Haute-Savoie Tonight (Chap. 6) : Let's dance

Par Cyrmot

 

La tête bien droite et les yeux plissés, les bras un peu relâchés, le pas léger frôlant le sol, franchement il n'y avait rien à redire, les moonwalks de fin de chorégraphie de Yanis, Abdel et Salim était top, synchro comme jamais.
Après ils étaient aussi sapés comme des princes, Levi’s 501 nickels sur Stan smith ou Nastase, petits polos et gel dans les cheveux, ça brillait jusqu'ici sous les spots colorées, ça me sciait qu'ils aient pensé à ramener des vêtements du samedi soir à une classe de neige. Yanis avait même passé une chemise luisante ; quand tout le monde se mit à applaudir à la fin et que les lumières de la grande salle se rallumèrent, je fis une petite moue en baissant les yeux.

Sous-pull vert sur velours marron, genouillères cousues et après skis fourrés, j’avais moi plutôt des vêtements pour poser sur une boite de Puissance 4 ou de Badaboum plutôt que pour mettre le feu à une soirée discofunk.
Quant à mes pas de danse n'en parlons pas, dès les premières notes d'Upside down dans la salle de nouveau éteinte, je sentis rapidement que mon groove d'éléphanteau ne tiendrait pas longtemps le rythme. Une grosse pétarade surgit peu après, Let's dance ! crièrent alors toutes les enceintes avec poigne et autorité.
On aurait cru à une rangée de colonels beuglant des ordres à toute la classe. J'avais vu le clip un soir avec ma grande sœur, je me rappelais pourtant que le chanteur lui ne bougeait pas son cul de tout le morceau ; j'aperçus Kristina à quelques mètres, je bricolai alors une espèce de trottinement boiteux dans sa direction, puis fit mine de m'intéresser à autre chose, les mains battant la mesure dans mes poches moites, et l'air totalement absorbé par la piste.


Je fis whoooouu avec tout le monde quand M. Saillard rejoignit les élèves, je fis même woouuaais, bien que plus mollement, quand le même Saillard s'essaya à une sorte de breakdance étrange et pas du tout en rythme au milieu de la chanson.

Quand après un Culture Club vite expédié, où j’avais passé trois minutes non loin de Kristina à faire du vélo en l’air avec mes coudes, j'entendis plusieurs oh noon !!.. fusant ici et là, et puis comme une paralysie momentanée qui venait de se poser sur tous les crânes alentours.

Your eyes… … opened wide .. marmonnèrent les enceintes après quelques notes de synthé. La piste fut rapidement clairsemée, les chaises précipitamment occupées.

Je pus donc facilement le voir venir de loin. Levi's-stan smith-petit polo N°2, Kader himself, qui marchait vers Kristina d'un pas décidé. Je l'observai la bouche sèche, jetai un œil sur Kristina, planté dans mon sous-pull au milieu de ce slow du film La Boum 2 qui montait tout autour de nous. Je le connaissais un peu Kader, rien d'un chevalier poète, si ça se trouve il avait juste fait plouf plouf dans sa tête pour choisir une fille à inviter sans autre forme d'hésitation. Ne lui restait plus que quelques pas, Kristina ne bougeait pas d'un cil, quant à moi je n'avais plus aucune pensée.


 

Erwan me l'avait confié un jour, fallait que j'arrête avec le robot en smurf j'étais vraiment trop nul ; malgré tout ce fut bien en mode automatique que je traversai les secondes suivantes, tout comme sortirent mécaniquement ces quelques mots de ma bouche.

—Tu. Veux. Bien. Danser. Avec. Moi

Voix d'horloge parlante, prestance de boîte à outils, marche de caisson ; un couplet plus tard pourtant, le souffle court, je poursuivais mon slow de robot tout en reprenant peu à peu mes esprits au milieu de la piste.

Elle avait dit oui, je ne comprenais plus trop où j'étais, elle avait dit oui, enfin même pas, elle avait à peine acquiescé, sans émotion apparente, puis elle m'avait accompagné comme si tout cela était parfaitement normal, comme lorsqu'on rentrait en classe en rangs deux par deux le matin. Nous n'étions pas nombreux à tourner sous les spots multicolores, je ne reconnaissais personne, ne cherchais d'ailleurs personne, je devinais juste la tête interloquée de Kader, qui devait avoir l'impression qu'un fantôme en sous-pull et après-skis venait de lui passer dessus.

Je tenais Kristina comme un carton fragile, à bout de bras, tout raide, craignant qu'elle ne m'échappe des mains ; le petit miracle allait peut-être bientôt s'évanouir. Kristina releva la tête à plusieurs reprises mais je ne réagis pas tout de suite. Je me demandais seulement si je pourrais lui glisser mes premières rimes dans le creux de l'oreille, au milieu des complaintes du chanteur et des boucles de synthés.
Ce fut seulement quand elle se figea que je compris : le milieu du refrain restait bloqué sur les mêmes paroles. C’était pas possible. il n'y aurait peut-être qu'un seul disque rayé de toute la soirée je songeai alors, il fallait évidemment que ça nous tombe dessus.


La musique s'arrêta totalement, sous les woouuh de la classe tout autour. Je retins machinalement Kristina, mais elle semblait déjà absente, visiblement préoccupée par quelque chose.
Un double woouhh général monta peu après, lorsque ce furent maintenant tous les spots qui s'éteignirent, je sentis ses doigts se contracter d'un coup sur mes épaules.


Des rires, des voix superposées, quelques sifflets jaillirent d'un peu partout dans le noir, peu après M. Saillard réclama le calme et nous demanda de ne pas sortir, qu'il allait rapidement régler les choses.

— Ben oui on va pas sortir fit une voix forte, reconnaissable entre toutes, il a cru on allait faire de la luge en pleine nuit.

— Déjà en plein jour tu sais pas en faire alors, lança alors Jamel, que je reconnus aisément malgré l'obscurité.

— D'où je sais pas en faire reprit tout de suite Bruno à travers les rires, demain on fait la course devant le car je vous prends tous moi

Mes yeux m'habituaient peu à peu à la pénombre, je perçus un peu mieux Kristina, toujours cramponnée à mes bras, qui tournait la tête de tous les côtés.

 — T'as même pas de luge déjà, elle est pourrie ta course. Moi demain direct je monte dans le car, j'en peux plus de la neige et de leurs fromages.

Une espèce de veilleuse au-dessus de l'entrée du couloir éclairait faiblement un petit bout de la grande pièce, la pénombre recouvrait tout le reste. Je restai sur place sans rien dire, immobilisé par la poigne soudaine de Kristina.
Comme si elle cherchait à m'empêcher de partir.

Ou peut-être juste à me protéger.

 — Ouais moi aussi, fit une autre voix, je veux trop rentrer à la cité, y'a que lui avec sa luge qui veut encore traîner dans les montagnes.

— Ah mais moi demain je rentre les après-skis je les brûle

— D'où tu les brûles, genre t'as une cheminée dans ta chambre.

— Eh mais ça se fait pas de brûler des chaussures, y a des pauvres sur terre et tout, ils les aimeraient bien eux.

— Et tu vas faire quoi, tu vas les envoyer en Afrique tes après-skis ?

— Mais n'importe quoi y a des pauvres aussi en France, le clochard de la place du marché déjà, moi je vais lui donner c'est sûr.

— Même le clochard il en voudra pas de tes pompes t'as rêvé.

— N'importe quoi lui, le... Eh... Eh mais monsieur !... Monsieur, c'est quoi ça ??


 

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Gracchus Tessel
Posté le 26/08/2023
Ha ha ha, mais quel régal vos histoires! Et quel sens de la formule! Vous arrivez bien à faire revivre ces scènes (et je me revois en classe de ski en 6e, personnellement) et je trouve que votre tirade sur les pisteurs était excellente (dans un chapitre précédent). C'est un récit prenant, bien rythmé, touchant et avec beaucoup d'humour!
J'ai hâte de lire la suite! C'est un texte de grande qualité!
Cyrmot
Posté le 26/08/2023
Bonsoir!
Merci pour ce mini shoot de dopamine, c'est aussi touchant, enfin non, c'est vivifiant et stimulant ces commentaires, vraiment, merci beaucoup!
Ah oui qu'est-ce qu'on a pu me faire suer avec les pisteurs, bon on touche bientôt à la fin !!
Merci encore ;)
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