elle passait parfois une main dans ses cheveux, j'entrevoyais alors un bout de son visage. J'imaginai alors lui faire un bisou sur la joue et détaler en courant, puis je tremblais dans la seconde en secouant la tête.

Il faut juste que je lui parle maman. Juste une fois... .. Que je lui dise de ne pas avoir peur...

Je sentis mon cœur battre à toute allure, en dessous mes jambes s'évanouissaient peu à peu. 

— Comme ça je pourrai dormir maman tu comprends ?

Un rapide coup d'œil vers le hall, le patineur français venait de terminer, M. Lardeau et le mec du chalet attendaient les notes comme lui apparemment, les épaules tombantes et l'air résigné.

— Nemoj plakati mama... Ja ce ne plachim !... Maman arrête !.. Maman !!...

— Qu'est-ce qui se passe là-bas ? Elle est toujours au téléphone Kristina ?

Je déroulai un euh je sais pas de la tête et des épaules, revenant illico vers le comptoir au moment où Kristina avait tourné la tête vers la porte en s'écriant.

Puis je les vis ressortir tous les deux, Kristina avait retrouvé sa figure impassible, M. Lardeau regarda sa montre et nous dit que la veillée devait déjà avoir commencé, on remonterait dans nos chambres plus tard.

 

Saillard nous attendait en bas, il avait fait passer tout le monde dans une grande salle.

On n'avait pas trop compris comment il s'était habillé, une espèce de longue cape marron avec une casquette à fourrure et ses après-skis, il ressemblait à un grand castor, et il parlait à voix basse, presque en chuchotant.

— Allez les enfants, ça va commencer, on n'attend plus que vous.

Il parlait avec des gestes bizarres, avançant sur la pointe des pieds les yeux grand ouverts, et frétillant de la tête comme un poisson. En regardant de plus près je crus même qu'il s'était poudré le visage pour la soirée.

— Monsieur on va voir quoi comme film?! Brailla Jamel devant moi. Tron il paraît qu'il jette! Vous savez, Tron, le film qui se p...

— Chhhuutttt...

Entre deux lampes et près d'une grosse bougie sur pied, le vieux moniteur en personne, vêtu en je savais pas trop quoi, en empereur romain ou en fée, était assis sur un tabouret minuscule, les mains sur les genoux et l'air absorbé. Devant lui une petite table, et puis tout le monde en rond autour sur des chaises de classe.

On eut à peine le temps de s'installer qu'il tapait déjà dans ses mains, solennellement. Il les reposa sur ses genoux, regarda droit devant lui, clap...clap...clap... clap à nouveau, silence, longue inspiration, silence.

« Ouyi, ouyi ! ...»

Il avait la main dressée derrière une oreille, la nuque penchée d'un côté.

Saillard à côté mimait un truc, un sapin ou un poteau électrique, on voyait pas trop. 

« Ouyi, ouyi !... Ouyi mouz efan!... Ecoutez l'air qui vient pitaler de Rumilly jusque Seyssel... ET SACCOGNER LES PRAZ ! ECOUTEZ DONC... ECOUTEZ DONC !! »

Pour sûr qu'on l'écoutait, surtout qu'il commençait à brailler.

« ...C'est le chant de la DAME DU VAL DE FIER ! DU VAL DE FIER ! Y VIENT SACCOGNER LES PRAZ ! ... ECHARBOTER LES VARGNES ET LES VILLARDS ! ... ET Y VIN JUSQU'A NOUS ! .... ECOUTEZ MOUZ EFAN, OUYI DONC !! »

— C'est bon accouche, grommela Bruno pas loin.

Le vieux reprit plus bas, après un tour de l'assistance.

« Mais peut-être y quârqu'un ici le connaît ?... Adonc, los efan, est-ce que vous connaissez ce chant ? »

— Noonnn...Répondit tout de suite Stéphanie Lemaître, comme à un spectacle de Chantal Goya.

« Alors je m'en vais vous le chantar, tel qu'on nous le chante depuis des siècles... »

— Putain elle pouvait pas la fermer celle-là, j'entendis marmonner dans mon dos.

«... Quand on est près du chaufiô au chalet, et que le vent souffl ben cru dans toute la Yaute !... »

J'avais pas rêvé, Saillard était bien en train de mimer un sapin, avec ses bras il semblait faire les branches qui remuait dans le vent.

— N'importe quoi pourquoi il fait l'oiseau lui, fit une autre voix derrière.

«....dyin lé vèlyè in...

.. de kontye AVOUÉ ...

.. LOU DYÂBLE É LE FAYE...

Le sapin-oiseau commença à pencher dans la direction du vieux qui recommençait à brailler en tapant du pied.

«... ROULAR DEDENS LA COMBA !.

... BEN TEUP EN BIZOLÈ

... BRULÔ ET VIELO TRIMBLAR !.... »

Puis Saillard nous tourna le dos complètement, les branches à présent retombées.

«...MAIS D'AVOUIR Y RESTAR

D'AVOUIR LA DAMA DU COMBA DI FIER !... DU COMBA DI FIEEERR...»

Avant de se déraciner franchement, d'un petit bond vers la toge.

Le vieux lui continuait avec sa main derrière l'oreille et battant la mesure, Saillard lui tapota plusieurs fois l'épaule, mais ça servit à rien , il braillait  encore de plus belle. Il faisait mal au crâne à gueuler comme ça, surtout que sa langue c'était pas possible, même les slaves ils auraient pas supporté, ils l'auraient buté direct. 

Puis à un dernier remous de Saillard la voix s'arrêta d'un coup, on aurait dit un camion-poubelles qui venait de s'enrayer.

Saillard se tenait entre le vieux et nous, il semblait assez embêté, il lui disait des trucs, et le vieux de son côté ne semblait pas du tout apprécier.

On se regarda dans l'assistance, Stéphanie Lemaître faisait chuttt à ceux qui commençaient à rigoler derrière, Bruno pariait avec Jamel que Saillard allait s'en manger une, même qu'il allait glisser jusqu'aux escaliers.

— Oh arrête tes gôgnes, gronda le vieux tout à coup. De quoi on comprend rien??... Il tendit son visage énorme vers nous. Hein los efan, vous konprènyî hein ??

   On savait pas quoi répondre nous, en plus sa tête était encore plus rouge que d'habitude, on aurait dit la Chose dans les 4 fantastiques ; il nous redemanda, on regarda nos pieds, Saillard se pencha à nouveau vers lui, il causèrent une bonne minute puis le vieux se redressa l'air mauvais.

— Bon ça y est j'ai pris le taffu là, il s'exclama en lui passant devant, toute toge dehors, sans un regard pour l'assistance. Saillard resta les branches ballantes en le voyant décamper.

« Allez Arvipâ, on l'entendit clamer de loin, je t'y laisse tout piouler en monchu ! Ah là ça parètran ben bobet! !» 

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