Haute-Savoie Tonight (Chap. 5) : Fée Kristina

Par Cyrmot

 

— Vas y c'est pas possible.

— Quoi c'est pas possible ?

— Je sais pas, t'as triché c'est ça.

— D'où j'ai triché ? Sois pas dégoûté, j'ai gagné c'est tout.

Antonio fronçait les sourcils à moitié recroquevillé devant son boîtier rouge.

— C'est une technique des championnats d'Europe je te dis, reprit Samir tranquillement. Je peux te l'apprendre si tu veux, en échange tu me files des images Panini. Coupe de France hein, genre une petite dizaine de paquets.

— Dix paquets ?! T'es pas bien toi!

— Bon allez je te la fais à huit.

Samir listait à voix haute les images de joueurs qui lui manquaient, au PSG et à Saint-Etienne, alors qu'Antonio commençait à ranger les pions rouge et blanc en se relevant du lit.

— Attends, attends, fit-il en se penchant quelques instants sur le boîtier bleu. Ton porte-avions, qu'est-ce qu'il fait là? De B6 à B10 j'ai tout demandé !

— Et alors ? Il y était pas avant c'est tout.

— Hein ?... C'est ça ta technique ? Tu bouges les bateaux pendant qu'on joue ?

— Ben oui, c'est ça les règles ! Les bateaux ça bouge sur la mer, c'est normal.

 

— ... .... Et ton sous-marin, pourquoi tu l'as enlevé ?

— Ah mais là c'est qu'il était en plongée. Mais je le remettais au prochain tour.

Antonio le dévisagea en clignant des yeux.

— Mais bon moi je joue avec les règles de championnat aussi. Mais si tu veux on en refera une, maintenant que t'as les bonnes règles.

— Eh mais Samir c'est abusé, s'exclama Erwan en s'approchant, pourquoi le petit de deux il est sur ton croiseur ? T'as pas le droit d'empiler des bateaux !

— Mais si, il était touché, l'autre il le transportait c'est tout. Putain les gars vous savez pas jouer en fait. Faut que je vous la trouve la règle des champion...

Un toc toc ultra rapide suivi d'une porte ouverte à la volée nous fit tous sursauter.

— Les enfants, c'était extinction des feux il y a quarante minutes déjà, gronda M. Lardeau, la main sur la poignée. Qu'est-ce que vous faites encore debout ?

— On n'arrive pas à dormir monsieur, rétorqua tout de suite Erwan. C'est Graillet avec ses histoires, il nous a choqués.

— Mais qu'est-ce qu'il a raconté encore, je fais le tour des chambres on me dit partout la même chose.

— Il dort où au fait lui monsieur, on vous a même pas demandé depuis l'autre fois.

— Ah pour dormir, lui il dort, c'est peut-être même le seul de vous tous à être couché ! On l'a installé au bout du couloir près de l'escalier, il y a que là qu'il s'est calmé le premier soir.

— Je croyais qu'on avait pas le droit d'être tout seul, on pourrait pas tourner monsieur non ?

— On va essayer de faire simple Samir. Déjà qu'ils nous a assez compliqué la vie à lui aménager une pièce, de toutes façons il reste quoi, trois nuits ? Profitez d'être entre copains plutôt. Allez, il tapa dans ses mains, maintenant tout le monde au lit!

— Demain on fait quoi monsieur ? Lança Erwan tout en se glissant sous sa couverture.

— Ski de fond ! Si je l'ai pas assez répété ! Vous allez voir, c'est super le ski de fond, ça va vous changer, ça va peut-être même vous plaire autant que le ski alpin.

Il avait pris un ton enthousiaste, comme un employé d'agence de voyage, on se regarda les uns les autres depuis nos oreillers, sans trop rien dire.


 

Peu après, quand la lumière fut éteinte, Samir nous interpella à voix basse.

— Eh vous le trouvez pas bizarre en fait M. Lardeau?

—Quoi, pourquoi? Demanda Erwan.

— Je sais pas, t'as vu il était pas là au conte, au ski on l'a à peine croisé, en fait on sait même pas où il traîne toute la journée.

— Ouais c'est vrai... ... ..Bon et alors, baillai-je, qu'est-ce ça fait?

— Moi je dis si ça se trouve il est envoûté.

— Hein? Se redressa Antonio. Mais qu'est-ce tu racontes. En plus il nous l'a dit Graillet, le fantôme il s'en fout d'envoûter les gens il veut juste retrouver sa thune et retourner dans sa grotte.

— Ouais mais si ça se trouve Lardeau il cherche les lingots toute la journée pendant qu'on skie, puis t'as vu ça se peut qu'il ait besoin d'argent il a toujours le même pull, en plus il vient à l'école en vélo.

— Et le vieux alors, continua Erwan. Franchement vous avez pas cru qu'il allait se transformer tout à l'heure, moi je dis lui il est ensorcelé. En plus il vit à la montagne, c'est des oufs. 

— Ouais ben justement lui il est taré depuis toujours ça compte pas, je repris en commençant mentalement à tracer des croix comme au Cluedo.
 

— ... Et Kristina alors ? Demanda Antonio après un long silence.

— Quoi Kristina ? Je lançai un regard perçant à travers l'obscurité.

— Bah je sais pas je la trouve bizarre moi. Y'a une fois je l'ai vu par la fenêtre des toilettes elle cueillait des trucs sur un buisson derrière le chalet. Et un autre soir je l'ai entendue en haut de l'escalier vers la classe, elle causait avec quelqu'un je suis sûr.

— Ouais et bah alors.

— Bah alors quand je suis monté elle a arrêté, elle m'a regardé c'est tout... Mais style toute flippée.

— Et ben quoi, c'est quoi le souci.

— Ben en fait elle était toute seule.

 

*

 

Assez curieusement personne ne reparla vraiment de tout ça le lendemain matin. Peut-être que la spécialité locale qu'on nous avait servi la veille, un gratin de cardons, et qui nous avait aussi peu convaincu que le conte du vieux y était pour quelque chose. 

Résultat tout le monde passa le petit-déjeuner à engloutir les tartines, avant d'être trimballés toute la matinée sur deux rails interminables.

Le petit + en tout cas avec le ski de fond c'était alors là que personne de chez personne de jusqu'à sa grand-mère dans la cité n'avait déjà essayé ce truc. Le ski de fond c'était comme le char à voile ou la pelote basque, en dehors de la télé on savait même pas si ça existait vraiment.

C'était Didier, le mec qu'on avait croisé le premier jour dans l'escalier qui nous avait embarqués dans sa rando. Il devait avoir à peine vingt ans, il était tout fin avec des mèches blondes sous son bonnet, il avait l'air super motivé et il reniflait tout le temps après ses phrases. Ça va les enfants nnfff On va prendre par le sentier des galoubiers nfff nfff, allez on suit les empreintes.  Parfois il faisait des mix avec des bruits de fermetures éclairs, fzziiitt, il devait en avoir trois mille sur son blouson.

Mais lui au moins il était sympa, on calait souvent devant une bosse riquiqui, ou on tombait sur le côté à deux à l'heure, il venait alors nous ramasser en faisant des grands pas de canard avec ses skis de quinze mètres, C'est jambe devant bras derrière nfff fzziitt fzziitt on oublie pas les enfants hein fzziitt nfff nfff allez hop hop Je croyais encore l'entendre renifler sportivement au pied du chalet, alors qu'il faisait du rangement dans le local à skis. 

On recroisa le type du couple en bas dans le hall qui discutait avec le mec du chalet. Apparemment sa femme avait fait un malaise la veille après une balade, il lui demandait s’il avait des remèdes contre le mal des hauteurs, quelque chose comme ça. 

Je remontai à la chambre en me demandant depuis combien de temps ils étaient ici. A la limite à force de pas faire de ski ils devaient en être à leur quinzième visite de fromagerie il y avait franchement de quoi s’esquinter la santé.

Une lueur m’éblouit en poussant la porte, le soleil brillait pour la première fois depuis le début du séjour, ça faisait tout drôle. Je vins contempler depuis la fenêtre de tous nouveaux lieux, des cimes découpées au loin, un village plus bas dans la vallée, même la piste sous les télésièges qu'on apercevait d'ici avait une allure plus douce, limite amicale.

Des bouts de phrases passèrent dans mon crâne face au paysage, je terminai le dernier couplet sans forcer.

Comme un rayon de soleil
Je suis tombé dans la neige
Oh non j'ai plus sommeil
Je tourne comme un télésiège

Ça collait bien avec le reste, je notai sur mon bout de papier, ne restait plus qu'à mettre tout ça au propre.

M. Lardeau nous avait laissé quartier libre pour la journée en nous annonçant que le dernier soir, en plus d'une boum on pouvait aussi préparer un truc chacun de son côté, sketch ou autre par exemple, pour un mini-spectacle.
Ça avait fait ni chaud ni froid à Erwan et Antonio qui avaient rapidement rejoint la classe dans le réfectoire pour faire des jeux de société. Mais Samir au contraire ça l'avait inspiré comme jamais, il avait même tout listé dans la minute, gomina pour les cheveux, lunettes de ski et papier alu à enrouler sur nos sapes à la Kool & The Gang, chorégraphie à bosser, c'était parti dans tous les sens. Et j'avais beau lui répéter que c'était pas possible que je chante, il avait quitté la chambre sans m'écouter, à la recherche de tout le matériel.

Plus tard, alors que je me demandais où j'avais bien pu fourrer les feuilles Clairefontaine des voix dans le couloir retinrent mon attention. Deux silhouettes apparurent à la porte, Kristina me contempla aussi captivée que devant un sac de patates ou un bâton de ski, avant de faire non de la tête à Graillet, qui venait de lui chuchoter un truc. Un dernier regard appuyé, et pouf ils avaient déjà décampé, limite bras dessus bras dessous, je restai planté au milieu de la chambre déserte, mon poème pendouillant entre les doigts.

C'était pas possible ce Graillet, il serait dans mes pattes tout le séjour celui-là, de quoi il se mêlait ? Et puis c'était quoi ce non non non de la tête de Kristina ? « Non c'est pas de lui que je voulais te parler » ? « Non non Merlot en fait il est vraiment pas beau » ? C'était tellement insupportable que je finis par le coincer un peu plus tard, une fois seul, devant la porte des sanitaires. Et il n’avait pas l’air de comprendre en plus de ça.

— Mais de quoi tu me parles, on faisait le tour des chambres c'est tout.

— Pourquoi, t'avais perdu un truc ?

— Non on fait équipe elle et moi voilà. C'est pour ça on est souvent ensemble.

Souvent ensemble avec Kristina, le mec sortait ça tranquille, genre c'était la vie normale. Équipe de quoi je lui demandai finalement, il commençait à me chauffer les oreilles avec son air ahuri.

— C'est quand elle a su que j'avais voulu changer de chambre, le lendemain tout le monde en a parlé et elle est venue me voir. Elle m'a juste demandé c'était quoi ces histoires de fantôme et tout. Et quand je lui ai raconté, à la fin elle m'a juste dit : « J'en étais sûre ».

— Hein ??

— C'est pour ça on fait équipe, en plus elle elle est trop forte, elle m'a même expliqué que sa mère l'appelait souvent Tiana depuis petite, même qu'elle aimait pas ça, parce que ça veut dire fée dans son pays, mais pas une fée genre les baguettes et les robes hein, non genre qu'ont des pouvoirs mais pour de vrai.

Graillet était lancé, il me causa de leurs recherches, du chalet, et puis de la dame blanche. De ce qu'ils savaient chacun de leur côté ; des indices qu'ils avaient pu tous deux recouper. Apparemment Kristina l'avait croisée une fois dans un couloir. Et depuis elle avait peur pour toute la classe, que la dame blanche revienne une nuit pour prendre possession de quelqu'un parmi nous. Quelqu'un au hasard, et personne n'était à l'abri.

— Mais c'est quoi son pouvoir à Kristina alors, je repris sous le choc, elle.. Elle voit les fantômes ??

— Non pas seulement. Elle les voit, mais surtout elle leur parle.
 

*

 

J'avais encore les yeux perdus dans les boules à neige sur le présentoir quand Erwan me cogna du coude.

— Ramène-toi Melvil, après t'auras plus rien pour toi !

Cinq minutes plus tôt tout le monde avait entendu Nora devant une étagère appeler Karima, qui avait de son côté prévenu Myriam et Latifah, qu'avaient suivi de près Michaël, Jamel et Paola. N'était alors plus resté personne dans les rayons ; chacun à la queue-leu-leu avait sorti ses douze francs pour acheter le mini-chalet en espèce de bois-carton peint, et qui devait être le seul truc achetable du magasin de souvenirs.

En m'installant dans le car près de Samir, je lui demandai si ça allait, je l'avais à peine entendu depuis la matinée. On avait passé les étoiles à l'aube, en moins de deux heures chrono un moniteur inconnu avait expédié tout le monde sur une piste verte minus au fin fond de la station, quatre ou cinq portes à passer en chasse-neige et hop c'était plié, tiens prends ton étoile, ton flocon, ton pompon des neiges, oui oui tout le monde a gagné, allez groupe suivant merci. A croire qu'ils s'étaient passés le mot entre moniteurs du coin, y'a un troupeau de monchus archinuls, trouves y un pentu pour leur médaille que ça rempeaute tantôt les parigots

Et Samir avait même pas demandé du rab d'étoiles, genre une pour sa petite soeur ou pour  le gardien de l'immeuble, en voyant le sachet encore plein dans la main du moniteur en repartant de la piste.
A présent il avait juste posé son chalet comme les autres sur la petite tablette devant lui, je scrutai le mien en me demandant si ça pourrait coller avec ma base lunaire Lego. Genre un entrepôt pour fusée savoyarde qui transporterait de l'emmental et des bonnets, j'en étais à mettre ça en place dans mon crâne quand Samir poussa un long bâillement.

— Je suis mort moi, tu crois ce soir c'est obligé la boum ?

— De quoi d'y aller ? Bah je crois pas, mais y a le spectacle avant je sais pas trop.

En lisant mon poème au propre Samir avait finalement abandonné l'idée d'un passage sur scène, c'est trop les troubadours ton truc Merlot laisse tomber il m'avait fait en reposant ses lunettes de ski dans un soupir. A la limite un Barry White il avait retenté en parcourant à nouveau les strophes, ouais genre Barry White chante Noël.
Puis au bout d'un moment il m'avait rendu la feuille, il avait une autre idée, un truc classe selon lui, fallait juste qu'il réfléchisse. 

Pour ma part j’hésitais entre offrir le poème le soir même à la boum ou alors le lendemain ; parce que d’un côté à la boum il ferait un peu sombre pour lire mais avec la musique peut-être que ça rendrait bien, mais il y avait aussi cette histoire de fantômes, et manquerait plus que Graillet soit encore collé à ses basques à nous raconter l’histoire de sa grand-mère, voilà ça foirait tout. Mais d’un autre côté le lendemain avec RTL dans le car et tout le monde qui braillerait elle serait pas dedans non plus. Je la cherchai du regard un moment sur les places devant, ne distinguai qu’une longue enfilade de tablettes avec des chalets souvenirs posés dessus. 

Seule la place de Stéphanie Lemaitre dépareillait avec les autres, elle avait dû en acheter cinq ou six de son côté, en plus d'une pelletée de boules à neige, deux peluches et même un chamois sur un socle en bois, un truc affreux qui dépassait de son sac, je me demandai ce qui lui avait pris de prendre ça.

Après je me rappelai qu'elle avait eu de l'argent de poche à ne plus savoir qu'en faire, sa famille entière s'était certainement cotisée pour qu'elle rapporte du fromage du coin ou du chocolat suisse. Mais comme on n'avait pas pu acheter de fromage et que la Suisse on avait fait une croix dessus parce que le chauffeur du car avait encore gueulé, elle avait dû paniquer à l'idée de ne pas pouvoir claquer toute sa thune pour finalement tout miser sur la seule boutique du bled.

— Au fait t'as ramené tes feutres Lermot ? bâilla de nouveau Samir, le nez sur son chalet souvenir.

En le voyant faire tourner le truc entre ses mains, je crus comprendre qu'il y aurait bientôt un changement de look là-dedans. Style chalet funky, pourquoi pas, et connaissant Samir je le verrais même ajouter un Barry White en pâte à modeler derrière une fenêtre. 

Sûr que ça cartonnerait à la cité, il pourrait l'exposer à la maison de quartier, tout le monde voudrait le voir.

En tout cas ça l'occuperait un peu d'ici demain, et ça me laisserait le temps de me préparer.

Ça arriverait super vite, mais je serais fin prêt.


 

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