Heures de colle
Après l'Extinction, le Nord, insatisfait de sa récompense pour sa participation à l'évincement de Hêtrefoux, encouragea le Sud à se joindre à lui dans une guerre désespérée contre l'Einhendrie. L'Opyrie, consciente de son infériorité et soucieuse de gagner les faveurs de sa puissante voisine, se retira rapidement de la rébellion. Le Mikilldys, en revanche, ne lâcha pas prise.
Les soulèvements furent nombreux, s'étalant sur des siècles, de plus en plus violents. Une révolte atteignit même la frontière ; ce fut la dernière et la plus sanglante. Le Mikilldys ne perdit pas seulement la fatale bataille de Glingen, mais aussi la majorité de son peuple, son indépendance, ainsi que ses richesses. Sa lignée royale périt avec Tömörr, l'ultime souverain mikilldien, décapité en combat et dépourvu de descendance.
Appauvri, sans roi, sous-développé et mis à ban des Troyaumes, le Nord fut contraint de céder sa régence aux familles de Blodmoore et de Hormont.
Les mines de fer mikilldiennes contribuèrent au perfectionnement de l'armement des duchés de l'Einhendrie du nord.
Ces nouvelles réserves furent épuisées au bout de trois siècles.
Ces phrases, retenues des feuillets lus durant la nuit, flottaient pêle-mêle dans son esprit alangui. À son réveil, l'éclat matinal foudroya ses pupilles élargies, tandis que la réalité la frappait de plein fouet. Eleonara remarqua que Sœur Melvine la secouait énergiquement.
— Le jour pointe ! Lève-toi ; le retard ne pardonne pas !
Le livre d'Histoire. Le monastère. La chambre de Melvine. Sa poisse.
Sans piper mot, Eleonara s'enfuit en trombe et alla se vêtir dans son dortoir. L'automatisme de contrôler sa touaille lui revint en enfilant sa guimpe. Elle n'en revenait pas : elle s'était endormie dans la chambre de la Chouette et rien ne lui était arrivé. Elle vivait, le plafond ne s'était pas effondré, tous ses membres répondaient et son foulard ne s'était pas décalé d'un pouce. Voilà qui vérifiait la théorie du ricochet de l'infortune sur l'infortune ! Une belle découverte, même si s'endormir en plein camp ennemi avait été de mauvais goût.
Après une galopade sauvage dans les corridors vides et les escaliers en colimaçon, les lectrices de nuit arrivèrent juste à temps pour les laudes, essoufflées et empourprées dans leurs robes fraîchement lavées.
À partir de là, la journée prit son cours habituel, jusqu'aux dernières heures de l'après-midi.
Durant la période d'éthique, alors que Sœur Rosemonde critiquait les rites funèbres des Opyriens, Eleonara profitait des caresses des langues rougeoyantes du coucher de soleil. Comme elle aimait s'asseoir à l'écritoire du fond, à côté de la fenêtre, pour changer ses moments d'ennui en douces rêveries ! Les voix des professeures se diluaient avec les contours des grimoires, des plumes taillées et des encriers mi-pleins, tandis que la fenêtre, ouverture sur l'imagination, s'éclaircissait toujours plus. Depuis son poste favori, l'elfe se laissait bercer par le chant des oiseaux, le tendre râle de la mer, les huées du vent. Elle pensa à ce qu'elle avait lu le soir précédent sur les oiseaux messagers du Nord. Les Harpies ne migrent pas et n'apprécient pas la chaleur.
Il lui arrivait parfois de surveiller les moines armés qui suivaient leur entraînement à l'extérieur, profitant de la clémence de l'été. C'était un entraînement rude, très rude. Entravés du poids de leurs armures, ils couraient d'un drapeau à l'autre, évitaient des obstacles tranchants, combattaient les mains attachées, rampaient sur de longues distances et coulaient l'intégralité de la bibliothèque dans leurs cerveaux. Le Don'hill n'apprenait pas la maîtrise de l'épée ou l'adresse au combat, car on estimait que les recrues y excellaient déjà. Sa vocation : engendrer une élite aussi infatigable et endurante que rusée et cérébrale. La Confrérie n'était pas une masse impersonnelle attitrée à un commandant ; elle suivait évidemment des ordres, mais réfléchissait par elle-même. L'initiative, la stratégie, la débrouillardise, le tact... ces qualités devaient figurer chez chacun d'entre eux. Après tout, au-delà des frontières, ils n'affronteraient pas des bêtes hideuses, mais des adversaires bien plus subtils : les cultures étrangères. Un individu qui se maîtrisait et qui maîtrisait les autres en toutes circonstances, voilà à quoi équivalait un moine-soldat digne de ce nom.
À la conclusion de sa formation, chaque Frère bénéficiait d'une déférence largement méritée. Le peuple levait les yeux vers les moines sous la bannière grise, sources de sécurité et symboles de la mainmise de l'Einhendrie sur les Troyaumes.
Il y avait toutefois un revers à la médaille : l'apprentissage des Frères les endurcissait corps et âme. Ils souffraient, accumulaient les crampes, perdaient espoir devant les connaissances, les qualités et les sacrifices requis. Beaucoup abandonnaient et rentraient chez leurs parents, un baluchon au bout d'un bâton. Tout cela pour dire que, d'un point de vue externe, les activités de la Confrérie avait de quoi entretenir.
Épier la patrouille en herbe sans offenser les enseignantes demandait de la finesse ; il fallait singer un intérêt ardent pour le sujet traité et se contenter de brefs coups d’œil vers l'extérieur. Une oreille en alerte, Eleonara gardait aisément le fil des discussions. Sauf ce mardi-là, car ce qu'elle vit par la fenêtre lui colla le nez à la vitre.
Dans les hautes herbes, un essaim aux épaulières luisantes oppressait un homme en le poussant et en le bousculant. Immense au milieu de ses camarades, celui-ci ne répondait aucunement ou à peine aux attaques, pareil à un pilier de glace. L'ex-Sylvain. À la périphérie du cercle, son pauvre et fidèle adjuvant Agnan, fin comme un auriculaire, abattait furieusement un boulier sur la tête des assaillants, entêté de lui venir en aide.
Lorsque les cris guerriers et les injures culminèrent, le cours d'éthique se suspendit le temps qu'une Sœur Rosemonde excessivement exaspérée allât crocher les volets. Eleonara la regarda faire, déçue : elle s'était réjouie de suivre l'évolution de la bagarre. Cet étrange jeu était-il compris dans l'instruction militaire, ou s'agissait-il simplement de harcèlement ? Trop curieuse pour se concentrer sur la thématique de la leçon, la jeune elfe ne tenait plus en place sur son tabouret, plus d'humeur à préférer les empoignades que les faces burinées des oratrices.
Bientôt, elle vit son vœu de distraction exaucé, car le vent, en complice invisible, décoinça un volet. La vue sur la cour s'offrit à nouveau.
En bas, la scène n'avait pas changé, mis à part deux éléments. De un, Sgarlaad repoussait stoïquement le crâne d'un opposant tenant à lui foncer dessus comme un taureau. De deux, Agnan gisait à même le sol, assommé par son propre bouclier.
Le vacarme, ricochant sur les façades des bâtiments de plus en plus fort, se distinguait de mieux en mieux :
— Bats-toi, espèce de blaireau ! T'es une poule mouillée ou quoi ?
À nouveau, Sœur Rosemonde accourut à la fenêtre. À l'instant où elle l'ouvrait, un écho ferme, dénué de tout intérêt mais lourd en accent, se faufila dans la salle de cours :
— Je suis confus. Si je suis déjà un blaireau, je ne peux pas aussi être une poule.
Eleonara sentit un coin de sa lèvre la chatouiller ; elle pouffa doucement dans sa manche, avant de se souvenir que c'était Sgarlaad qui venait de parler.
— Baissez le volume, bande de carcasses ! hurla la vieille Rosemonde à pleins poumons, avant de claquer la fenêtre.
Le cours reprit, sans pourtant empêcher une certaine élève de guigner dehors. Sgarlaad maintenait encore son calme de titan, mais les chamailleries s'échauffaient : on essayait de le mettre à terre. Le Mikilldien refusait de se battre ou de se défendre, alors qu'il lui suffisait de déplier un bras pour heurter ses agresseurs. Pourquoi ? Il fallait être sot pour encaisser les coups sans riposter. Agnan avait découpé un cordage à la seule aide de ses dents et Sgarlaad pouvait actionner un moulin, nom d'un chien !
Asséné de coups de pieds et de genoux, Sgarlaad finit par se plier et choir avec une grimace contractée. « Même le plus grand arbre est sensible aux coups de hache », philosopha Eleonara, sans quitter la querelle des yeux.
Ce qui choquait le plus, à côté de la passivité de la victime et de la violence des offensives, c'était bien le comportement du sergent chargé de supervision. À deux pas de la scène, Sergius de Blodmoore plaisantait avec Errmund, les bras croisés, un faucon sur son épaulière en cuir, à croire que le spectacle se justifiait par une plage de « détente ».
À la fin de ce qui semblait une conversation amicale, le sergent, jeune malgré ses cheveux hirsutes et son échine recourbée, fit un signe mou à ses élèves, qui lâchèrent leur bouc émissaire. Sgarlaad était enfin libre de rajuster son haubert détaché et de se relever.
À la reprise des exercices plus sérieux, Eleonara reporta son attention sur la leçon d'éthique. Entre les cognements d'épées, la sueur et les mannequins d'entraînement, elle venait d'apercevoir l'Opyrienne, occupée à appuyer un sabre sur une meule d'affûtage.
Découvrant une forme ossue et menaçante érigée devant son pupitre, l'elfe avala un hoquet de stupeur.
— Aimes-tu les bidets, Sœur Bronwen ? grinça Sœur Rosemonde, les mains sur les hanches, avec une expression offusquée qui additionnait une trentaine d'années à son âge avancé.
Eleonara referma la bouche à la manière d'un poisson rouge. Elle ne comprenait plus rien à rien. Comment était-on passé des coutumes funèbres opyriennes aux bidets ?
— J'espère pour toi, enchaîna la supérieure de sa voix discordante, car, félicitations, tu as décroché une nuit à ramasser les montagnes de crottin aux écuries ! Que cela t'apprenne à dignement honorer mes leçons !
Eleonara rougit jusqu'aux pointes de ses oreilles. Les écuries ? Depuis quand les nonnes envoyaient-elles les novices dans un milieu réservé aux convers et aux moines-soldats ? Ne risquerait-elle pas une mésaventure ? À en juger la hauteur qu'avaient pris les sourcils de Melvine, celle-ci se faisait la même réflexion.
Aux premiers rangs de la classe, Sœur Agnieszka et son clan ricanèrent méchamment.
***
Le souffle nocturne serpentait, chassant les brins de paille tombés dans les allées des écuries. Une fourche à la main, Eleonara balançait les tas lourds et malodorants dans une brouette à la roue cabossée. Mis à part elle et les chevaux, il n'y avait heureusement personne. Elle avait bien choisi son heure ; si elle se dépêchait suffisamment, elle s'éclipserait ni vu ni connu.
L'atmosphère n'était pas détendue pour autant. Voulï, le poney d'Agnan, avait couché ses oreilles touffues dès son arrivée et les autres équidés n'avaient pas tardé à l'imiter. Ils détectaient une odeur signifiant danger, une senteur non-humaine qui les contrariait.
Visitant chaque stalle à contrecœur, l'elfe consacrait la majeure partie de ses efforts à ne pas être mordue ou piétinée. Un coup de queue en pleine figure, un orteil en poudre, ce n'étaient que les détails.
— Lâche-moi ! Aïe !
Voulï l'avait attrapée à l'avant-bras et pinçait, pinçait... Eleonara n'osait pas retirer son bras, de peur de perdre un bout de peau. De douleur, elle jura à voix basse. Le poney la regarda droit dans les yeux, machiavélique, puis la mordit à pleines dents.
La chair craqua ; Eleonara se débattit et parvint à récupérer son bras, violet et empreint d'incisives.
Si elle croyait essuyer sa peine vite fait bien fait, elle se trompait. Elle n'avait pas vidé sa troisième brouette dans la fosse à fange qu'elle avait presque plus de bleus que de taches de rousseur.
La nuit s'annonçait éprouvante.
À mi-chemin de son désagréable devoir, Eleonara s'octroya une pause en s'appuyant un instant sur sa fourche. Le dos, la nuque et les bras endoloris, elle pestait contre les convers – dont Agnan – qui, ayant entendu parler de son châtiment, avaient décampé sans se soucier de compléter leurs tâches. La sueur gouttant sur son front, elle avait retroussé ses manches et le bas de sa tunique afin d'éviter de se salir. Combien de stalles restait-il à faire ? Elle avait arrêté de compter ses allers-retours entre la fosse à fange et l'écurie. Elle n'en pouvait plus, le travail dépassait la capacité d'une seule personne qui, de plus, peinait à respirer. L'air était si chargé d'impuretés qu'il en devenait épais et opaque.
Les yeux en croissant de lune, Eleonara s'encourageait mentalement à reprendre, quand sa vue se brouilla et sa tête roula de côté. Elle se serait endormie pour de bon, si un claquement ne l'avait pas secouée.
Entre sommeil et réalité, la jeune elfe discerna une silhouette se détacher des ombres. Une crinière châtain clair se devina à la lueur des torches. « Lui ! » se dit-elle avec horreur.
Sgarlaad s'était figé au pas de la porte à vantaux et paraissait avoir oublié dans quelle direction il devait se rendre. La présence d'une collectrice de crottin le prenait clairement au dépourvu. Pour tout geste, il se mit à la mesurer de ses petits yeux en fentes, la moitié de sa face couturée effacée par l'obscurité.
Eleonara se redressa et cessa de bâiller. Elle avait envie de courir se cacher. Seule et sans défense face un Sylvain, au milieu de la nuit. Était-ce la poisse de Melvine qui frappait ?
De son vivant, la Dame avait certainement maîtrisé une panoplie de techniques contre les Sylvains, comme celle de lire dans les pupilles et les mares sans fond des humains. Hélas, sa petite Elé n'avait jamais été capable de soutenir un regard assez longtemps pour y creuser, s'y plonger et fureter dans l'esprit des gens. Même si elle avait acquis ce talent, Eleonara n'aurait pas su l'appliquer sur Sgarlaad. Ses paupières s'étiraient tellement qu'il était difficile d'y deviner la plus flagrantes de ses émotions.
Ses yeux clairs sciaient cependant tout ce qu'il examinait ; face à lui, l'elfe se sentait dangereusement à découvert. Avec l'impression d'être dévisagée telle une criminelle, Eleonara se demanda si le Nordique n'essayait pas de lire dans ses yeux à elle et craignit que son déguisement religieux se désintégrât.
Comme le silence à l'écurie s'appesantissait, elle balbutia :
— J'assume mes heures euh... supplémentaires.
Son bredouillement ne suscita aucune réaction. Sgarlaad paraissait attendre quelque chose ; la permission d'entrer par exemple. « Bah ! Il vaut mieux qu'il garde ces distances, lui et son penchant pour les prénoms pervers », pensa Eleonara.
— Où est Agnan ? s'enquit-elle.
Distrait, Sgarlaad guetta le dehors avant de se baisser pour passer l’encadrement. Ignorant l'elfe, il lança du foin et vida un seau de graines par-dessus l'enclos de son cheval gris, puis d'une bête noire qui mesurait plus de six pieds au garrot. Ce devait être un cheval nordique : disproportionné à la taille de sa stalle, il se cognait aux parois, au plafond et manquait d'abattre les divisions en bois. À qui appartenait-il ?
— Agnïnwur dort à l'étable, finit par dire le Mikilldien en pointant vers les pyramides de foin au fond de l'écurie. Il veut savoir si c'est plus confortable qu'ici.
Les mots s'échappaient si difficilement de la bouche de Sgarlaad que même Eleonara et son ouïe aiguisée avaient de la peine à déterminer si cela était dû à du mépris, à de l'arrogance ou à la bêtise. Elle se cala sur la troisième hypothèse, avant de revenir sur sa conclusion ; Sgarlaad devait être aussi réservé qu'elle. Ne se considérant pas particulièrement écervelée, elle prit note : le mutisme d'un humain ne fonde pas sa stupidité.
Elle reporta son attention sur la montagne de fois, là où Agnan aurait dû se reposer. Alors comme ça, pendant qu'elle se salissait, transpirait et esquivait les coups de sabots, il paressait ? L'idée lui tordit les intestins.
Comme l'avait signalé Sgarlaad, les Nordiques dormaient avec les chevaux, contrairement aux Frères einhendriens et à Sebasha qui avaient droit à leurs propres appartements. Le Don'hill avait décidément sa propre façon de rappeler la place de chacun.
Ayant échangé sa fourche contre un balai, l'elfe épia furtivement Sgarlaad par-dessus son épaule, tout en apparentant de déblayer le couloir. Il flattait l'énorme cheval noir avec tant d'attention qu'Eleonara tiqua quand il se retourna sans crier gare. Le manche du balai lui glissa des mains et tapa mélodieusement sur la terre battue.
Paniquée, elle s'empressa de le ramasser.
— Euh... il est à vous ? Le cheval, je veux dire.
Eleonara goba une bouffée d'air et de poussière. Un jeu d'ombres fonçait l'orbite droite du Nordique. Non, il avait un œil au beurre noir. Sa paupière droite avait gonflé au point de lui couper la vision.
— Ujië n'est pas à moi. Je remplace son propriétaire.
Sgarlaad marqua une pause avant de marmonner un ton plus bas, comme pour lancer une malédiction. Sa voix s'était aggravée, ses yeux plissés, ses lèvres affinées. Eleonara n'en saisit que « trop occupé », « lèche-bottes » et « pourriture de Blodmoore ».
Le Nordique se dépêcha de regagner une attitude distante et presque insouciante. Il se prit à arracher les échardes d'une poutre de bois.
Regrettait-il son accès de colère ? Tout bien considéré, en tant que « fidèle citoyenne einhendrienne », Sœur Bronwen avait théoriquement le droit de le dénoncer pour blasphème ou usage potentiel de dialecte.
Eleonara y songea un instant, avant de le retirer de son esprit. À quoi bon rapporter ? Les humains n'avaient pas besoin d'une raison pour se quereller. Aussi décida-t-elle de mettre sa position au clair. Elle haussa les épaules. « Leurs petits conflits ne me font ni chaud, ni froid. »
En réalité, un plan germait dans sa tête, un plan qui exigerait maints efforts de sa part. Si elle parvenait à structurer un dialogue avec Sgarlaad, elle pourrait creuser les origines de son goût pour les noms horripilants, ainsi que lui soutirer des informations sur la Sylvanie. Il faudrait faire attention. Un ex-Sylvain, ça restait un Sylvain.
La partie commençait bien. Tout là-haut dans l'ombrage du plafond, une lentille grise soutenait son regard. Signe qu'elle méritait son attention ?
Quoi qu'il en fût, il ne fallait pas se relâcher.
— Vos médisances contre les sergents ou l'Einhendrie, ça m'est fichtrement...
Elle déglutit, rattrapée par sa nervosité naturelle.
— Fichtrement égal.
Les longs doigts du Nordique se détendirent sur le rebord de la stalle. Il eut l'air de réfléchir, puis sa voix, émanant d'une cavité profonde, énonça :
— Pourquoi tu dis ça ?
— ... Parce que c'est la vérité.
Son œil au beurre noir, sa barbiche ébouriffée, ses joues trouées, son grand corps exténué ; pour une raison ou une autre, Eleonara se disait qu'il devait y avoir des tueurs d'elfes bien plus impressionnants que lui.
Sgarlaad voulut s'éloigner. Eleonara laissa échapper :
— Pourquoi vous attaquaient-ils ?
Il s'arrêta ; elle reformula :
— Les moines armés. Pourquoi s'en prenaient-ils à vous cet après-midi ?
De dos, avec sa cape ample comme un rideau, l'ex-Sylvain avait l'air d'une statue, d'un pion de la Place des Échecs. L'elfe crut d'abord qu'il éluderait sa question ou qu'il la repousserait, mais il y répondit, quoique sans se retourner.
— Le sergent de Blodmoore tenait à simuler la mise à mort d'un Barbare.
Il y eut un silence.
— Pourquoi ne vous défendiez-vous pas ?
L'elfe l'avait dit d'une voix de souris, mais cette fois, le Mikilldien fit volte-face. À la vue de son visage sévère, l'elfe avala sa salive. Il était mal de poser autant de questions, elle le savait : la Dame le lui avait souvent reproché.
— Le Don'hill accepte pour la première fois les étrangers, déclara doucement Sgarlaad, ses sourcils clairs formant une ligne horizontale parfaite. Je ne perdrai pas ma place pour le simple plaisir d'une riposte.
Il plaqua son poing fermé contre sa clavicule et lui souhaita bonne nuit, après quoi il pivota sur ses talons comme pour quitter l'écurie. Eleonara serra les poings. Si elle voulait connaître la vérité derrière le nom « Bronwen », c'était maintenant où jamais. Elle se redressa, gonfla ses poumons... et éternua. Entourée de foin, de paille et de poussière volante, il n'y avait pas moyen d'apaiser ses allergies.
« Allez, ne tourne pas autour du pot », s'encouragea-t-elle. Sgarlaad n'avait pas encore franchi le seuil.
Plaçant son index sous son nez, Eleonara laissa libre cours à un torrent de mots :
— Queskivousapridemapelerbronwen ?
Elle devint presque immédiatement écarlate. Agacée, emportée, elle avait crié, baragouiné, et sa voix, inhabituée à une telle vitesse et à un tel volume, avait craqué, donnant naissance à un piaillement de fillette. Le pseudonyme « Bronwen » la blessait et la dérangeait bien plus qu'elle ne le croyait. Ce prénom marquait une nouvelle rature sur sa page blanche.
Unissant ses sourcils sur son grand front plissé, Sgarlaad se retourna lentement. Il cligna d'un œil – le second étant tuméfié – et se gratta la barbiche.
— Il te fallait un nom, alors je t'en ai donné un.
À l'intérieur d'elle-même, Eleonara s'agitait. À l'extérieur, elle fronçait le nez et rentrait le ventre avec une mine pitoyable. Toutes les veines sous la peau de son visage avaient accéléré le courant. Un conflit d'intérêts tempêtait en elle : d'un côté, sa réserve lui interdisait de s'exprimer ; de l'autre, sa curiosité la poussait à creuser l'affaire.
— Oui, se força-t-elle à dire comme si émettre un son l'écorchait. Mais pourquoi Seins B... ?
Rouge pivoine, elle s'étouffa comme s'il s'agissait d'une obscénité. Si seulement elle avait pu s'évaporer à l'instant !
Sa question tira l'ex-Sylvain de son impassibilité. Ses lèvres s'étirèrent, mais pas en sourire. Ce sourire-là se courbait vers le bas.
— Je... ce n'était pas pour me moquer de toi, assura-t-il. Je croyais te rendre service. Il n'y a pas que la traduction littérale, tu sais.
« Pas que ? » s'horrifia l'elfe. Et c'était quoi, la vraie signification ? Vache à lait ?
Sentant la sueur naître à la racine de ses cheveux, elle se réfugia derrière son voile, cet écran qui avait pitié de ce qu'elle ressentait : un mélange de honte mortelle, de confusion et d'autre chose qu'elle ne réussissait pas à identifier. Était-ce ce qui arrivait quand on s'exposait trop à des Sylvains ?
— Tu as saisi mon intention de travers, réprouva Sgarlaad, son visage prenant une allure de masque de plâtre criblé de partout. Il existe plusieurs interprétations pour ce prénom, pas faciles à traduire pour moi. Celle à laquelle je pensais se rapproche de pure de cœur, ou quelque chose de similaire. Tu comprends ?
— Pure de cœur ? murmura Eleonara, la face en feu et la nausée à la gorge.
Elle ne saisissait pas bien pourquoi, mais elle se révulsait. Elle voulait s'enterrer, s'enfouir, s'engouffrer là où personne ne la verrait.
Pendant qu'elle tirait des têtes abominables, le Nordique se faisait violence pour s'expliquer distinctement dans une langue qui n'était pas la sienne.
— Agnïnwur m'a souvent parlé de toi. Selon lui, vous êtes comme frère et sœur.
Cette tentative pour détendre l'atmosphère échoua. L'intérêt dans sa voix déstabilisa Eleonara : de quoi voulait-il s'assurer ? Voyait-il leur proximité d'un mauvais œil ? Et tout d'abord, quel lien avait-ce avec la polémique Bronwen ? Cherchait-il à changer de sujet ?
Frère et sœur. Bondir à d'aberrantes conclusions, c'était du Agnan tout craché. Depuis qu'elle l'avait tiré des griffes des braconniers, Eleonara n'aurait pas été étonnée d'apprendre qu'il la tolérait, mais la considérer comme sœur ? Elle ne voulait pas de frère ; son expérience se rapprochant le plus d'une liaison fraternelle avait impliqué l'ignoble Dalisa.
Loin de se douter de ses spirales méditatives, Sgarlaad sut pourtant y mettre fin.
— Par ce nom, Bronwen, je voulais te remercier. Je me rends compte qu'il aurait été mieux que je m'exprime de façon directe.
Deux soucoupes rondes et une face dépitée, voilà à quoi se résumait l’expression d'Eleonara.
Sgarlaad voulut reculer pour s'appuyer à une poutre avant de remarquer qu'il y était déjà collé.
— Agnïnwur était très seul en Einhendrie avant de te rencontrer, avant que tu ne l’accompagnes jusqu'à Terre-Semée. Il était seul et tu l'as accepté sans préjugés, sans le traiter de Barbare. Tu as mis sa vie avant la tienne pour le sauver des chasseurs de nuit. Sa vie à lui, un Mikilldien. Et ça, venant d'une Langue Alanguie, c'est extrêmement rare.
Le pourpre s’estompait peu à peu du visage sous le voile blanc.
Sgarlaad avait la voix d'un conteur. Quand elle heurtait une note basse, elle vibrait et donnait des frissons. Elle pouvait passer du parlé au murmure et du murmure au râle, sans jamais se détacher de sa douceur. De sa douceur ou de sa tristesse.
Eleonara pressa ses genoux nerveux l'un contre l'autre. Un tueur d'elfes l'avait rebaptisée. Un tueur d'elfes s'était excusé. Un tueur d'elfes l'avait remerciée.
C'en était trop.
Traversée par mille contradictions, elle laissa tomber son balai et s'enfuit en courant.
Elle alla se coucher sans avoir tiré les oreilles d'Agnan. Au moment de souffler la bougie de sa chambre pourtant, elle regretta amèrement sa hâte.
En tout cas, ça a l'air de toucher Elé, ce qui n'est pas si facile !
La "place" des Mikilldiens m'a émue, moi aussi : tu parles comme ils sont admis ! Pauvre Sgarlaad.
Du coup, la place de Sebasha est encore plus intrigante, puisqu'elle n'a pas l'air de subir le même traitement... Serait-elle réellement protégée par l'Abbé ?
En tout cas, je continue encore et toujours à me régaler.
En effet, tout comme Eleonara, les Nordiques se trouvent également dans une position d'"infériorité" et mine de rien, ça aide à tisser leur lien.
C'est juste, Sebasha a une position différente; comme tu as fini le tome 1, peut-être as-tu déjà relevé des indices; la réponse explicite viendra dans le tome 2 ;)
Alors, j'apprécie toujours autant l'ambiance du monastère. Cependant, même si en lisant la totalité du chapitre, je vois où tu veux en venir avec le déroulement des évènements, j'ai un peu l'impression que ce passage de l'aventure tire un peu en longueur.
Après j'ai adoré ce moment d'émotion à la fin du chapitre où à la fois Sgarlaad et Eléonara sont extrèmement touchants de maladresse et de sentiments mal gérés ^^<br />Pour moi, c'est le moment fort du chapitre, à mettre en valeur plus que le reste.
Deux expressions m'ont fait tiquer pour finir :<br />- "baisser le volume"=> c'est bête mais ça me fait penser à la télé ou à la radio<br />- "la chair craqua"=> je comprend l'idée que tu veux faire passer mais pour moi le "craquement" n'est pas aproprié pour la mollesse de la chair.
Voilà ^^
Tu sais que ce chapitre était encore plus long de base ? Heureusement que je l'ai condensé, sinon tu te serais edormie xD Donc, si j'ai bien compris, ce sont plutôt les passages avant celui de l'écurie qui contribuent à ce que le chapitre tire en longueur ? Merci pour ta remarque en tout cas, j'en prends note ;-)
Hahah oui j'avoue avoir énormément apprécié écrire la fin du chapitre où tout le monde est super gêné ! Du coup, si tu as trouvé Sgarlaad et Eleonara touchants dans ce passage, je suis comblée !
Aïe! Baisser le volume ? Mais comment j'ai pu poser ça dans un contexte médiéval et me dire que c'était une bonne idée? Je l'ai remplacé par "La ferme!", ça fait aussi l'affaire :D Même chose pour "craquer", j'ai reformulé la phrase :)
Merci de suivre aussi fidèlement mon histoire ainsi que pour tes remarques constructives, ça m'aide beaucoup!
Je mettrai la suite demain ;)
à bientôt et bonne semaine !
Jowie